Chapitre 25

Fjörstad était une ville surprenante. C’était comme si tout le Monte Gemello Maggiore était creux et servait de muraille à cette cité, taillée à même la roche. Le passage des vampires attirait le regard de tous. Le meneur du groupe dit au Conseil des Six :

– Vous êtes les premiers étrangers à pénétrer ici depuis plus de deux siècles.

– Pourrait-on récupérer nos armes et pouvez-vous détacher Valeria ? soupira Sidney.

– Pour que vous vous en serviez contre nous et que la mage puisse user de sa magie ? Hors de question !

La jeune elfe avait disparu, sûrement pour faire son rapport au général mentionné précédemment par la sentinelle elfe.

– La salle du trône et les appartements royaux se trouvent sous le Monte Gemello Minore. Vos armes vous serons restituées à votre départ, continua leur guide.

Il semblait plus détendu que lorsqu’il avait fouillé les vampires. La présence d’Alberto l’effrayait de toute évidence, il tenta de repartir du bon pied :

– Avec toutes ces rumeurs de révolte possible, les agissements de Giacco et les exorcistes, nous avons ordre de tirer à vue sur quiconque s’approche de la ville. Mais quand j’ai reconnu l’Ange Noir, j’ai décidé de prendre le risque de vous escorter dans notre cachette.

– Après nous avoir tiré dessus et brutalisés, constata froidement Rosanna.

– Si vous aviez coopéré tout de suite, nous aurions été plus conciliants.

Alberto grimaça et dit :

– Je me souviens du jour où, en pleine bataille, des elfes de Salvatore m’ont capturé. Bizarrement, j’avais plus de respect pour eux qu’aujourd’hui.

Sid siffla entre ses dents :

– Tu la fermes et quand on sera devant le roi, tu ne l’ouvres pas sans que je te le demande. Si tu nous avais simplement ouvert la porte, on n’en serait pas là. Mais il a fallu que tu joues au plus malin et que tu leur parles comme à des larbins de bas étage.

– C’est ce qu’ils sont, en tout cas ces deux là. Rien qu’à les voir, j’ai une petite idée de ce qui se trame ici. J’ai l’impression qu’après la monarchie, les elfes risquent de connaître la dictature martiale.

– Si tu le dis, mais ce ne sont pas nos oignons pour le moment.

Cependant, Alberto n’avait pas tort. De nombreux elfes dans des armures semblables aux sentinelles qui avaient interpellé les vampires patrouillaient dans les rues, des pistolets et des fusils à la main. La présence militaire avait-elle pour but de déjouer la révolte ou pour la préparer ?

« Vous êtes les premiers étrangers à pénétrer ici depuis plus de deux siècles »

Se posant cette question, Jester observa le fusil de précision de leur guide. Cela ne ressemblait pas aux armes à feu des armées ou des polices dans le reste du monde. Le canon était sculpté, ainsi que l’objectif. L’Ange Noir constata que les armes à feu des elfes, que ce soient les pistolets ou les fusils, étaient presque toutes ornées de motifs et avaient des canons plus longs et plus fins que des armes similaires utilisées ailleurs dans le monde. Il regarda les armures et vit qu’elles étaient également ornées de gravures plus ou moins détaillées, évoquant la montagne et les mines. Il ne s’agissait pas de cuirasses semblables à celles du Moyen Âge ou aux pièces d’armure que portait Frasca de temps à autre. Les différentes pièces de métal étaient plus petites, pour faciliter le mouvement, et se trouvaient sur les articulations et le haut du corps, protégeant les points vitaux. Le plastron était près du corps et semblait malléable, se déformant avec les mouvements de son porteur et un col haut protégeait le cou et la nuque. Ce que Sid avait d’abord pris pour un gilet pare-balles se révéla en fait être un système de plaquettes en dessous d’une grosse pièce de métal protégeant la poitrine, comme une cotte de mailles, mais en beaucoup moins grossier, les plaquettes étant assez serrées pour sembler faire partie de la même pièce que le reste de l’armure. La plupart des militaires portaient des bérets, certains à plumes, mais d’autres portaient de gros casques représentant des visages menaçants. Le garde mena les vampires dans un tunnel quittant la ville. Niccolò demanda :

– Quel genre de révolte craignez-vous ?

