Chapitre 9

– Merde ! C’est cet abruti de Lunascura et son clan, grogna Alberto, ils devaient surveiller le fort.

Un vampire à la voix grave appela :

– Alberto ! Je sais où tu te caches !

L’intéressé répondit :

– Ta gueule !

Alberto se tourna vers Sid :

– On ne peut pas rester caché ici, ni même dans le Fort. Il n’y a rien à manger. On va sortir mais avant, on va établir une stratégie.

Le Protettore n’avait jamais eu à tuer, il était tendu. Alberto lui tapa sur l’épaule :

– Au moins, tu ne nous fais pas une crise d’angoisse.

– Je suis bien trop effrayé pour en faire une. Alberto, je n’ai jamais tué de ma vie et là, ça me semble inévitable.

Le vampire ricana :

– Personne n’aime tuer, sauf les gens comme ceux qui cernent le fort. Dans mon code d’honneur, il y a seulement trois bonnes raisons de tuer : la survie, abréger les souffrances de quelqu’un et la vengeance. Pendant les guerres, c’est une question de survie. Nous allons devoir livrer une bataille, ici-même, et si tu tues, n’oublie jamais que c’est eux ou toi. Ça fait partie de ton job de gardien de la Vallée et de chef du Conseil, mais ça ne veut pas dire que tu dois y prendre goût.

Il regardait l’Ange Noir dans les yeux, une main sur son épaule.

– Je vais me changer, je ne veux pas que Lunascura me voie dans cet accoutrement.

Il ferma les yeux et une ombre se posa sur ses épaules. La chemise perdit ses motifs hawaïens, le short devint un pantalon noir. L’ombre sur les épaules d’Alberto prit forme physique et devint un manteau noir de chef de clan vampire. L’ancien chef du Conseil sourit :

– Mon Manteau d’Ombre m’avait manqué, c’est un cadeau des fées. Seuls Lino et moi en possédions un, mais je suppose que Lino est parti avec le sien. Si on retrouve les fées, on leur en demandera un pour toi. Pour revenir à la bande d’arriérés qui nous pense prisonniers, pour établir une stratégie, il faut savoir quelles sont les armes que nous avons. J’ai mon épée et quelques grenades de Lino, mais je ne connais pas leurs effets. Et toi ?

– L’épée de Lino, des fumigènes, deux flingues aux balles en argent, mes lames rétractiles et mes chaussures piégées.

– Piégées comment ?

« Dans mon code d’honneur, il y a seulement trois bonnes raisons de tuer : la survie, abréger les souffrances de quelqu’un et la vengeance. »

Sid tapa du pied sur le sol et fit sortit la lame cachée. Alberto s’exclama, admiratif :

– On n’y avait jamais pensé ! Excellent !

Il regarda par la fenêtre et expliqua :

– Tu ne peux pas vaincre un vampire au corps à corps pour l’instant. Alors, je propose que tu sortes derrière moi et que tu canardes les hommes de Lunascura en te précipitant vers un endroit où tu peux te cacher ; pendant ce temps je couvre ta fuite et j’en profite pour régler mes comptes avec ce clan de crétins. Si pendant ta fuite tu heurtes quelqu’un, frappe-le à mains nues ou à l’épée, ou bien tire-lui dessus à bout portant. Je te retrouve plus tard.

Sid hocha la tête, stressé à l’approche de l’inévitable confrontation. Lui aussi s’habilla en tenue de fonction en remettant son manteau noir. Il proposa :

– Je peux lancer un de mes fumigènes pour masquer ma fuite.

Alberto grogna :

– À quoi bon ? Tu te prends pour un ninja ?

Sid répondit :

– Mes fumigènes ne sont pas que de simples écrans de fumée… enfin oui, mais plus puissants. Si j’en jette un par la fenêtre, tout le versant de la montagne sera sous un épais brouillard.

