Chapitre 7

Sid se réveilla en fin d’après-midi. S’il n’avait pas pris ses somnifères, il n’aurait pas réussi à trouver le sommeil. Il était le chef légitime du Conseil des Six, et, selon Sangue, des groupes de vampires loyaux à Lino n’attendaient que son retour depuis son exil forcé. Mais la communauté doutait déjà de ses capacités de Protettore, alors des vampires aigris par des siècles de clandestinité le prendraient-ils vraiment au sérieux ? Avant cet été, il ne connaissait que des généralités et des légendes concernant le peuple d’Alberto, qui plus est racontées par Frasca, ne portant pas les vampires dans son cœur. De plus, Giacco avait déjà tué deux Protettori, dont son propre frère, comment faire face à cela ?

Sid descendit dans son séjour. Il ne savait pas ce qu’il allait faire de sa soirée. Il regarda sa terrasse par la fenêtre. Il n’y avait plus de trace du bain de sang perpétré par Giacco. Zjök et Shadow avaient fait le ménage pendant que Sid était en état de choc. Cependant, les images restaient gravées dans les souvenirs de Jester. Et à la lumière du récit de Sangue, le massacre n’en était que plus traumatisant, et Giacco allait sûrement être de plus en plus meurtrier avec le temps.

Jester sortit et s’assit sur sa terrasse, comme pour exorciser le souvenir de la macabre découverte qu’il avait fait au même endroit. En tailleur, sur les pierres chauffées par le soleil, il regarda autour de lui. Non, rien ne laissait deviner ce qu’il s’était passé. Après tout, il était fort possible que les vampires n’aient pas tué les victimes ici-même et se soient contentés de tout mettre en scène. Bien que le constat soit toujours horrible, Sid sourit d’apaisement. Il s’était imaginé les proies des vampires agonisant sur le sol, appelant à l’aide un Ange Noir censé vivre ici-même. Jester pensa aussi à la guerre entre Lino et Giacco ainsi qu’à sa propre situation. Pour lui, c’était très clair : avant même d’apprendre à combattre comme un vampire, ou de contacter les loyalistes, il lui fallait trouver un moyen de ne plus sombrer dans la déprime et l’angoisse au moindre doute. Malheureusement, les psychiatres n’étaient pas légion dans la Vallée. Sid se gratta le menton en se demandant à qui il pouvait bien demander conseil : Frasca ? Non, si elle avait une solution, elle le lui aurait déjà dit, même constat pour Alberto, qui semblait le plus sincère du monde quand il disait considérer le jeune Protettore comme son fils. L’Ancien ? S’il n’avait pas pu l’aider pendant cinq ans, il ne le pouvait pas plus maintenant. Zjök ? L’elfe avait sûrement une solution, mais entre son langage incompréhensible et son aptitude à ne pas répondre à la question posée, Sid n’avait pas la patience de lui demander conseil. Shadow ? Et puis quoi encore ?

« Giacco avait déjà tué deux Protettori, dont son propre frère, comment faire face à cela ? »

 

Quelqu’un ouvrit la porte de l’enceinte du jardin. Sid tourna la tête et vit Camilo, un sac sur le dos, qui le regardait fixement. Le barman sourit :

– Tu m’as invité à passer l’autre jour. Je me suis dit que je pourrais laisser les autres gérer la Croce Nera et passer une soirée avec mon pote que je n’ai pas vu depuis cinq ans. Ce serait l’occasion pour toi de me raconter ce qu’il t’est arrivé à Lausanne.

Il posa son sac à dos sur le sol. Au tintement cristallin, Sid comprit qu’il était plein de bouteilles. Camilo en sortit une et la tendit à Jester en précisant :

– Bière aux edelweiss, une de mes créations. J’ai amené une petite sélection de mes meilleures boissons. Et promis, je tâcherai de boire au même rythme que toi, ce serait dommage que je finisse ivre et que tu doives me traîner à la Croce Nera en début de soirée.