Le garde dit d’un ton dégagé :

– Nous craignons de petits groupes de citoyens qui désapprouveraient le roi. Il a pris quelques décisions impopulaires ces derniers temps. Mais la situation est sous contrôle.

Alberto murmura :

– Faire déployer l’armée, pour de simples elfes sans connaissance des arts militaires… Moi, j’appelle ça mettre ses pièces sur l’échiquier sous le nez de tout le monde.

Sidney lui donna un coup de pied discret pour le faire taire. Alors que son ancêtre allait se mettre à vociférer à son encontre, le Protettore lui adressa un regard noir en dégageant l’énergie de la Majesté des Chefs. Alberto, bien que sûrement plus fort que Jester à ce petit jeu, baissa les yeux et continua d’avancer en marmonnant ce qui devait être un récital de jurons. Les vampires arrivèrent dans une grande salle décorée de tableaux représentant d’anciens rois et reines elfes. Le garde dit quelque chose en elfe, un patois ressemblant à un mélange d’allemand et d’italien, à un des soldats se trouvant devant la grande porte faisant face à l’entrée de la pièce, vraisemblablement l’entrée du palais. Le soldat fonça dans la pièce derrière la grande porte et revint quelques minutes plus tard. Après quelques échanges en elfe, la sentinelle ayant capturé les vampires s’adressa à eux :

– Le roi Logh et l’Assemblée des Grands Elfes sont en réunion. Cependant, vu l’extraordinaire circonstance de la venue d’étrangers, et encore plus de chefs de peuples, ils acceptent d’interrompre leurs discussions afin de vous recevoir. Cette visite étant diplomatique, le roi nous a réclamé que nous vous rendions vos armes et que nous libérions la mage en témoignage de notre confiance.

« Faire déployer l’armée, pour de simples elfes sans connaissance des arts militaires… Moi, j’appelle ça mettre ses pièces sur l’échiquier sous le nez de tout le monde »

La femme elfe, qui était avec la sentinelle quand les vampires avaient été interceptés, sortit de la pièce se trouvant derrière la grande porte les bras chargés d’armes. Les vampires reprirent leurs lames rétractiles, leurs épées et, pour Sidney et Alberto, leurs armes à feu. Un garde hurla quelque chose en elfe, sûrement l’annonce protocolaire de l’arrivée du Conseil des Six et la grande porte à double battant s’ouvrit entièrement, dévoilant la salle du trône. Il s’agissait d’une immense pièce circulaire cernée par une trentaine de sièges et au fond de laquelle se trouvait un grand trône en or. Les elfes de l’Assemblée portaient des tenues élégantes pour la plupart, les hommes ayant des costumes évoquant les complets des hommes d’affaires, les femmes de belles étoffes de couleurs sombres. Les vampires pouvaient observer des sourires en coin sur le visage de certains ministres. Certains firent des grimaces dégoûtées. La mauvaise réputation des vampires devait les avoir précédés. Sid devinait que la réponse à son offre allait être non, tant les elfes toisaient le Conseil avec supériorité. Cette attitude l’énervait. Entre le comité d’accueil musclé et les ministres hautains, Sid devait se contenir, d’autant que la présence d’Alberto, connu pour sa capacité à dire ce qu’il ne fallait pas, était déjà source de tensions. Sur le trône en or était assis un elfe d’une soixantaine d’années, les cheveux bleu nuit parsemés de cheveux blancs, comme les étoiles dans le ciel nocturne. Il portait une couronne en or sertie d’une pierre noire. Le roi Logh dit d’une voix grave et profonde :

– Bienvenue au Conseil des Six clans vampires. L’Assemblée et la famille royale sont honorées par votre visite et d’être les premiers à vous accueillir en tant que gouvernement légitime du peuple vampire.

