Chapitre 10

Les jours passèrent et Sid se sentait de mieux en mieux. Bien qu’il sentait encore le scepticisme de certains à son égard, il avait l’impression de s’être réintégré à la communauté nocturne. Il passait ses journées sur sa terrasse, recevant occasionnellement la visite d’Alberto, de l’Ancien ou de Frasca, puis rejoignait les autres à la Croce Nera la nuit tombée. Durant les neuf jours qui avaient suivi sa blessure, il avait souvent songé à appeler Shadow pour lui proposer en personne de suivre le même entraînement que lui, mais de peur de se faire rembarrer, l’Ange Noir avait renoncé. De plus, la descendante de Nox n’avait plus montré le bout de son nez à la Croce Nera depuis le soir où elle avait ramené Sid blessé. Le matin de son dernier jour de repos, Jester enfila un simple t-shirt et des jeans, il avait l’intention de rendre visite à Shadow, en tant qu’ami et non pas en tant que Protettore. Saffro se trouvant à trois heures de marche, Sid se dit que ça lui permettrait de jauger l’état de son genou. Le trajet jusqu’au village se trouvant au bout du lac était en pente descendante. Sid passa sur le chemin qu’avait emprunté Shadow avec sa moto quelques jours plus tôt. Le ciel était dégagé mais une légère brise alpine rafraîchissait le Protettore pendant sa marche. Il arriva au Ponte Minore sans avoir à se plaindre de son genou. La dernière demi-heure de route fut plus dure, le soleil tapant fort en début d’après-midi. Arrivé à Saffro, Sid se dirigea vers la maison de Shadow. Quand Jester avait quitté la Vallée, elle vivait encore avec ses parents, mais au cours de ses soirées à la Croce Nera, Sidney avait appris qu’elle avait emménagé seule dans une maison voisine de celle de sa famille. Il sonna à la porte. Personne ne répondit. Pourtant l’Ange Noir entendait des voix provenant de la maison. Il fit le tour de la demeure de Felicia. Il entraperçut la moto de la propriétaire des lieux. Sidney vit aussi un joli coin de gazon où se trouvaient des cibles calcinées et trouées de balles. Il entendait la voix de Shadow par la fenêtre :

– Je t’interdis formellement de lancer tes exorcistes sur lui !

Une autre voix s’éleva. C’était celle de Carletta, l’exorciste :

– Ne me donne pas d’ordre, Felicia ! Ce vampire a tué trois de mes hommes !

La Protettrice répliqua :

– Parce que tes larbins ne sont pas fichus de réfléchir avant d’attaquer !

– Ils ont attaqué un vampire ! Les vampires sont nos ennemis !

Shadow lança :

– Bien, alors si tes exorcistes tombent sur Sid, ils vont aussi essayer de le tailler en pièces ? Et s’il se défend, tu vas ordonner qu’on l’arrête pour le mettre à mort ?

« Bien qu’il sentait encore le scepticisme de certains à son égard, il avait l’impression de s’être réintégré à la communauté nocturne. »

Sid, gardant une oreille attentive aux éclats de voix, sonna et ouvrit la porte de la maison. Il s’y engouffra en catimini jusqu’à ce qu’il voie Shadow, en tenue de sport, et Carletta, dans ses vêtements d’exorciste, debout dans le salon de la Protettrice. L’exorciste répondit à sa cousine :

– Tu ne comprends donc pas ? Bloodheart est un petit Ange Noir qui ne ferait pas de mal à une mouche. Alberto Cuoresanguinoso est non seulement l’assassin de trois membres de mon ordre, mais également un psychopathe multirécidiviste, qui a causé plus de mal que de bien. C’est un ennemi des mortels, et c’est le rôle des exorcistes de protéger ceux qui ne peuvent pas lutter contre des monstres pareils.