Alberto, sceptique, fronça le nez. La tension était telle que Sid n’en pouvait plus. Il lança son fumigène sans avertir Alberto. Le vampire sortit de la masure, suivit de l’Ange Noir. Un épais brouillard avait envahi les alentours. Alberto referma le Fort derrière eux. Sid sortit un pistolet et son épée et tira devant lui en se mettant à courir. Il espérait ne pas toucher son ancêtre dans la brume. Il heurta quelqu’un, une femme vêtue d’un manteau de vampire. Elle tenta de le frapper avec sa rapière, Sid prit de panique lui tira dans le front à moins de vingt centimètres de distance. La lame frappa le genou de Sid au moment où la boîte crânienne de la vampire explosait sous ses yeux. Le visage recouvert de sang et de cervelle, Jester tomba. Son genou blessé ne pouvait plus supporter son poids. Il tenta de se relever et parvint à parcourir avec peine une dizaine de mètres avant de retomber par terre. Il se traîna pendant un temps qui lui sembla une éternité. Il tomba sur un autre vampire, qui commença à lui donner des coups de pied dans les côtes. Furieux, Sid se leva péniblement et hurla :

Blood Sword !

La lame de l’épée de Lino eut un éclat rouge et, sous les yeux de Sid, le corps du vampire se déchiqueta, comme taillé en pièce par une arme invisible. L’Ange Noir continua à progresser dans le brouillard artificiel, tirant dès qu’une silhouette se détachait dans la brume. Il dut enjamber le corps de deux vampires qu’il avait touchés. Mais au bout de longues minutes, il se laissa tomber sur le sol. Et si Alberto ne parvenait pas à échapper aux vampires de Lunascura ? Allaient-ils le capturer ou le tuer ? Sid leva la lame draco-féerique et cria :

Screaming Fireworks !

Une flèche d’étincelles émergea de l’épée et transperça le brouillard. Sid ne put voir le feu d’artifice se lever dans le ciel, mais il put entendre la détonation puissante dont l’écho résonna dans toute la Vallée. L’épée de lumière était un bon moyen de demander de l’aide quand il était chez lui, mais il se trouvait trop loin pour que quelqu’un vivant à Capriggio ou à Saffro ne puisse la voir. Il avait donc inventé un sort sur le moment. Il tenta de ne pas s’évanouir. Il ne vit personne durant de très longues minutes. Puis, une paire de bottes à revers s’approcha de lui. Il voyait les pans d’un manteau de vampire et une lame froide tenue par une main blanchâtre. Le vampire se pencha à côté de lui :

– Je ne pensais pas que tu serais capable de tuer cinq des membres de mon clan.

Sid tourna la tête et vit un visage rond, aux lèvres larges. On aurait dit un crapaud, un crapaud blanc. Federico Lunascura ricana :

– J’ai toujours considéré Lino comme un faible, je vois que son descendant est taillé du même bois, même si je suis surpris de te voir encore en vie.

Sid tenta de lui donner un coup d’épée, mais il ne parvint pas à lever son bras assez haut pour toucher Lunascura. Il tenta ensuite de lancer le même sort que celui qui avait réduit un vampire à l’état de charpie quelques minutes plus tôt, mais son opposant lui posa la main sur la bouche. Une main sale, pleine de terre et de sang. Sid sentait le goût de la crasse.

– Tu as de la chance que Giacco veuille te tuer de ses mains, tu survivras une ou deux heures encore, soupirait Lunascura. Si ça ne dépendait que de moi, je te tuerais, je laisserais ton cadavre ici, afin que tout le monde le voie et se souvienne de la lignée de Lino comme d’une lignée de faibles.

– Malheureusement, salopard, ça ne dépend pas de toi !

La voix d’Alberto résonna dans le brouillard et un éclair blanc décapita Lunascura. L’ancien chef du Conseil des Six donna un coup de pied dans la tête tranchée du chef de clan.

– Je n’ai jamais supporté ta face de batracien et ta stupidité, grogna Alberto.

Il prit Sid par l’épaule et le porta :

– On a survécu. Ils sont morts. Et tu as tué cinq adversaires. On peut considérer que l’on a remporté cette bataille.

Sid souffla avec peine :

– J’ai vraiment tué cinq ennemis ?

Alberto, dont une des lèvres était fendue, rigola :

– Tu aurais pu me tuer aussi, tu tirais sans savoir où tu visais. Mais j’ai vu trois vampires morts par balles, plus celle dont tu as explosé le crâne et l’amas sanglant qui reste du vampire que tu as eu avec la Magie Argentée. Je sais que ce n’est pas facile de tuer pour la première fois ou même de prendre part à une bataille, tu t’es bien battu pour un novice. Il te manque bien des connaissances pour pouvoir affronter d’autres vampires à armes égales, mais je peux dire sans honte que je suis fier de toi.