Alberto allait ouvrir la bouche, mais Sidney utilisa la danse invisible pour lui écraser le pied par surprise. Le chef du Conseil des Six répondit au roi elfe :

– Nous sommes touchés par votre accueil témoignant de la confiance que vous nous faites en nous laissant porter nos armes et en nous acceptant dans la magnifique Fjörstad. Le Conseil des Six vient ici en paix et en quête d’une amitié nouvelle.

Sid remarqua que les deux sièges entourant Logh étaient richement drapés et accueillaient deux jeunes elfes, un homme trentenaire et une jeune femme en armure, partageant la même couleur sombre de cheveux que le roi, ainsi que quelques traits similaires. Ce devait être la famille royale mentionnée par Logh. Le jeune homme fixait le Protettore avec curiosité. C’était comme si son regard épiait le moindre mouvement du chef du Conseil des Six. Sidney reprit :

– Nous sommes cependant dans l’urgence, car mon peuple mène une guerre pour asseoir la légitimité de mon Conseil des Six. C’est pourquoi je me permets de vous remettre cette offre d’alliance.

Il sortit le parchemin du cylindre. L’Ange Noir s’approcha à grands pas du roi, mais deux gardes s’interposèrent. L’un des deux tendit le bras pour prendre le parchemin.

– Personne ne s’approche du roi. Donnez-nous le parchemin, nous allons le lui remettre, fit l’autre.

Sid, piqué dans son orgueil retrouvé au cours des dernières semaines, s’exclama :

– Je suis le chef du Conseil des Six et en tant qu’Ange Noir, je suis le leader de la communauté nocturne. Vos sentinelles se permettraient donc de brutaliser mon Conseil, de nous tirer dessus et vous m’empêchez de remettre un document officiel à votre roi en mains propres ? De chef à chef ? Vous avez dix secondes pour me laisser passer sinon je serai obligé d’utiliser la force.

Les gardes ne bougèrent pas. Sid laissa dégager la Majesté des Chefs. Il commença à compter :

– Dix.

Les ministres le fixèrent, outrés et légèrement inquiets. Il ne pensait pas avoir à se montrer agressif, d’autant qu’il était contre cet accord avec les elfes, mais l’accueil froid de ceux-ci et leur arrogance l’irritaient. Ne pouvaient-ils pas comprendre que bien qu’inexpérimenté, le Conseil des Six avait le droit d’être traité d’égal à égal ? Dès que le Conseil était entré, il avait cru sentir les regards moqueurs, comme si les vampires n’étaient que des bêtes de foires.

– Neuf.

Les gardes se regardèrent, anxieux. Sid restait droit comme un roc.

« Bienvenue au Conseil des Six clans vampires. L’Assemblée et la famille royale sont honorées par votre visite et d’être les premiers à vous accueillir en tant que gouvernement légitime du peuple vampire »

– Huit.

Le Protettore sentait les autres conseillers de sang noble manifester leur énergie à leur tour. Les ministres fixaient la famille royale, en quête de réaction.

– Sept.

Celui qui devait être le fils du roi fit un signe à celle qui devait être sa sœur et lui murmura quelque choses. Il dissimulait un sourire. Se moquait-il de Sid et des vampires ?

– Six.

Sid mit sa main sur le pommeau de Kustu. Les autres vampires s’étaient aussi approchés, menaçants.

– Cinq.

Sept épées sortirent simultanément de leur fourreau. Ils n’étaient peut-être pas le plus puissant des peuples à l’heure actuelle, mais ils avaient leur fierté. Les manteaux noirs des chefs de clan volaient sous le coup de l’énergie dégagée par la Majesté.

– Quatre.

