Chapitre 29

Valeria alla faire des courses l’après-midi en ville avec un budget conséquent pour l’occasion. Budget justifié quand les vampires découvrirent leur salle de banquet recouverte de foie gras, de caviar, de poissons, de biscuits salés, de fromages, de vins à ne plus savoir qu’en faire. Les vaincus graciés plus tôt se tenaient éloignés de la table, comme gênés. Niccolò arriva derrière le groupe d’une quarantaine de vampires de tout âge et genre et les poussa vers la table en criant :

– Vous n’êtes pas nos prisonniers, vous êtes nos frères et soeurs qui retrouvez la maison après trop de disputes nous ayant éloigné. Si vous ne faites pas honneur à Corro, notre chef cuisinier, il y a encore quelques places en cellules !

Des six conseillers, il était celui le plus engagé durant la journée pour intégrer les ennemis d’antan à la population du Fort. Sid devait digérer beaucoup de choses, comme Vittoria, à qui Jester avait conté les actes de son arrière-grand-père. Rosanna portait le deuil de sa mère. Massimo s’était chargé de l’application des peines, étant un des moins endeuillés et un des plus endurcis. Valeria était en ville. Il n’y avait que le jeune vampire de bas lignage qui s’était impliqué dans l’acte d’intégration et il le faisait avec le sourire, malgré les circonstances. Au début du banquet, Sid tenta de se concentrer sur le contexte et adressa un discours aux vampires présents, ainsi qu’à Shadow, Zjök et à la compagnie de canonniers qui avait été invitée en remerciement de leur soutien. Frasca, fidèle à elle-même, avait ramené les trois vampires de la Croce Nera et tourné les talons, disant retourner au bar prendre quelques chopes d’avance, et consciente de ne pas être la bienvenue. Sid commença son discours :

– Avant toute chose, je pense que nous pouvons tous retirer ces brassards rouges. Nous n’avons plus besoin de nous distinguer, nous sommes à nouveau un peuple uni !

Une salve d’applaudissements accompagna ses premières paroles. Il continua :

– La guerre laisse des cicatrices, des deuils, des rancoeurs… Il faudra peut-être du temps à chacun de nous pour panser ces blessures, mais je veux d’abord souhaiter la bienvenue à ceux qui sont désormais des nôtres. Si vous n’approuvez pas nos points de vue, vous êtes quand même nos semblables, et votre voix a autant le droit d’être entendue. Vous pouvez en tout temps vous adresser à vos chefs de clan ou à moi-même. J’espère que nous parviendrons à passer outre nos différends et à voir ce qui nous unit plus que ce qui nous divise. C’est pour cela que je ne parlerai pas de victoire ce soir, mais d’union, de la fin d’une époque et du début d’une autre.

Les vaincus applaudirent poliment, visiblement d’accord et rassurés. Sid conclut :

– Mes mots seront brefs, car devant ce banquet, tout discours paraît bien trop long. Mais je tiens à remercier sincèrement Shadow, la Protettrice du Val Nessona, ma collègue et amie, pour son soutien.

Massimo ajouta :

– Sans son appui, jamais je n’aurais fait tomber ce géant de Rino !

Sid invita Shadow à se lever, sous les applaudissements des vampires. Elle sourit, gênée. Sid voulait lui donner au moins brièvement l’attention qu’elle méritait et qu’elle revendiquait avec raison. Jester ajouta :

– Nous remercions également la maison Pürdel pour son soutien et sa participation.

Joküla, assise parmi les elfes invités, se leva :

– Au nom de ma famille et de mon frère qui a passé cet accord avec vous, je vous demanderai simplement de prouver que les vampires ont appris à tenir leurs engagements et nous fournir votre appui quand nous en aurons besoin.

« Vous n’êtes pas nos prisonniers, vous êtes nos frères et soeurs qui retrouvez la maison après trop de disputes nous ayant éloigné »

Le ton sec de la princesse elfe jeta un froid sur l’assemblée. Les conseillers et Alberto grimacèrent en se souvenant des échanges musclés qu’ils avaient eus avec le roi elfe et ses ministres. Joküla semblait être sortie du même moule. Alberto mit un terme au malaise et à la partie formelle :

– Sid oublie sûrement pas mal de gens, ainsi que de nous rappeler ceux qui sont tombés dans la bataille, mais quel meilleur moyen que de se souvenir d’eux qu’en faisant honneur à notre unité retrouvée et à ce banquet royal – certes bien que moins beau que ceux que je donnais en tant que chef. Bon appétit !