Sid remercia Camilo et ouvrit la bouteille. Il n’avait jamais calculé Camilo dans ses sombres pensées, tant la sobriété du barman était rarissime. Pourtant, le propriétaire de la Croce Nera était peut-être la personne la plus apte à le comprendre. Il était mortel et avait même fait son baccalauréat à Locarno, ne souhaitant pas devenir un poivrot inculte. Bien que le destin d’un Vallese soit inévitable, Camilo avait toujours eu pour objectif d’être le meilleur ami possible pour Sid, c’était pour cela qu’il avait insisté pour étudier trois ans en dehors de la Vallée, afin de mieux le comprendre. Bien que Jester ait été touché par cet acte, il n’avait jamais pensé à ça durant sa dépression. Pourtant, l’amitié et la bonne humeur de Camilo l’auraient sûrement réconforté. Le barman demanda à Sid :

– Vais-je enfin savoir pourquoi tu as disparu pendant cinq ans ?

Sid soupira :

– Oui, toi plus que quiconque mérites de le savoir. Autant commencer la soirée avec les choses désagréables. Au cours de l’année sabbatique que j’étais censé faire, je suis tombé malade…

Camilo fronça les sourcils et grogna :

– Si tu me fais le coup des problèmes de santé, je te vire de mon bar ad eternam, et je dirai à tous mes descendants de respecter ceci. L’éternité, c’est long et tu ne veux pas la vivre sans bière, n’est-ce pas?

Sid rigola. Même quand il était très sérieux, Camilo trouvait quelque chose pour dérider son interlocuteur. Le barman était quelqu’un de jovial par nature et il ne pouvait s’empêcher de vouloir s’offrir un sourire amical en retour. Jester dit :

– J’ai fait une dépression, du genre très lourde. Et finalement j’ai eu peur de revenir, ce qui me déprimait encore plus. Surtout que personne ici n’est familier avec ce genre de serpent de mer, j’avais peur de ne pas être compris. Donc voilà, j’ai tenu l’Ancien au courant, pour éviter que vous vous fassiez trop de soucis.

Camilo but une longue gorgée de bière et tourna les yeux vers Sidney. Il semblait agacé :

– Tu ne t’es jamais dit que ton pote alcoolique aurait pu au moins te roter dans le téléphone pour te remonter le moral ? Parce qu’il y a eu plein de soirs où, dans un état d’ébriété certain, j’ai essayé de t’appeler ou même de t’envoyer des messages, en espérant qu’un jour tu répondes.

Sid avait laissé son portable à Capriggio pour être vraiment coupé de la Vallée durant son année sabbatique. Il avait acheté un nouveau téléphone à Lausanne et avait gardé le numéro de l’Ancien. Frasca avait pris son numéro dès son retour à la Croce Nera.

– J’ai changé de téléphone. À l’origine, je voulais juste me déconnecter de la Vallée pendant une année, mais ma santé psychique en a voulu autrement. Je peux aller chercher mon ancien portable dans ma chambre si tu veux, proposa Sidney.

« Vais-je enfin savoir pourquoi tu as disparu pendant cinq ans ? »

 

Camilo fit un signe de la main :

– Attendons d’avoir bu un peu plus, nous serons dans de meilleures dispositions pour comprendre l’expéditeur de ces SMS.

Jester revint à la discussion en baissant les yeux :

– Je n’ai pas d’excuse pour mon silence. En y réfléchissant, je me dis que je serais peut-être revenu plus tôt avec le soutien d’un ami. Mais quand on est prisonnier de ses propres pensées et de ses propres démons, on fait souvent de la merde avec ses proches et avec soi-même.

– Vaut mieux assumer ses erreurs que de s’étaler en excuses. Les mots, c’est bien un moment, après il faut passer aux actes. Je respecte plus quelqu’un qui n’a pas d’excuse et qui l’admet que quelqu’un qui passe son temps à se justifier, dit Camilo.

– J’espère que tu me pardonneras.

– C’est déjà fait.