Le roi fit un geste à ses gardes qui se retirèrent du chemin. Et au lieu de Sid seul venant déposer le parchemin dans la main, c’est les six conseillers vampires, l’épée à la main qui se mirent en rang devant le roi, Alberto restant en retrait. Sid tendit sèchement l’offre à Logh. Le Conseil des Six retourna vers Alberto. Le roi lut l’offre et la donna à un serviteur, qui la porta au siège voisin, celui de son fils, puis au siège du ministre suivant et ainsi de suite, dans un silence gêné. Sid se rappela du jour où il avait rencontré les loyalistes. Le respect du protocole par l’Assemblée des Grands Elfes contrastait énormément avec le brouhaha d’avis divergents des vampires. Pendant que le coursier faisait passer le parchemin de ministre en ministre, Sid fit part de son constat à Alberto :

– Je te rassure, si les sorcières de Treghia pouvaient voir ça, elles penseraient que c’est un désordre sans nom. Les elfes sont très à cheval sur la forme et le calme. De plus, je pense qu’ils ont peur. Pas seulement nous, mais cette histoire de révolte… Ils se méfient les uns des autres.

Le parchemin fit le tour de la pièce. Quand la dernière personne à le lire, la jeune femme en armure, eut fini, le coursier la posa sur une table basse à côté du trône royal. Le roi se leva et parla en elfe. Les ministres se levèrent à leur tour et commencèrent à débattre, Alberto commentait :

– Le roi a demandé ce que les ministres en pensaient. Il y a un groupe du côté de l’elfe aux cheveux vert sombre, ce fameux Général Bolûl, le ministre de la défense. Eux disent que, à la vue des services que les elfes nous ont rendus, on devrait faire profil bas, qu’en soi, nous sommes déjà en dette et que nous devrions nous en acquitter dès qu’ils auraient fixé un moyen de paiement. Il y en a qui disent que, la révolte grondant, il est hors de question de nous prêter ne serait-ce qu’une épée. Certains craignent des représailles de Giacco si nous échouons. Il n’y en a pas un qui semble prêt à nous soutenir. Tiens, regarde, le ministre des archives propose que nous payions un tribut suite à un prêt qui date du temps d’Oscuro. Il est gonflé, c’est moi qui ai remboursé personnellement le roi. Oh, le ministre des forces spéciales est du côté de Bolûl, mais il dit que notre soutien n’a aucune valeur parce que nous avons passé deux cents ans à nous cacher et que nous sommes faibles.

Alberto leva la voix comme pour répondre au dernier ministre traduit :

– Ils se sont cachés pendant deux cents ans, mais, à votre différence, qui vous cachez depuis plus de mille ans, ils ne sont pas venus prétendre être un grand peuple.

Le silence tomba à nouveau. Alberto vociféra :

– Dans mes souvenirs, le roi elfe est un homme puissant et bon. Dites-moi, roi Logh, pourquoi avez-vous autant besoin de ces canons ? Pour vous protéger de quoi ou de qui ?

Bolûl se leva et s’exclama :

– Votre petite guerre entre vampires motive le peuple à se soulever. Nous ne pouvons pas nous passer de ces canons.

Alberto lança à Logh :

– Quand un monarque a à craindre son propre peuple, un peuple sans armes, c’est qu’il est manipulé ou qu’il perd pied.

« Il y en a qui disent que, la révolte grondant, il est hors de question de nous prêter ne serait-ce qu’une épée. Certains craignent des représailles de Giacco si nous échouons. Il n’y en a pas un qui semble prêt à nous soutenir »

Sidney se mit la main sur le front. Bien qu’il était d’accord avec son ancêtre, celui-ci venait de torpiller le peu d’espoir qu’il avait d’obtenir les canons. Logh s’approcha d’Alberto :

– Vous me traitez de faible, Cuoresanguinoso ?

– Je dis juste que j’ai connu des reines sorcières plus lucides que vous, Votre Altesse. Vous tremblez devant un peuple qui, à ce que j’ai vu quand nous avons traversé la ville, n’a aucunement envie de se soulever.

– Le Conseil des Six ose abuser des armes que je leur ai rendues, tonna Logh, puis il laisse un de ses sujets m’insulter sans lever le petit doigt. Votre proposition n’est bonne qu’à alimenter le feu du foyer de mes serviteurs. Sans oublier que vous vous êtes gracieusement invités chez nous.

Bolûl se leva :

– Devons nous les expulser ou les exécuter ?

Logh se rassit :

– En souvenir d’amitiés passées, de victoires communes, je vous laisse quitter Fjörstad sans user de la force, mais ne vous avisez plus de vous montrer devant moi.