Sid put durant le repas boire pour la première fois les vins vampires qu’il n’avait jamais songé à goûter à la Croce Nera. Il constata que, malgré les descriptions dithyrambiques faites par Alberto et la rumeur que chaque clan avait son propre cépage, chaque vin qu’il goûta ressemblait fortement à du merlot, cépage le plus répandu dans le canton du Tessin. Du (très) bon merlot, certes mais l’Ange Noir s’attendait à plus de variété. Quand il en fit la remarque à Alberto, celui-ci s’écria, apparemment outré :

– Tu te fiches de moi ? Goûte ce Cuoresanguinoso de 1654, tu me diras si c’est du vulgaire merlot de bas étage comme les mortels en produisent !

Sid dit :

– Déjà goûté, et oui, c’est du merlot, même s’il est incroyable.

Alberto prit Vittoria à parti :

– Ton paternel était bien vigneron ? Sid n’y connaît rien en bon vin, toi, tu peux lui dire que ce n’est pas du merlot ?

La cheffe des Nosferi, apparemment occupée à dévorer le plus d’amuse-bouches possibles en moins d’une minute, avala difficilement tout ce qu’elle avait dans la bouche et confirma :

– Les six cépages vampires sont une légende. Mon père me disait que c’était tous le même cépage, cultivé différemment à divers endroits de la Vallée. C’est du merlot, modifié peut-être par l’énergie surnaturelle de la Vallée, mais c’est du merlot.

Alberto, médusé, grogna :

– On voit que tu n’es que la fille du vigneron et pas la vigneronne. Je vais demander à la seule personne digne de confiance en ce qui concerne le noble art viticole !

C’est ainsi que, quelques heures plus tard, dans une Croce Nera pleine à craquer, en fête, Alberto demanda à Camilo, devant Sid et Vittoria :

– Goûte ce vin et dis-moi le cépage !

Camilo prit la bouteille et en but un grande gorgée. Il avala et dit :

– Merlot Maninere, 1553, mauvaise conservation, comme la plupart des vins vampires qui ne se trouvent pas dans ma réserve. Dans un fort abandonné pendant plus de deux cents ans, si personne ne s’occupe des bouteilles, elles sont de moindre qualité.

Sid oublie sûrement pas mal de gens, ainsi que de nous rappeler ceux qui sont tombés dans la bataille, mais quel meilleur moyen que de se souvenir d’eux qu’en faisant honneur à notre unité retrouvée et à ce banquet royal – certes bien que moins beau que ceux que je donnais en tant que chef. Bon appétit !

Alberto vociféra :

– Une fée, et pas n’importe laquelle, a enchanté la cave du Fort pour que les vins ne se changent pas en vinaigre et tu me dis qu’il n’est pas bon ! D’autant que les conditions de conservation sont optimales dans mon Fort : sous terre, pièce à la meilleure des températures possibles ! Et depuis quand on doit s’occuper d’un vin, espèce d’escroc ! Le pire, c’est que tu confirmes que mon peuple cultive depuis la nuit des temps un vulgaire merlot !

– Comme presque tous les vignerons du Tessin, fit Camilo en reprenant une rasade de vin. Mais je te rassure, le vôtre est bien meilleur, même dans cet état. Je pense que c’est dû aux étoiles dans le ciel de la Vallée si le merlot nessonien est aussi bon, ainsi que toutes les autres conditions naturelles favorables. Et pour ce qui est de la conservation, la magie ne fait pas tout. Si on garde des vins nessoniens ou simplement âgés de plusieurs siècles, il faut du savoir-faire. Si tu veux, je te rachète la réserve de Fort Cuoresanguinoso et j’essaye d’en faire quelque chose. Vu qu’à l’heure actuelle, je ferais mieux de me fournir chez Antonio ou dans ma réserve, disons que je t’achète ton stock pour trois mille saphirs.

Alberto commença à s’en prendre au barman sous les yeux moqueurs de Jester et Vittoria. Pour la première fois, les vampires pouvaient se mêler à la communauté nocturne sans craindre de se faire attaquer et c’était un plaisir de les voir chanter, boire et danser avec les centaures et les mages. Sid remarqua Frasca assise au bar, toujours en armure, en dehors du plastron qu’elle avait retiré. Ses épaulières et ses grosses jambières en métal étaient toujours tachées de sang. Elle semblait ruminer dans son coin.