« Si ça ne dépendait que de moi, je te tuerais, je laisserais ton cadavre ici, afin que tout le monde le voie et se souvienne de la lignée de Lino comme d’une lignée de faibles. »

Sid sourit et ferma les yeux. Il venait de survivre à un guet-apens tendu par les vampires de Giacco, il était juste heureux d’être en vie. Ni la douleur transperçant son genou, ni le remords d’avoir ôté la vie ne pouvait lui retirer son expression de bonheur. Alberto le traîna à travers le brouillard artificiel. Le vampire avait la main fermement cramponnée sur l’épaule de l’Ange Noir. Sid pouvait voir qu’outre sa lèvre en sang, Alberto était blessé à divers endroits de son visage. Le soleil se couchait au-dessus des Monts Sans Noms. Il n’était pas sûr de rester loin des villages avec la menace des vampires. Alberto porta Sid jusqu’à Spadina. Une rencontre inattendue les y attendait : Shadow. La Protettrice vivait à Saffro, la trouver dans le dernier village de la Vallée avant les Monts Sans Noms était surprenant. Elle se tenait debout devant une moto. Seuls les deux roues parvenait à circuler dans la Vallée. La descendante de Nox avait les bras croisés et ne semblait pas ravie d’être là. Elle avait délaissé son manteau noir au col en fourrure pour un blouson noir plus court et plus adapté à la conduite de son véhicule. Elle grogna :

– Vous êtes enfin là.

Sid était trop faible pour parler, il entendit son ancêtre répondre :

– Tu nous attendais ?

Elle prit Sid sur son épaule, l’arrachant presque des mains d’Alberto en répondant :

– Zjök a vu le petit feu d’artifice de Sidney. Devinant qu’il était en danger, il m’a envoyée voir. Comme je vous ai vus arriver, je suis restée ici à vous attendre.

Jester interrogea dans un soupir :

– Depuis quand tu as une moto ?

– Depuis le jour où je suis devenue la gardienne de la Vallée, il est plus simple de parcourir de longues distances ainsi et aussi de transporter des cadavres ambulants comme toi.

Sidney chuchota à l’adresse d’Alberto :

– J’en veux une mieux.

Alberto lui adressa un clin d’œil discret en souriant :

– Promis.

Felicia posa Sid sur l’arrière de sa moto. Elle dit froidement à Alberto :

– Je l’emmène à la Croce Nera, ses amis doivent s’y trouver. Je pense qu’un grand vampire comme toi saura trouver le chemin de Capriggio.

Elle s’assit sur son deux-roues et demanda à Jester :

– Tu es capable de tenir tes mains autour de ma taille ou il faut que je te les attache ?

Sid grogna :

– Je devrais réussir à gérer.

Shadow lui enfonça un casque sur le crâne et enfila le sien. Elle précisa :

– Si je sens tes mains se déplacer à un endroit inapproprié, je te jette en bas de la route. Compris ?

L’Ange Noir rassembla ses forces pour ricaner :

– Comme si j’en avais envie.

La moto démarra en trombe. Shadow fonça le long de la route menant au Ponte Minore, un des deux ponts reliant les deux versants de la Vallée, avec le Pont d’Argent. Ce pont était étroit, mais la jeune femme le traversa sans broncher à une vitesse frôlant les cent kilomètres à l’heure. Sur la route en direction de Capriggio, Sid l’entendit dire :

– On nous attend et je doute que ce soit l’Ancien ou Zjök, vu leurs manteaux noirs.

Sidney leva la tête et vit cinq vampires prêt à fondre sur la moto. Il ceignit fermement Shadow de son bras gauche et dégaina son épée de sa main droite. Il la pointa en direction des vampires et cria avec le peu de force qui lui restait :

Swords of Fire !

Une dizaine d’épées de feu sortirent de sa lame et foncèrent sur les adversaires faisant obstacle aux Protettori. Cela provoqua un véritable mur de flammes. Shadow accéléra de plus belle, et la moto traversa les flammes. Le manteau de Jester prit feu. Ils foncèrent à travers la Vallée tels une comète flamboyante. Shadow hurla :

– Avec les flammes de ton manteau, le carburant de ma moto va exploser et on ne peut se permettre de ralentir ! Jette ta tenue !