Alberto tonna :

– Vous regretterez ce jour, quand les canons que vous avez refusé de nous prêter se retourneront contre vous, Logh !

Bolûl grimaça. Les vampires quittèrent la pièce. Alberto se justifia :

– On n’aurait de toute façon pas eu ces canons, autant en profiter pour leur dire leurs quatre vérités.

Les conseillers ne dirent rien, bien que Sid put remarquer chez Rosanna des signes d’approbation. Pendant qu’ils traversèrent Fjörstad, Sid cracha nerveusement :

– De toute façon, dès le début, ils nous ont pris pour des cons, des bêtes curieuses. Quelle bande d’enfoirés enfarinés ! Mais Alberto, tu n’avais pas à te montrer aussi hostile avec eux !

– Il me semble que toi aussi, tu t’es montré sous un jour plus mauvais que d’habitude, protesta le vieux vampire.

– Ça va, apaisa Massimo, ils ont dit non, fin de l’histoire. On a tous été pris à froid par leur accueil, tant militaire que politique. On était tendu et on a voulu se montrer solidaire entre conseillers. On a manqué le coche, même s’ils ne sont pas exempts de tout reproche. À ce que je sache, Logh ne nous avait rien fait. Ce sont ses ministres qui nous ont pris de haut. C’est un échec et nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Lino aurait su comment discuter avec ces gens, car c’était une diplomate, ce qu’aucun de nous n’est de toute évidence. J’ai aussi été heurté par les sourires moqueurs, mais voilà, on sait qu’on doit travailler sur cet aspect.

Dans le tunnel menant à la sortie de la cachette, ils entendirent quelqu’un leur courir après.

– Attendez ! Ne partez pas si vite !

À la lumière du jour, une fois sorti du couloir, le Conseil des Six vit le fils de Logh, essoufflé. Il les avait poursuivi depuis la salle du trône. Il reprenait son souffle devant des vampires de mauvaise humeur. Le prince se présenta :

– Gürk Pürdel, prince de Fjörstad et premier ministre du roi Logh Pürdel. Je suis venu négocier avec vous dans un environnement moins toxique que cette salle du trône emplie de conspirateurs et de corrompus. Avant que vous ne tourniez le dos à mon peuple, il faut que vous sachiez ce qu’il se passe chez nous. Mais je ne puis en parler ici.

Rosanna dit froidement :

– Nous ne tournons pas le dos à votre peuple, nous nous rendons compte que nous pouvons vaincre Giacco nous-même et qu’il vaut mieux être seuls que mal accompagnés.

Gürk les poussa à avancer. Il les accompagna en silence, sous le regard mauvais des vampires. Il regardait autour de lui comme s’il craignait d’être vu avec le Conseil des Six. Une fois à Capriggio, il dit simplement :

– Si ça peut vous détendre, ma sœur, Joküla, la ministre de l’armée, m’a autorisé à vous accorder une compagnie de canonniers d’élite, ainsi que les canons qui vont avec. Mais il aurait été dangereux par les temps qui courent de négocier à Fjörstad. C’est pourquoi je vous demande de m’accueillir à titre diplomatique à Fort Cuoresanguinoso.

« Vous regretterez ce jour, quand les canons que vous avez refusé de nous prêter se retourneront contre vous ! »

Sid regarda son Conseil et demanda :

– On laisse une chance au prince de s’expliquer ?

Les vampires hochèrent la tête, mais certains visages exprimaient le désir de tailler l’elfe en pièces. Rosanna proposa :

– Si on le menottait ? Et qu’on le traite comme un prisonnier ? Un peu comme ses gardes l’ont fait avec nous ?

Valeria dit :

– Je peux l’aveugler et le rendre muet jusqu’au fort, on verra s’il aime être traité comme un criminel.

Gürk donna son épée à Sid et s’approcha de Valeria :

– Je ne suis pas responsable des agissements de ces sentinelles, mais si ça peut apaiser les esprits, je suis prêt à être traité comme un prisonnier le temps que je passerai avec vous.