– Tu n’es pas obligée de tirer la gueule, fit Sid en s’approchant d’elle.

La sorcière tourna la tête et soupira :

– Désolée, un peu trop de vampires à mon goût dans ce bar, ça me rappelle de mauvais souvenirs.

– Je voulais te remercier en mon nom et celui du Conseil pour ton aide précieuse.

– Pas besoin de remerciements, les amis sont là pour ça.

– Donc tu es désormais une amie des vampires.

– Génial, grommela la Sorcière Blanche.

Sid dit calmement :

– Ce n’est pas la présence des vampires qui te met dans cet état. Personnellement, je voudrais pouvoir fêter la chute de Giacco avec mes amis et, malheureusement pour toi, tu en fais partie.

Frasca fronça des sourcils, elle se méfiait. Elle ne devait pas avoir la conscience tranquille après ses sorts de tabou.

– Et cette histoire sur mon passé ?

Sid sourit, de la manière la plus innocente possible :

– Je le découvrirai en temps voulu, et puis je suis ami avec la Frasca du présent, pas celle du passé.

La sorcière tapa gentiment sur l’épaule de Sid :

– Tu vois, ce n’est pas si important. Je suis contente que tu sois passé à autre chose et de retrouver le Sid qui me faisait confiance et en qui j’avais confiance. Vu que le Vieux est mort, c’est à nous d’organiser la Fête des Peuples Perdus.

– En parlant de ça, la mort de l’Ancien n’a pas l’air de te tourmenter tant que ça.

– J’ai eu une pensée pour lui, mais je ne suis pas du genre à faire des minutes de silence ou ce genre de foin. C’est comme ça, j’ai vu beaucoup de gens mourir. Mis à part si c’est un proche, comme toi, je ne vais pas pleurer longtemps.

Sid la regarda dans ses yeux bleus comme le lac Saffro et vit une profonde sincérité quand elle parlait de leur proximité. Il changea de sujet :

– Donc, nous parlions de la Fête des Peuples Perdus ?

– Oui, c’est un événement important, d’autant que les dernières n’étaient pas des plus joyeuses, Lunos n’étant pas un Ange Noir des plus enthousiastes et souriants. Il est mort peu de temps après la dernière édition, et toi tu es né. L’idée, c’est de faire une soirée comme celle-ci, en plein air, où on est libre de se déguiser selon les costumes des peuples ayant disparu de la Vallée, ou vivant cachés comme les dragons.

« Désolée, il y a un peu trop de vampires à mon goût dans ce bar, ça me rappelle de mauvais souvenirs »

– Bien, je te laisse organiser ça avec Camilo. Ces prochains jours, je vais tenter de rester le plus proche possible de mon peuple, pour éviter que…

– Les vaincus ne soient mis à l’écart ou qu’ils soient victimes de leur passé. Je peux comprendre. À mon avis, vu l’âge de la plupart de tes gens, et leur attitude joviale, tu ne devrais pas trop t’inquiéter.

Un groupe de nymphes proche semblait hésiter entre se rapprocher de Sid et se tenir éloigné de la sorcière. Frasca avait toujours un effet dissuasif sur les groupies de Jester. Camilo monta sur son comptoir et hurla :

– À la mort de Giacco et au retour des vampires parmi la clientèle de l’établissement familial ! Des gars aussi gais que vous, c’est bon pour les affaires ! Alors maintenant, bande de sacs à foin, buvez à souhait ! Au Conseil des Six ! D’ailleurs, que ces six chefs de clan se montrent ! Qu’on puisse leur porter un toast de façon officielle ! Tiens, je vois déjà leur chef !

Il prit Sid par le bras et le força à monter sur le bar, renversant les verres et les chopes s’y trouvant. Le barman repéra les autres chefs qui se laissèrent porter sans rechigner à l’exception de Rosanna, toujours endeuillée par la mort de Wanda, qui finit par rejoindre les autres à contrecoeur. Jester se demandait si l’antique comptoir allait supporter longtemps le poids de six adultes, mais il tint suffisamment longtemps pour qu’une salve d’applaudissements enthousiastes et de hourras accompagne le toast porté par Camilo. Massimo constata :

– On est le premier Conseil des Six à avoir droit à un tel accueil, même sous Lino les gens n’aimaient pas trop notre peuple, à quelques exceptions près.