– Comme si j’avais assez de force !

-Soit tu le fais, soit je te laisse sur place, je suis sûre que ton cher oncle serait ravi de te récupérer dans un si mauvais état.

Sid grogna et laissa son manteau en flamme s’envoler derrière lui. Les deux Protettori continuèrent leur course jusqu’au petit sentier menant à la Croce Nera. Shadow dut arrêter sa moto, trop large pour le chemin difficile menant au bar de la communauté nocturne. Elle soutint comme Alberto le fit jusqu’à Spadina.

Une fois arrivés à la Croce Nera, Shadow posa Sid sur une table devant la clientèle du bar, toujours aussi peu nombreuse, l’arrivée de Sid ne devant pas s’être énormément ébruitée, alors que cela faisait une bonne quinzaine de jours qu’il était de retour. Cependant, les habitués qu’étaient Frasca et l’Ancien étaient présents et se précipitèrent vers le blessé. Frasca portait la même expression inquiète qu’à chaque fois que Sid se plantait une écharde dans le pied. Elle demanda :

– Que lui est-il arrivé ?

Shadow grogna :

– Des vampires, à ce que j’ai compris. Zjök a vu un feu d’artifice s’élever au dessus de Spadina, il en a conclu que Jester était en danger, et vu les événements récents, il en a déduit que les vampires étaient dans le coup. J’ai récupéré Sidney dans cet état. Alberto était aussi légèrement blessé, mais il pouvait encore marcher donc je l’ai laissé poursuivre sa route à pied. Ce qui me confirme qu’ils ont eu des problèmes avec les suceurs de sang, c’est qu’un groupe de cinq vampires a tenté de nous arrêter en dessous de Volpino.

L’Ancien tapa sur l’épaule de la descendante de Nox :

– Tu as fait du bon travail, Shadow. Demande à Camilo de te servir une chope de sa meilleure bière, nous nous chargeons du reste.

La jeune femme fusilla le vieil homme du regard et répondit froidement :

– Merci, mais je n’ai pas soif. Je rentre à Saffro. Je n’ai pas envie de rester dans un coin pendant que vous bordez votre héros.

Sid leva la voix :

– Felicia, merci de m’avoir ramené ici.

La douleur s’était calmée, il s’était assis sur le rebord de la table où Shadow l’avait déposé. La Protettrice leva le nez et tourna le dos :

– De rien, mais si Zjök ne me l’avait pas demandé, tu ne serais pas là à me remercier.

Elle quitta la pièce sans un mot de plus. Jester soupira :

– Qu’on ne me dise plus que je ne fais aucun effort.

– Ne t’inquiète pas, ça fait cinq ans qu’elle est comme ça dès que ton nom est mentionné, dit Camilo depuis son bar.

Sid se rallongea, son genou était toujours relativement douloureux.

« Je n’ai pas envie de rester dans un coin pendant que vous bordez votre héros. »

Il raconta l’embuscade des vampires à l’Ancien et à Frasca pendant que celle-ci le pansait. Il savait que la dizaine de clients de la Croce Nera écoutait attentivement ce qu’il narrait. Frasca prêta attention à sa nouvelle épée et dit avec une grimace :

– Ce n’est pas ton épée, c’est celle de Lino. Je me souviens parfaitement de cette lame.

Sid répondit :

– Je suis l’héritier de Lino et une lame draco-féerique est plus adaptée à la Magie Argentée. Je l’ai vu de mes propres yeux, elle canalise mes sorts et les rend plus précis. Mon épée d’argent est au Fort, dans la chambre de Lino, au cas où j’en aurais besoin là-bas.

La sorcière soupira :

– Donc cette légende est vraie ? Ce cinglé d’Alberto a bel et bien construit un fort aussi grand que le Palais de Treghia.

L’Ancien se caressa la barbe et sourit :

– Il est même une bonne dizaine de fois plus grand que le Palais Royal des Sorcières. Sangue me l’avait montré quand il en était le propriétaire après l’exil de Lino. C’est un véritable chef-d’œuvre qu’Alberto a fait construire.

Frasca finit son bandage et grinça :

– Et pendant tout ce temps là, tu me laissais raconter que c’était une légende.