Camilo tapa amicalement dans le dos de Jester. Sid lui raconta sa traversée du désert, ses crises d’angoisse et sa solitude. Les bouteilles vides s’alignaient sur la terrasse, au fil de la discussion. Sid parla aussi des vampires, de Lino et Giacco. Il lui demanda s’il savait qui pouvait le conseiller pour vaincre ses démons personnels. Le barman, que la quantité de bière contenue dans son sac ne suffirait même pas à émécher, répondit :

– Moi, je peux te conseiller. Et mon conseil, aussi surprenant que cela puisse paraître, n’a rien à voir avec l’alcool, bien que d’habitude je préconise qu’il faut boire pour oublier. Je pense que tu devrais déjà arrêter de prendre les saloperies que tu appelles « médicaments » et essayer de dormir naturellement. Je peux te créer une tisane favorisant le sommeil, si tu le souhaites. Ensuite, après avoir cramé tes antidépresseurs, tes anxiolytiques et autres merdes barbares que tes médecins t’ont prescrites, on va trouver quelque chose pour t’apaiser quand la pression monte. Parce que tu m’as parlé de tes crises d’angoisse, mais l’autre jour, quand tu as défié Carletta, j’ai aussi vu que tu pouvais vite t’énerver et je pense que c’est lié. Mes ancêtres ont, certes, inventé un nombre incalculable de bières, cocktails et autres alcools de jus de chaussettes, mais ils ont aussi inventé des boissons sans alcool surprenantes. Je pense qu’un remède naturel à substituer à tes médicaments te permettra d’aller mieux. Autre chose : les vampires attendent un chef, leur vrai chef. Les loyalistes de Lino seront déjà contents de savoir que celui-ci avait un descendant et donc un héritier, ils t’aideront, j’en suis sûr. Et s’il faut les convaincre, dis-leur que je les considérerai comme des invités au bar et qu’ils pourront boire à l’œil.

– Tout le monde boit à l’œil chez toi, rigola Sidney, à qui la bière était légèrement montée à la tête.

Le barman ricana :

– Non, bien sûr que non… Quoique oui en fait, je suis souvent trop saoûl pour compter ce que chacun me doit. Et puis mes ancêtres ont fait casquer la communauté nocturne pendant des siècles, inutile de préciser que je pourrais continuer à offrir des tournées générales permanentes durant cinquante ans sans discontinuer.

« Quand on est prisonnier de ses propres pensées et de ses propres démons, on fait souvent de la merde avec ses proches et avec soi-même. »

 

Sid mit la main sur l’épaule de Camilo :

– Il est temps qu’un Vallese sache la vérité : tes ancêtres étaient d’aussi gros buveurs que toi, ils était aussi trop bourrés pour encaisser le moindre centime, alors il y a eu un accord entre différents peuples pour créer un consortium : chacun verse une bonne dizaine de milliers de Saphirs chaque année et on laisse croire le propriétaire qu’il arrive à faire du bénéfice. Les membres du consortium étaient à l’origine Salvatore, dont la part s’est transmise de Protettore en Protettore, Maladena, reine des sorcières, Zaljzä, reine des elfes et les fées, qui n’ont pas de cheffe. Les différents chefs se sont légués leurs parts respectives, sauf les fées qui ont disparu. Leur part a été remises aux vampires et pour des raisons qui sont un peu plus claires aujourd’hui, c’est l’Ancien qui en a hérité. La participation des sorcières est assurée par Frasca depuis la chute de Treghia et les elfes sont représentés par Logh, leur roi actuel.

Les Saphirs étaient la monnaie commune du Peuple de la Nuit, aussi bien utilisée par les elfes, les vampires, les sorcières et les centaures. Le franc suisse cohabitait également avec cette vieille monnaie depuis un peu plus d’un siècle. Mais les Saphirs étaient l’instrument de mesure de la communauté nocturne pour échelonner les pièces d’or ou les trésors.

Camilo éclata de rire :

– Et moi qui me demandais comment mes aïeuls faisaient tourner la boutique dans un état lamentable. Je connais leur secret maintenant. Rassure-moi, c’est parce que tu as bu que tu me l’as dit ?

Sid rigola avec lui :

– Oui, sinon je t’aurais laissé t’enorgueillir du talent de ta famille pour les affaires.

Le Protettore alla chercher son ancien portable dans sa chambre. Il l’alluma et vit que durant son absence, il avait reçu quatorze mille cinq cent vingt-deux messages et trois cent soixante-cinq appels ratés. Il regarda les personnes lui ayant envoyé quelque chose. La plupart des messages étaient de Camilo, de nombreux autres venaient de Frasca, il y avait aussi des messages de Felicia, d’Ettorio, le chef de la Garde Nessonienne, de Marco, le fils de celui-ci et de Giula, entre autres.