Niccolò, qui ne supportait de toute évidence pas l’alcool, était déjà bien éméché. Sid surprit Rosanna, le visage grave, en train de le tenir par le col pour lui éviter de tituber. Il tenta quand même de tenir un discours, mais seules quelques syllabes à peine audibles purent sortir de sa bouche.

– La prochaine fois, rappelle-moi d’éloigner toute boisson alcoolisée de tes lèvres, marmonna Rosanna.

La complicité entre les deux chefs de clan, si différents, faisait sourire Sid, Rosanna étant toujours présente pour veiller sur Niccolò, à la manière d’une grande sœur, ou peut-être plus. Le chef des Maninere, quant à lui, semblait être une des rares personnes à savoir faire sourire la fille de Wanda. Sid commençait à sentir le bois souffrir du poids des six vampires, il les fit descendre du bar. La soirée continua dans la joie et la bonne humeur. Nul ne put dire si elle dura le temps d’une seule nuit, Sid quittant le bar alors que le soleil brillait haut dans le ciel. Il rentra chez lui seul, sans peur, sans crainte. Il put se tenir droit sur sa terrasse se disant fièrement pour lui-même :

– Je n’ai plus peur.

Il monta dans sa chambre et se jeta sur son lit, s’endormant tout habillé, ses lames toujours attachées aux poignets, l’épée à la ceinture. Il dormit jusqu’au lendemain.

« À la mort de Giacco et au retour des vampires parmi la clientèle de l’établissement familial ! Des gars aussi gais que vous, c’est bon pour les affaires ! Alors maintenant, bande de sacs à foin, buvez à souhait ! »

Il alla s’acheter un nouveau portable à Locarno en Arlecchina. C’était la première fois qu’il retournait en ville, dans la civilisation depuis son retour au Tessin. Il put savourer la sensation de liberté sur les routes modernes avec sa moto. Une fois son nouveau portable allumé, il envoya son nouveau numéro aux contacts dont il se souvenait du numéro, sauf à un qu’il préféra appeler :

– Franck Altreï ?

Sid sourit en entendant la voix assurée de du détective. Il lui répondit :

– C’est Sidney, j’ai changé de numéro et je voulais avoir de vos nouvelles, à Laura et à toi.

Franck s’exclama :

– Sid ! Comment va l’Ange Noir du Val Nessona ?

– Je vais bien, tu peux ajouter chef du Conseil des Six à mes titres officiels. Et toi ? Sam m’a apporté un journal parlant de ton affaire en Egypte.

Franck soupira :

– Ah oui… Je t’en parlerai une fois entre quatre yeux, c’est un sujet confidentiel pour lequel j’aurai besoin de tes talents d’informaticien.

– Je vais passer à Lausanne prochainement pour une petite semaine, on pourra en discuter. J’étais content de savoir que Laura et toi étiez relativement en pleine forme.

– Oui, mis à part son bras, une simple entorse en pourchassant le suspect, Laura se porte comme un charme. Tu pourras me raconter ton retour dans le Val Nessona. Si tu es devenu chef du Conseil des Six, c’est que tu as pu vaincre ce qui te retenait de rentrer.

– Oui et je voulais te dire merci. Je sais que Laura et moi étions, et sommes, encore très proches, mais c’est toi qui m’a convaincu de rentrer et de faire face à mes responsabilités.

À l’autre bout du téléphone, le détective dit d’un ton neutre :

– De rien. Je savais que tu y arriverais.