– Tu passes ton temps à dénigrer les vampires, je comprends que l’Ancien ne t’en ait pas parlé, dit Sid.

– Alberto ne cesse d’insulter les sorcières, dit froidement Frasca.

– Mais je le fais avec raison et en connaissance de cause, dit la voix du vampire qui venait d’entrer dans le bar.

Alberto portait le manteau brûlé de Sidney sur l’épaule. Il souriait narquoisement. Il s’assit à la table de Sid, Frasca et l’Ancien. Il hurla sa commande à Camilo et jeta le manteau sur une chaise vide. Il retira également son Manteau d’Ombre d’un claquement de doigt, dévoilant à nouveau sa chemise hawaïenne. Le vampire lança aussi son épée sur la chaise vide et posa ses pied sur la table :

– J’ai profité de notre petite mésaventure pour observer Jester. Et c’est non sans fierté que je vous annonce: c’est déjà un excellent combattant, mais vous étiez déjà au courant de ses capacités. Cependant, il ne lui manque qu’une chose pour affronter les vampires à armes égales : les techniques de combat des chefs de clan. Il lui faut aussi davantage d’expérience de combat, c’est pourquoi…

Son sourire s’effaça, il semblait vouloir dire quelque chose qui allait lui écorcher les lèvres. Le genre de chose non pas qu’il tenait à garder secrète, mais plutôt qui allait à l’encontre de sa façon d’être. Et vu son regard, il allait s’adresser à Frasca. Le vampire changea de sujet :

– Où est la petite dragonne ?

– Partie, elle ne voulait pas rester, dit l’Ancien.

– Je songeais lui proposer de se joindre à nous pour une partie de l’entraînement. Et c’est là où je voulais en venir… Je vais apprendre à Sid les techniques des chefs de clans vampires, mais ensuite il lui faudra s’exercer et je pourrais avoir besoin d’un adjoint. Quelqu’un qui pourrait prodiguer à Jester et à Shadow, si elle accepte de participer à l’entraînement, des conseils différents que ceux d’un vieux vampire, c’est pourquoi…

Frasca, à la différence d’Alberto, avait vu son visage s’illuminer aux derniers mots du vampire. Elle le regarda, sourire en coin, les yeux dans les yeux. Sidney crut même l’entendre murmurer :

– Vas-y, dis-le.

Alberto conclut sa phrase, comme si ces derniers mots lui coûtaiten la moitié de la fortune entreposée dans Fort Cuoresanguinoso :

– C’est pourquoi, conscient de tes talents de combattante, je te demande à toi, Frasca, de m’assister pour cette partie de l’entraînement de Sidney.

Frasca tapa du poing sur la table, exultant :

– Il t’a fallu des siècles pour reconnaître que je ne suis pas qu’une guerrière en jupe ! Ce jour et ces mots resteront gravés dans ma mémoire et je ne me gênerai pas de te les rappeler !

Alberto mima le geste de vomir dans le dos de tout le monde, ce qui ne manqua pas d’arracher un sourire à Jester. Cependant, le vampire précisa que l’entraînement ne reprendrait que dans dix jours, le temps que la blessure de l’Ange Noir guérisse.

– Un être humain ou un vampire normal ne pourrait plus jamais marcher avec une jambe dans un tel état, mais les Anges Noirs possèdent une capacité de régénération fabuleuse, admit l’Ancien.

Alberto ajouta :

– Nous profiterons de ces dix jours pour tenter de nous organiser avec Zjök et Shadow, afin qu’elle puisse aussi s’exercer. Nous allons aussi nous renseigner sur la localisation des loyalistes et des fées. Dans combien de temps a lieu la prochaine Fête des Peuples Perdus ?

« C’est pourquoi, conscient de tes talents de combattante, je te demande à toi, Frasca, de m’assister pour cette partie de l’entraînement de Sidney. »

L’événement qu’Alberto avait mentionnées se tenaient tous les vingt-cinq ans à la fin du mois d’août. C’était une grande fête organisée en hommage aux peuples qui avaient disparu de la Vallée ou dont on n’avait plus de nouvelles depuis longtemps. Les fées faisaient partie de ces peuples, tout comme les dragons, les sphinx ou les lutins, entre autres.