Ne se sachant pas prêt à lire les messages des autres, Sid se contenta d’ouvrir la discussion de Camilo. La majorité des SMS lui promettait des tournées gratuites s’il revenait rapidement, d’autres l’insultaient copieusement et avec beaucoup d’inventivité, Camilo avait même essayé de tenir une sorte de journal où il racontait ses journées à Sid. Il tint le rythme durant deux semaines. Une série de messages comprenait des éloges grasses et peu élégantes sur certains membres féminins de la communauté nocturne.

– Attends, dit Sid, tu as écrit que Felicia avait les plus belles…

Camilo rougit :

– Oui, bon, j’ai aussi dit que ta mère avait du poil aux pattes, mais je ne le pensais pas. Tout comme le message où je te demande si tu veux m’épouser. Il faut avouer qu’elle a un joli derrière, la dragonne. Mais je te rassure, si j’avais un faible pour elle, je le lui aurais déjà dit.

Sid riait de bon cœur :

– Oui, c’est vrai qu’elle est pas désagréable à regarder, même si là, elle se cache sous son manteau en fourrure.

Sid continua sa lecture, hilare. Il lut non pas une, ni deux, mais trois déclarations d’amour enflammées de Camilo. Mais à deux heures du matin, le Protettore déclara qu’il était trop fatigué pour continuer la soirée. Il remercia Camilo pour sa visite et alla se coucher.

Le lendemain arriva et Sidney se leva avec un mal de tête du tonnerre. Cela faisait une semaine qu’il était rentré et sa soirée avec Camilo lui avait donné l’impression qu’il n’était jamais parti. L’Ange Noir se prépara une tisane et s’assit à la table de sa terrasse. Il reçut un message d’un numéro inconnu :

Deuxième leçon en privé.

J’arrive dans 10 minutes.

Prépare tes affaires, nous allons faire une balade.

A.

Dix minutes plus tard, Alberto attendait Sid devant chez lui. Il avait abandonné son manteau de vampire et portait une chemise hawaïenne, un short et des sandales. Le vampire souriait :

– Ne supportant plus la présence d’une troupe d’Anges fantômes et geignards, je me suis dit que j’allais couper court à tout ce que pourrait dire Frasca, alors je t’amène à Fort Cuoresanguinoso. Je te rassure, le fort est vide. J’avais donné la clé à Lino, qui l’a ensuite donné à Vilius qui a fait évacuer le Fort avant que Giacco ne le tue. Il a caché la clé dans les Monts Sans Noms, mais comme j’avais du temps à perdre, je suis déjà allé la chercher.

Il agita une grosse clé ancienne sous le nez de Sid. Le Protettore, encore patraque de sa soirée avec Camilo, grogna :

– Et il est où, ton fort ?

Le vampire regarda autour de lui et murmura :

– Je ne voudrais pas qu’on nous entende, mais il se trouve au-dessus de Spadina. C’était assez près des Monts Sans Noms pour que je puisse aller enquiquiner les dragons, les succubes et autres créatures dont tu n’as peut-être jamais entendu parler, mais assez éloigné pour entretenir la peur que ces montagnes inspiraient à mes sbires.

Sid opina du chef. Il suivit Alberto qui l’emmena à travers toute la Vallée. L’ancien chef du Conseil des Six ponctua le voyage de commentaires sur différents endroits du Val Nessona. Beaucoup de ses remarques portaient sur ses propres exploits, qu’il enjolivait sûrement un peu. Il était difficile de prendre Alberto au sérieux dans son accoutrement de touriste. Sid, toujours victime de migraine, se contentait d’approuver son ancêtre en grognant. Ils longèrent le fleuve Nessona et le traversèrent en arrivant à Spadina.