Franck avait toujours ce ton neutre qui ne laissait pas de place au doute, comme s’il était conscient de dire les choses justes, ce qui avait le don d’exaspérer ses collaborateurs. Après le coup de fil, Sid planifia son séjour à Lausanne. Il ne voulait pas que les nocturnes y voient une nouvelle fuite, il ne partirait qu’une petite semaine et, si Shadow voulait l’accompagner, il comptait l’inviter à le faire. Il avait certaines choses à régler à Lausanne et des affaires à déménager, et il voulait s’y atteler le plus tôt possible. Se promener dans Locarno lui faisait du bien. Même s’il était à nouveau intégré dans la Vallée, la civilisation avait tendance à lui manquer, surtout sa ville, Lausanne. Mais aussitôt qu’il voyait ses vampires, le remerciant, découvrant le monde et s’ouvrant au reste de la Vallée, il quittait ses pensées nostalgiques et se tournait vers le présent. Ne plus se laisser submerger, accepter la nostalgie et vivre avec. Il ne pouvait pas remonter le temps, pour empêcher les crimes de Giacco, pour ne pas abandonner le Val Nessona pendant cinq ans, et même s’il le pouvait, il ne le ferait pas. À quoi bon ? Peut-être que les choses auraient dégénéré d’une manière bien pire. Et si Lausanne restait sa ville, le Val Nessona était sa famille, sa patrie. Il monta sur sa moto et rentra à Capriggio. Les jours passèrent et il voyait ses amis préparer la Fête des Peuples Perdus au pied des Monts Sans Noms à quelques kilomètres au nord de Spadina. Il rendait service en tirant avec l’Arlecchina des remorques pleines de boissons et de nourriture.

L’Ange Noir était aussi très impliqué au Fort. Durant la guerre, les loyalistes s’étaient installés dans l’immense complexe, dont seules quelques pièces avaient été rénovées par Alberto. Depuis la fin du conflit, les vampires repeignaient, comblaient des murs, modernisaient. Il fallait dire que la population du Fort avait doublé avec les anciens fidèles de Giacco, et même quelques vampires qui étaient d’abord restés au Monte Gattino s’étaient décidé à descendre rejoindre le Conseil des Six. Il n’y avait malheureusement pas assez de pièces pour que chaque vampire ait une chambre individuelle, mais suffisamment pour qu’ils ne soient contraints de la partager qu’avec un ou deux autres membres de leur clan.

« Tu pourras me raconter ton retour dans le Val Nessona. Si tu es devenu chef du Conseil des Six, c’est que tu as pu vaincre ce qui te retenait de rentrer »

Sid, Alberto et Massimo s’étaient attelés à la tâche de remplir chaque pièce du Fort afin d’en faire une petite cité souterraine reliée cette fois au Labyrinthe. Les anciens vampires des catacombes aidaient les trois vampires à qui Sid apprenait les bases de ses connaissances à perfectionner le plan du Labyrinthe, amplifiant la zone d’influence du Conseil des Six jusqu’aux mines de Fjörstad et aux égouts de Treghia. Sur le long terme, Jester comptait utiliser cet espace pour agrandir le Fort, quand le peuple vampire aurait grandi, mais la rénovation du Fort de base était déjà un travail long et chronophage. Un jour, alors qu’il aménageait une chambre avec Alberto, celui-ci lui dit :

– Quand tu as affronté Giacco, j’ai vu quelque chose que je n’avais pas vu depuis des siècles.

Sid leva la tête et dit :

– Pourtant, je n’ai fait qu’utiliser un mélange des techniques que je connaissais déjà.

– Il y avait des étincelles argentées qui émanaient de tes jambes. Ce n’était pas la Majesté des Chefs, ni de la Magie Argentée, c’était de la puissance angélique pure.

– Tu peux développer ?

Alberto lança le matelas sur le sommier tout juste monté et expliqua :

– Les Anges Noirs ne sont que des semi-Anges, des personnes à qui on a confié une infime partie du pouvoir des vrais Anges. Aucun d’entre eux n’a jamais réussi à développer assez de puissance pure pour qu’elle se manifeste physiquement.

– Tu connais mieux les Anges que moi, si tu le dis c’est que c’est vrai.

– Quand ils marchaient dans la Vallée, ils étaient plus de trois cents, et aucun d’entre eux n’avait la même couleur énergétique. Par exemple, Thanata se manifeste par une sorte de lumière blafarde, comme le soleil qui se reflète sur la neige, Wiggia, elle, a une puissance qui est d’un blanc immaculé. Pour d’autres cas célèbres, Nabero a une énergie rouge, Conisciu, une bleue… Parmi toute cette palette, aucun Ange n’avait d’énergie argentée comme toi.

– Ce qui veut dire ?

– Que tu es probablement bien plus puissant que ce que nous avons tous, toi compris, pensé. Malheureusement, la puissance d’un Ange se contrôle avec peine, il leur fallait des siècles pour la maîtriser.