– C’est cette année, dit l’Ancien en sortant une pipe de sa poche, mais je ne vois pas en quoi cela va t’aider avec les fées.

Alberto dit :

– Vous n’êtes pas sans savoir que les fées sont toutes de sexe féminin et qu’elles peuvent avoir des enfants mais qu’aucun d’entre eux, garçon ou fille, ne naît fée.

Sid se laissa tomber sur une chaise pour écouter la suite du récit d’Alberto. Il vit que Camilo s’était assis avec eux, après avoir posé les commandes de chacun sur la table et une chope de bière maison devant Sid, il avait toujours été fasciné par les fées. L’Ancien et Frasca firent signe à Alberto de continuer. Le vampire se servit un verre de vin et reprit :

– Les fées naissent différemment. Tous les deux cent cinquante ans, une étoile apparaît dans le ciel nessonien. C’est la Larme de Conisciu, l’Ange du Savoir et de la Connaissance, leur créateur. C’est alors que dans le cœur de la forêt se trouvant sur la rive nord de la Stregarossa, sur le versant sud du Monte Gattino, des petites fées naissent, une centaine. Bien évidemment, les fées encore en vie sortent de leur cachette à cette occasion pour récupérer la nouvelle génération féerique. Et cet événement a toujours lieu dans les mois qui suivent une Fête des Peuples Perdus, ce qui veut dire que les fées sont en train de préparer leur bref retour parmi nous. Le calcul est vite fait, toutes les dix Fêtes des Peuples Perdus, soit dix fois vingt-cinq qui nous font deux cent cinquante ans, je préfère expliquer vu qu’on a une sorcière à cette table. Il nous faut en profiter pour les persuader de rester parmi le Peuple de la Nuit. Si mes calculs sont justes, c’est cette année que ça devrait se passer.

Frasca se gratta la tête :

– N’importe quoi ! Les fées ont disparu comme les sphinx parce que, justement, elles n’avaient aucun moyen de se reproduire entre elles. Mais bon, tu dois être mieux informé que moi, c’est toi qui as vécu avec une fée pendant des siècles.

Alberto ricana méchamment :

– Nous savons tous les deux ce qui est arrivé aux fées, cesse de jouer celle qui ne sait rien.

Sid allait interroger Alberto sur ces paroles, mais Frasca et le vampire le coupèrent sèchement :

– Tu n’as pas besoin de le savoir.

Si le Protettore était habitué aux secrets d’Alberto, il n’était pas familier avec le ton sec utilisé par Frasca. Il plongea son visage dans sa chope, soutenu par une tape réconfortante de Camilo. L’ancien chef du Conseil des Six reprit son exposé :

– Même si nous ne trouvions pas les fées avant d’affronter Giacco, les réintégrer à la communauté nocturne ne peut être que bénéfique, car je sens que la chute de mon fils aîné pourrait être le début d’un enchaînement d’événements et la moindre aide nous sera de grand secours.

Camilo dit avec émerveillement :

– Il y aura à nouveau des fées dans la Vallée ?

Alberto le prit par l’épaule et dit avec fierté :

– Oui, mon jeune ami à la descente rapide, et tu verras qu’il n’existe rien de plus beau que de voir leur Grande Forge illuminer les rives de la Stregarossa.

Sid laissa Alberto narrer les monts et merveilles du peuple d’Erra à un Camilo ébahi, sous les yeux d’une Frasca qui semblait perdre sa bonne humeur au fil de la discussion. L’attitude de la sorcière l’avait surpris et quelque peu déçu. Il se sentait faible et fatigué, trop pour essayer de parler à son amie. Il parvenait à marcher en boitillant et se décida à rentrer chez lui. L’Ancien le rattrapa à la sortie du bar. Il se proposa pour faire un bout de trajet avec l’Ange Noir. Sur la route, Sid demanda :

– Pourquoi tu ne m’as jamais dit que tu avais été élevé par Sangue ?