Alberto empêcha Valeria de lancer un sort au prince :

– Pas besoin d’agir comme ça, nous valons mieux qu’eux.

Sid corrigea :

– Nous valons mieux que l’Assemblée, le peuple elfe ne nous a rien fait. Il est venu de sa propre initiative avec ce que nous demandions.

Alberto ajouta à l’adresse du prince :

– Tu es plus malin que ton père et ses ministres.

La marche silencieuse continua. Sid surprit une discussion entre Vittoria et Alberto, la juriste proposait de prendre le prince en otage. Alberto la calmait. Aussi étonnant que ça puisse être, le patriarche des Cuoresanguinoso jouait, lors du trajet, le rôle du pacifiste, soutenu par Massimo, sûrement le plus réfléchi des conseillers. Sid sourit, son ancêtre était peut-être considéré comme une ordure, mais il était plein de bon sens. Il savait qu’Alberto prendrait soin du Conseil, s’il venait à lui arriver quelque chose.

Une fois à Fort Cuoresanguinoso, le Conseil s’enferma avec Gürk dans une salle vide. Ils lui présentèrent une chaise et Sid dit :

– Tu veux plaider ta cause ?

Gürk cligna des yeux et constata :

– Vous avez vraiment l’air en colère, c’est l’Assemblée qui vous a mis dans cet état.

Rosanna et Valeria avaient les iris rouges de rage. Alberto était occupé à faire des pliages dans un coin de la pièce, sûrement pour mieux se concentrer sur ce qu’allait dire le jeune elfe. Sid s’exclama :

– Je m’opposais à l’idée de vous demander de l’aide, non pas parce que je ne vous considère pas comme fiables, mais je n’ai pas apprécié l’accueil reçu. Nous avons été canardés, menacés, tournés en ridicule par un peuple qui aime passer des soirées à la Croce Nera, les pieds sous la table, mais qui ne se mouillerait apparemment jamais pour les autres. Parce que là, à ce que je sache, Giacco est aussi un danger pour la communauté nocturne, il a tué deux elfes l’autre jour.

– Et vous n’avez aperçu que la partie visible de ce qu’est devenu notre gouvernement ces derniers mois. Bolûl vise la Monarchie et veut instaurer la loi martiale pour que notre peuple connaisse un âge d’or. Il persuade mon père que le peuple va se soulever si son secret venait à être connu, ce qui lui permet de déployer des soldats qui lui sont fidèles dans la ville, prêts à anéantir toute résistance lors du soulèvement.

– Quel est le secret du roi ? demanda Rosanna.

– Il est malade, il va mourir dans les semaines ou les mois à venir. Bolûl veut en profiter pour le renverser. Il ne lui manque qu’un argument pour que ses hommes nous capturent et nous exécutent. Ma sœur est Générale en chef, mais en raison de son jeune âge, les généraux ne la respectent pas. Alors voilà ce que je vous propose : une compagnie de canonniers en échange de votre soutien quand Bolûl s’en prendra à nous. Vous matez vos rebelles avec nos canons et nous, on évite un bain de sang impliquant nos civils et on évite une révolution néfaste avec votre soutien.

« Je ne suis pas responsable des agissements de ces sentinelles, mais si ça peut apaiser les esprits, je suis prêt à être traité comme un prisonnier le temps que je passerai avec vous »

Niccolò demanda :

– Et qu’est-ce que le peuple a à dire dans cette histoire ?

C’est Alberto qui répondit :

– Le peuple n’en a rien à faire, il aime la monarchie, car ça lui évite de se creuser la cervelle. Chez les sorcières, c’était dictature et propagande, la reine est une quasi-déesse, « elle fait tout pour nous »… bla bla bla… Les rois elfes ont, pour la plupart, su abdiquer quand il le fallait, et accepter la critique. Les elfes ont même un jour dans l’année où le roi se promène en mendiant et reçoit les critiques de tout le monde. Dans des communautés nessonienne, la démocratie totale est inconcevable, mais on peut toujours donner plus de droits aux plus démunis, comme Sid le fait.