« Ne supportant plus la présence d’une troupe d’Anges fantômes et geignards, je me suis dit que j’allais couper court à tout ce que pourrait dire Frasca, alors je t’amène à Fort Cuoresanguinoso. »

 

Il faisait une chaleur étouffante et Sid finit par retirer son manteau de Protettore, malgré le protocole disant qu’un Ange Noir devait être reconnaissable quand il faisait une activité en lien avec sa fonction de gardien de la Vallée. Alberto dit à Sid :

– Tu n’avais même pas à le prendre avec toi, ce n’est qu’une petite balade en famille. C’est à cause de moi s’il y a ce protocole ridicule. Un jour, le petit Salvatore m’a interpellé et je lui ai demandé qui il était. Il m’a répondu qu’il était l’Ange Noir et je lui ai dit qu’il n’en avait pas l’air. Il s’est vexé et a édicté cette loi stupide. Malheureusement, il l’a écrite dans la section des lois inamovibles de la communauté nocturne. Quand Lino était le représentant de Nox, celui-ci lui avait laissé les pleins pouvoirs sur la communauté et il les a gardés quand son frère était en formation, il avait, donc, les mêmes droits qu’un Protettore, dont celui de changer les lois. On a essayé de modifier cet édit à la con concernant l’accoutrement des Anges Noirs, mais on n’a jamais trouvé comment s’attaquer à cette section des lois.

Sid soupira :

– Les lois, je ne les connais pas, mais je connais mes principaux devoirs et droits.

Alberto ricana :

– Le vieux grigou qui vous sert de mentor ne vous apprend donc rien ? Zjök est dérangé, mais au moins sa formation était complète et respectueuse des croyances nessoniennes. Je pense que votre Ancien est un peu censuré par une certaine sorcière dont je tairai le nom.

– Il est le fils adoptif de Sangue.

– Ouais, mais en soi, c’est grâce à la blondinette qu’il a son rôle de mentor. Il est plus jeune qu’elle, et connaissant Frasca, elle profite sûrement de son statut de doyenne de la communauté pour jouer les petites terreurs.

Sid soupira :

– Je la connais, c’est quelqu’un de bien.

Alberto grimaça :

– Je connais mieux Frasca que toi pour avoir été chef du Conseil des Six. Et je te dis que tu ignores beaucoup à son sujet.

– Elle m’a sauvé la vie, il y a quelques années.

Le patriarche des Cuoresanguinoso continuait de marcher. Il ne répondit pas tout de suite. Il tourna les yeux vers Sid et lui tapa l’épaule :

– J’ai fait des promesses à mes fils, notamment au sujet de Frasca. Il y a des choses que je voudrais te dire pour appuyer mon opinion, mais je ne peux pas. Tout ce que je te demande, c’est de rester vigilant avec ton amie. Les vampires ont une réputation plus terne que les sorcières, mais celles-ci, même les affranchies, sont de véritables spécialistes du coup de couteau dans le dos.

Sid profita de la discussion pour aborder un sujet proche :

– Pourquoi tu détestes tant les sorcières ? Car j’ai cru comprendre que si les vampires ne les aimaient pas, c’était en partie parce que tu avais motivé leur haine.

Alberto passa une main dans ses longs cheveux :

– Je ne hais pas vraiment les sorcières. Nous avons un profond désaccord théologique et culturel, c’est tout.

– Frasca raconte quand même que vous vous accouplez avec les sorcières et les mortels pour ensuite enlever les enfants issus de ces unions.

Le vampire s’arrêta. Ils étaient sur la pente d’une montagne légèrement au nord de Spadina. Alberto s’assit par terre, dans l’herbe. Il fit signe à Sid de faire de même.

– Disons que les choses ne sont pas aussi simple qu’il n’y paraît, dit Alberto. Je vais te dire la vérité concernant les vampires et les sorcières, et tu imagines bien que je raconte beaucoup de bobards, donc si je te dis que ce que je vais te raconter est vrai, c’est que ça l’est… En fait, notre animosité envers les sorcières est semblable à toute guerre de religion ou d’idéologie. Chacun pense que l’autre a tort et que sa vision du monde est mieux que celle des autres. Les sorcières croient en huit esprits élémentaires, comme la plupart des gens vivant au sud de la Vallée à l’époque, et nous, vampires, partagions notre croyance aux Anges avec les habitants du nord du Val Nessona. C’est la mythologie saffrese, celle du sud, et la mythologie spadinese, celle du nord. Un désaccord, qui amène à la guerre, puis aux préjugés, et finalement à la haine. Nous n’enlevons aucun enfant, nous les protégeons. Imagine-toi ce qu’aurait pu vivre un jeune vampire s’il avait grandi à Treghia parmi des sorcières hostiles, ou parmi des humains pleins de préjugés. Quand je dirigeais les vampires, nous prenions toujours soin d’expliquer la situation à l’autre parent de l’enfant. Mais bien sûr, il en faut peu pour que des rumeurs apparaissent, n’est-ce pas ?