L’Ancien soupira :

– Si tu ne l’avais pas compris, beaucoup d’entre nous possèdent des secrets. Je n’ai pas jugé bon de te parler de mon enfance pour que tu ne t’attendes pas à ce que je t’apprenne des trucs de vampire, car je n’en suis pas un. De plus, te parler de ma vie avec Vilius aurait voulu dire que je devais te parler de la Guerre des Cœurs Sanglants et du lourd héritage que tu portes sur les épaules. Depuis que tu es petit, tu sembles fragile. Non pas physiquement, tu as toujours été grand pour ton âge et assez costaud pour subir l’entraînement sévère des Anges Noirs, mais psychologiquement. Je me souviens encore de ta détresse la première fois que l’on s’est moqué de toi parce que tu ne parlais pas italien, de ta tristesse quand je t’ai raconté l’histoire dramatique de l’ancêtre de Shadow. Penses-tu que tu aurais été capable de supporter tout ce que tu as appris au sujet de ton ancêtre ? Tu as angoissé pendant tes deux ans ici à l’idée que Giacco ne te tombe dessus, et cela en ne connaissant l’histoire que dans ses grandes lignes. C’est pour que tu puisses te vider l’esprit que je t’ai autorisé à rentrer chez toi à Lausanne, en espérant que tu nous reviennes plus solide, moins inquiet. Il t’a fallu cinq ans et tu as fait une dépression, une grave dépression. Donc dis-moi, Sidney, à ma place, qu’aurais-tu fait ?

Jester baissa les yeux. Il avait toujours été très sensible. La décision de l’Ancien avait du sens. Cependant l’Ange Noir répondit :

– Je pense que j’aurais parlé. En espérant que ça me pousse à être plus fort.

– Tu penses ainsi parce que tu es un adulte désormais. Je parle d’un jeune garçon qui s’attristait pour tout animal mort qu’il trouvait dans la forêt et d’un jeune homme qui supportait mal ses moindres disputes avec son amie Felicia.

Sid soupira :

– On n’avons jamais été amis.

– Vous étiez, et êtes encore, un duo d’amis des plus idiots car incapables de vous rendre compte à quel point vous tenez l’un à l’autre. Je pense que si Shadow ne tenait pas particulièrement à toi, elle ne t’en voudrait pas autant pour ton absence, de même que si tu n’avais aucune affection pour elle, tu ne l’aurais pas laissée porter le costume de Protettore qu’elle affectionne tant et je n’aurais pas passé des soirées entières à te dire qu’un jour vous arrêterez de vous disputer. Ce que je veux dire, élève au crâne dur comme de la roche, c’est que tu es quelqu’un de fragile. Penses-tu que tu serais revenu dans la Vallée si tu savais tout au sujet des vampires et de ton héritage ?

– Non, en effet.

– Mais maintenant, regarde : tu es au courant de ce que tu as à savoir. Tu fais toujours quelques crises de panique quand tu ne sais pas quoi faire, mais tu es de retour, capable d’affronter une horde de vampires ou un centaure ivre. Je ne regrette en rien le fait de t’avoir laissé hors de la Vallée cinq ans. Si tu peux me dire qu’Alberto t’aide à avoir confiance en toi, que tu prends sur toi, je sais que c’est surtout toi qui as pris la décision de revenir et de faire face aux conséquences de ton absence. Ce ne fut pas facile les premiers jours, mais tu es là, l’Ange Noir du Val Nessona, Jester, le Bouffon Noir.

Il ébouriffa les cheveux de Sidney. L’Ange Noir parla de l’attitude de Frasca.

« Nous savons tous les deux ce qui est arrivé aux fées, cesse de jouer celle qui ne sait rien. »

Son mentor haussa des épaules :

– Frasca est, pour toi, une sympathique sorcière, amicale, prête à tout pour ceux qu’elle aime et bonne escrimeuse.En réalité, elle a aussi ses souffrances, des blessures qu’elle cache depuis des siècles, qu’elle a même tues à sa propre sœur. Un jour, elle t’en parlera, Sidney. Laisse-lui le droit de décider quand. C’est ce qui se fait entre amis… On se laisse le choix du moment et de l’endroit pour se dire les choses qui méritent d’être entendues.

L’Ancien laissa l’Ange Noir devant chez lui. Sidney monta dans l’intention se coucher, sa soirée avec Camilo la veille et son escapade avec Alberto l’avaient épuisé. Mais avant, il prit un journal vierge et commença à rédiger ce qui lui était arrivé depuis son retour dans la Vallée. Il fut tellement plongé dans son récit qu’il finit par s’endormir sur son bureau, sans même avoir songé à prendre un somnifère.

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