– Pourquoi inconcevable ?

Gürk dit calmement :

– Parce que la politique nessonienne est un métier à part entière. Imaginez une démocratie chez les sorcières de Treghia : elles voteraient toujours pour attaquer les vampires, et vice-versa. Il y a des choses trop profondément ancrées dans nos peuples, des haines, des rancunes, des complexes. Bolûl, par exemple, a déjà prévu de mener une campagne pour prendre le contrôle de la Vallée et effacer l’image de l’elfe froussard et faible. Une démocratie met beaucoup de temps à se mettre en place, Maninere, et elle n’est jamais parfaite. Une démocratie trop vite installée est bâclée. Cependant je vais faire mon possible pour abolir certains privilèges des maisons nobles et pour en donner plus au peuple.

Sid lui tendit un parchemin :

– Cette fois, c’est vous les requérants. Tu écris la lettre, Prince, comme le veut la tradition.

Gürk prit ce que lui tendit Sidney et commença à écrire. Le Conseil se dispersa à travers le fort, laissant l’elfe sous la surveillance d’Alberto. Sid monta en cuisine pour voir Corro, le cuisinier, et lui demander de préparer un repas assez digne pour le prince qui semblait être plus respectueux que ses semblables de l’Assemblée. Le cuisinier hurla à ses aides, deux jeunes vampires Luzzianese, d’aller chercher les ingrédients. Sid le regarda préparer un plat de pâtes aux truffes, il n’avait pas autre chose pour l’occuper le temps que Gürk finisse de rédiger la lettre.

« Le peuple n’en a rien à faire, il aime la monarchie, car ça lui évite de se creuser la cervelle »

Sid admirait Corro, ce vieux vampire qui n’avait pour objectif que le bonheur de ses semblables, et qui, sans prétention, s’était acquitté non seulement de la cuisine mais aussi d’une grande partie de l’entretien du fort qu’il supervisait. On voyait dans ses yeux sombres la passion pendant qu’il préparait des pâtes faites maison et quand il apprenait à ses jeunes aides tous les arts culinaires. Quand il eut finit, Corro tendit l’assiette fumante et odorante, si bien que Jester hésitait à en demander une assiette pour lui. Corro lui souriait et disait :

– Vous me direz si le prince a aimé, n’est-ce pas, chef ?

Sid lui tapa sur l’épaule :

– Dans cette cuisine, je t’interdis formellement de m’appeler chef, Corro. Il n’y a qu’un chef dans la cuisine du Fort, c’est toi.

– Fort bien, Signore.

Sid descendit jusqu’à la pièce où Gürk était et lui posa le plat sous le nez. L’elfe fit :

– Et les gens disent que les vampires n’ont aucune éducation, je n’ai pas réclamé le moindre repas et pourtant, dès que la faim pourrait me prendre, le chef du Conseil des Six en personne vient me déposer un plat au fumet divin sur la table.

Jester grogna :

– Comme l’a dit Alberto, nous valons mieux que vos ministres. Autant te le montrer. Notre cuisinier était ravi de cuisiner pour un prince.

Gürk tendit le parchemin à Sid :

– Voilà l’offre.

Offre de Gürk Pürdel au Conseil des Six Clans Vampires

Suite au refus de l’Assemblée à l’encontre de la proposition du Conseil des Six, moi, Gürk Pürdel, demande au Conseil des Six protection pour le peuple elfe. En échange de quoi je m’engage au nom de ma maison à fournir une compagnie de canons d’élite pour l’assaut mené contre les vampires des catacombes. De plus, je promets alliance et appuis pour des entreprises futures.

Gürk Pürdel, prince de Fjörstad

« Une démocratie met beaucoup de temps à se mettre en place, Maninere, et elle n’est jamais parfaite. Une démocratie trop vite installée est bâclée »

Sid prit une plume et signa le parchemin. Gürk finit tranquillement son plat et Jester l’accompagna vers la sortie et lui dit :

– Je vous enverrai un message pour vous informer de la date et de l’heure de l’assaut.

L’elfe disparut sous le soleil de midi.

par

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