Sid hocha de la tête. Imaginer que Frasca soit raciste le mettait un peu mal à l’aise, surtout qu’il avait toujours considéré la Sorcière Blanche comme une des personnes les plus sages de la Vallée. Alberto sembla lire dans ses pensées :

– Je comprends que Frasca puisse avoir ces idées et ces discours. Je ne pense pas que ça fasse d’elle quelqu’un de mauvais, ça veut juste dire que ce qu’elle dit au sujet de notre peuple n’est peut-être pas objectif. Si tu lui fais confiance, je veux bien me montrer indulgent envers elle, tout comme elle se montre tolérante, à sa manière, à mon égard, par respect pour votre amitié. Cependant, je préfère te mettre en garde, Frasca n’a pas toujours été la gentille petite sorcière des neiges que toi ou ton amie Shadow connaissez.

« Je ne hais pas vraiment les sorcières. Nous avons un profond désaccord théologique et culturel, c’est tout. »

 

Sid demanda :

– Comment ça ?

– Je ne peux pas te le dire, j’ai promis à Sangue de garder le secret. Demande plutôt à Frasca elle-même.

Perplexe, mais toujours dans un état trop vaseux pour insister, l’Ange Noir sortit un bout de pain de son sac et demanda :

– En fait, c’est quoi cette histoire de lignage noble dont parlait Sangue ? Vous faites dans la consanguinité, comme les rois ?

Alberto demanda :

– Tu sais comment sont apparus les vampires et les sorcières ?

Sid répondit :

– Tu me l’as dit l’autre jour. C’est Nabero qui vous a créés pendant la Guerre des Anges.

– C’est la version que je donne devant Frasca, dit calmement Alberto, principalement dans le but de l’énerver. Les sorcières n’ont pas été créées par Nabero. C’est Wiggia, l’Ange de la Magie, et accessoirement un des esprits élémentaires, celui de la magie et de la vie, auxquelles ces grognasses croient, qui a offert ses pouvoirs à une jeune paysanne qui avait perdu sa famille durant la Guerre Angélique. En revanche, moi et les premiers vampires, nous sommes en fait le résultat des expériences de Nabero. Il nous a injecté ce que nous appelons le Venin qui nous a rendus plus rapides et plus forts. Voilà pour ce qui est du début des lignées. Les six premiers vampires devinrent les six chefs de clan. Pour la suite, est-ce que tu es familier avec la génétique ?

Sid acquiesça :

– J’ai fait de la biologie, de la physique et de la chimie au gymnase.

– Bien, j’adore le vingt-et-unième siècle, les gens sont plus ouverts d’esprit que jamais. Avant, quand je parlais de choses aussi simples que ça, on me prenait pour le roi des abrutis. T’es-tu jamais demandé pourquoi les sorcières étaient une bande de mégères et les sorciers aussi rares que la neige en été ? C’est parce que le gène permettant la maîtrise de la Magie des Éléments est dominant chez les femmes et récessif chez les hommes. Ainsi la légende sur les mortels aux cœurs purs accouchant d’un bébé sorcier, c’est une connerie aussi grosse que le derrière de la reine Xercia. Un sorcier naît quand son père a du sang de sorcière dans les veines et que sa mère est une sorcière. C’est comme la couleur des yeux. À l’inverse, le gène vampire est dominant chez tout le monde. Comme nous étions relativement peu, pour éviter les problèmes liés à des relations incestueuses, nous avons décidé de condamner les relations entre vampires. Mais les chefs de clan ne pouvaient pas avoir de relation avec n’importe qui. Il fallait que ce soit une sorcière de haut-rang, une fée, ou n’importe quel autre peuple ayant des capacités surnaturelles. Nos larbins, en revanche, pouvaient avoir une descendance avec n’importe qui. Et vu la réputation que les sorcières nous ont faite, il n’y avait pas forcément beaucoup de personnes intéressées. Les vampires sortaient donc la nuit, lors des fêtes de villages ou lors des célébrations que les sorcières faisaient. Il est arrivé que de véritables romances découlent de soirées enivrées, et j’acceptais sans problème que des mortels vivent à Luzziano, le village que nous partagions avec les sorcières avant la Grande Guerre Nessonienne et la fondation de Treghia en 1334. Je pense cependant qu’avec l’idée de suprématie vampirique qui obsède Giacco, notre peuple est moins nombreux et vieillissant. Il considère que les vampires ne doivent pas salir leur sang avec celui des autres peuples et encore moins avec les peuples « inférieurs » comme les elfes ou les mortels. À ce que je sais il ne reste qu’un peu moins de trois cents de nos semblables, dont certains sont victimes de deux siècles de consanguinité, et il nous faudra des siècles pour rebâtir un peuple digne de ce nom.