Sid mit en place les oreillers sur le lit et demanda :

– Pourquoi moi ? Enfin, il y a eu douze Anges Noirs avant moi, pourquoi aucun n’aurait eu cette énergie et moi oui ? Je veux dire, j’ai beau être un vampire, mais ma famille n’a rien de commun avec nous. J’étais la dernière personne dans la Vallée à être destinée à m’investir autant dans la communauté. Mes parents ne vivaient pas ici, ne connaissaient rien des légendes locales et pourtant, je suis devenu l’Ange Noir et le chef du Conseil des Six. Sur treize Anges Noirs, je suis celui qui a le moins de liens avec le passé de cette Vallée, mais je serais le seul à être un Ange à part entière ?

Le vampire connaissait sûrement la réponse à la question de Sid. Il finit d’arranger le lit et dit :

– Parce que tu es peut-être plus spécial que ce que tu veux bien croire et parce que la marque des Anges Noirs réveille les potentiels enfouis. Et puis, même si ta famille proche est aussi dans ce cas, tu es mon descendant, tu es de toute façon exceptionnel. Ne t’inquiète pas, je notais juste cette particularité, qui pour ma part ne m’étonne qu’à moitié. Peut-être qu’un jour, tu arriveras à la canaliser et à l’utiliser, mais ça va prendre du temps. Même sans la puissance des Anges, tu es un sacré morceau.

Sid se mordit la lèvre. Encore des secrets et des mystères. Alberto avait l’air de donner des informations précieuse et honnête, mais au compte-goutte, et il semblait le faire pour une bonne raison. Il tapa dans le dos de Jester :

– Bon, aujourd’hui, c’est le jour où on m’a sacré Alberto le Magnifique. En hommage à cette fête traditionnelle, j’ai demandé à Corro de nous préparer des plats chinois.

– C’est d’une logique implacable, souffla Sid.

– Primo, ça l’encouragera à découvrir d’autres recettes et secundo, depuis un voyage à Shanghai au début du siècle passé, je rêve de redécouvrir les saveurs d’Orient, et je ne parle pas d’un vulgaire fast-food. Alors ces recettes, entre les mains d’un expert comme Corro, devraient me rappeler ces mets si savoureux.

– En fait, entre le dix-huitième siècle et aujourd’hui, tu as fait quoi ?

« Tu es probablement bien plus puissant que ce que nous avons tous, toi compris, pensé »

– J’ai été pirate dans les Caraïbes, j’ai volé un bateau au port de Liverpool et je l’ai baptisé le Requiem. Quelques vampires m’avaient accompagné, je leur avais confectionné un onguent pour supporter le soleil – j’ en ai perdu la recette d’ailleurs, il faudrait que j’y retravaille, ça pourrait être pratique – et nous chassions les trésors les plus fous. Puis je suis devenu contrebandier à la fin de l’âge d’or de la piraterie : opium, armes, alcool. Je me suis ensuite installé à Chicago où j’ai mis mes talents au service de chefs de gangs. Enfin dans les années septante, je suis rentré en Europe, faisant le tour des grandes villes et des musées, fréquentant des universités afin de toujours en apprendre un peu plus. La suite, tu la connais : je suis rentré et j’ai veillé sur toi.

– Tu n’as jamais songé à faire des choses légales ? Je veux dire, tu t’es reconverti en pirate, en contrebandier, en gangster… Tu as toujours agi comme un criminel.

– Disons que je n’ai jamais perdu mon éthique, mais je préférais l’adrénaline et le frisson d’une vie de cavale que le calme plat d’une vie comme celle qu’a vécu Lino en Ecosse.

Sid tapa dans le dos de son ancêtre et fit :

– J’ai hâte que tu nous contes tes aventures, imagine-toi devant un feu, à nous raconter comment tu as trouvé le trésor du Capitaine Kidd…

– Oh, ce n’est de loin pas ma meilleure histoire et ce butin était clairement surestimé, il est avec le reste dans la salle des coffres. Je dois avouer que j’étais déçu, j’ en ai entendu parler une nuit de pleine lune dans une taverne de Tortuga où on me connaissait sous le nom de « l’Italien » à cause de mon accent, même si on m’a aussi surnommé « Le Loup » à cause de mon allure et de mes dents…

Il commença à narrer une de ses aventures avec son style habituel, s’emmêlant dans des détails drôles mais sans importance, mimant des duels à l’épée. Une nouvelle ère avait commencé pour les vampires, mais les anciens et leurs histoires auraient aussi leur place dans les couloirs ou au coin d’un âtre, afin d’émerveiller les plus jeunes.

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