– Comment est-on affilié à un clan, alors ?

– C’est très simple, nous, les six premiers chefs de clan, étions des adorateurs de Nabero. Et nous étions les chefs d’une petite communauté comprenant nos familles, d’où notre crainte de la consanguinité ; les chefs de familles devinrent chef de clan et les autres, des vampires affilié à un chef. Au final, un vampire a forcément des liens de parentés lointains avec les membres de son clan.

– Vous n’avez jamais envisagé de vous mettre avec d’autres chefs de clan ?

– Pour qu’il y ait encore plus de risque de se retrouver avec quelqu’un partageant le même sang que nous ? Non. Pareil avec les bas-lignages, sur le long terme, un peuple composé de six familles qui se mélangent a de fortes chances de se retrouver avec de la consanguinité.

À peine Alberto eut-il finit sa phrase qu’il se leva et regarda au loin. Il s’exclama :

– Le voilà ! Mon Fort !

Il pointa du doigt au loin. Mais Sid ne vit rien. Le Protettore le suivit sans conviction. Alberto courait presque. Il hurlait et chantait ses propres louanges et celle du légendaire Fort Cuoresanguinoso. Jester vit au loin ce qu’il avait pris pour une grosse roche : une petite masure de pierres isolée sur le flanc de la montagne. La bâtisse avait l’air délabré. Le vampire continuait de se précipiter dans sa direction. Jester arriva devant la petite maison. Alberto avait l’air ravi, comme un enfant à qui on aurait annoncé que Noël aurait lieu tous les jours. Il se plaqua contre un mur de la masure comme pour prendre le bâtiment dans ses bras :

– Mon magnifique Fort !

Sidney haussa un sourcil :

– C’est ça ce que tu as construit pour rendre les sorcières jalouses ?

Alberto s’indigna :

– Ne pense pas comme ces bécasses ! Tu vaux mieux que ça !

– Désolé, mais moi j’appelle ça un tas de gravats, pas un fort.

– Au cas, où tu l’aurais oublié, c’est ici que la plupart des vampires vivait durant notre âge d’or. Tu penses bien que le fort ne se résume pas à ce, certes modeste, mais magnifique bâtiment.

Il ouvrit la porte et invita Sid à entrer.

La masure ne comportait qu’une pièce vide. Il n’y avait qu’une trappe sur le sol. Alberto l’ouvrit, dévoilant une échelle s’enfonçant à plusieurs mètres dans le sol. Jester et le vampire s’y engouffrèrent.

« Tu penses bien que le fort ne se résume pas à ce, certes modeste, mais magnifique bâtiment. »

 

Quand Sidney posa les pieds sur le sol carrelé, il découvrit une grande pièce ronde encerclée d’une dizaine de portes. Sur les murs, entre les portes, sept bannières étaient accrochées. Sid reconnut les six armes des clans vampires et en face de lui un drapeau strié de six bandes rouges et noires, le drapeau du Conseil des Six. La pièce était trois fois plus grande que la bâtisse qu’il avait découverte quelques instants plus tôt. Il en conclut que le fort devait être immense, mais souterrain.

– Alors Sidney, dit Alberto, prêt à découvrir ton héritage ?

Jester approuva d’un signe de tête et ils partirent explorer le légendaire Fort Cuoresanguinoso.

par

Illustration :