Felicia fulminait, au sens propre comme au figuré. Elle pointa Carletta du doigt :

– Je t’ai autorisée à m’aider pendant que j’assurais la protection de la Vallée. Tu étais bien contente que je te donne des ordres du moment que tu pouvais jouer la gendarme et faire preuve de l’autorité qui n’a plus été accordée à ton ordre de fanatiques depuis des siècles. Si je considère que la mort de tes exorcistes est regrettable, mais de leur propre responsabilité, et qu’Alberto n’est pas coupable, tu l’acceptes. Sinon notre accord est rompu, toi et tes maniaques anti-nocturnes retournez dans votre trou à rats que vous appelez quartier général, mais vous ne bénéficiez plus de ma protection. Ce qui veut dire que, si vous posez la main sur Alberto, ou même sur la moindre petite sorcière, vous risquez de vous retrouvez avec Sid, Frasca et toute la communauté nocturne aux fesses, et suivant comment, je serai même ravie de leur prêter main forte.

Carletta cracha par terre. Elle pesta :

– Ce qui m’afflige, cousine, c’est que non-contente de protéger un criminel recherché par notre ordre depuis des siècles, tu envisages de t’entraîner avec lui. Et ce qui m’attriste par dessus tout, ce n’est pas que tu ne sois pas d’accord avec la cheffe des exorcistes, mais que tu n’écoutes pas ce que ta propre famille a à te dire.

Felicia explosa :

– Sors de chez moi ! Et ne t’avise plus d’utiliser notre lien de parenté pour me faire accepter tes inepties réductrices et me faire culpabiliser !

Carletta se retourna et se retrouva face-à-face avec Sid. Ce fut aussi à ce moment que Shadow le remarqua. L’exorciste fronça le nez et lança :

– Dragons, vampires, sorcières… au final, vous vous valez bien tous autant que vous êtes, aucun intérêt pour le bien-être de ceux qui ne veulent pas jouer avec la magie et qui veulent rester à l’écart de vos guéguerres !

– Sors d’ici, tonna Felicia à l’adresse de sa cousine.

Une fois que Carletta fut sortie de la maison, Shadow prit Sid par le bras et lui fit la bise :

– Salut, je ne m’attendais pas à te voir ici.

Le Protettore soupira, soulagé :

– Je pensais que tu me jetterais dehors. Je suis désolé d’être entré, j’ai sonné deux fois et j’ai entendu des cris, donc je me suis permis de venir à l’intérieur.

Shadow sourit timidement à Jester :

– En temps normal, je t’aurais hurlé dessus. Mais après une discussion avec Carletta, tout me semble plus supportable. Cette fille est une idiote qui se voile la face au nom de ses idéaux débiles d’exorciste. Elle s’est mis en tête d’arrêter Alberto et de le juger. Elle ne comprend pas c’est qu’ainsi elle risque de mener ses larbins vers un danger de mort certain, ton ancêtre risquant fortement de se défendre. Enfin bref… Que puis-je faire pour toi ?

L’Ange Noir répondit :

– Je sais que l’on n’est pas en de très bons termes, mais comme je ne t’ai pas vue à la Croce Nera, je m’inquiétais.

Shadow quitta la pièce, Sidney sur ses talons pour se rendre dans une salle apparemment dédiée à l’exercice physique.

« Dragons, vampires, sorcières… au final, vous vous valez bien tous autant que vous êtes, aucun intérêt pour le bien-être de ceux qui ne veulent pas jouer avec la magie et qui veulent rester à l’écart de vos guéguerres ! »

Elle commença à frapper un sac de sable avec ses poings et ses pieds comme si le Protettore n’était pas avec elle. Cependant, elle répondit :

– C’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais je vais bien. Comme tu peux le voir, ça fait une semaine que je m’entraîne intensément. À ta différence, je n’ai pas la puissance des Anges de mon côté. Malgré mon sang de dragon, si je ne m’exerçais pas, je serais aussi vulnérable que n’importe quel mortel. Et vu que l’on va s’entraîner ensemble, je préfère être prête à te mettre K.-O.

Elle fit signe à Sidney de lui tenir le sac de sable afin qu’elle puisse donner des coups plus fort sans craindre un retour de balancier. L’Ange Noir s’exécuta :

– Tu as accepté l’offre d’Alberto ?

Shadow donna un coup de pied dans le sac et répliqua :

– Non, Zjök m’y a contraint. Je m’entraîne  depuis plus de dix ans pour être aussi forte qu’un Ange et je peux me vanter d’y être arrivée sans avoir eu besoin de l’aide de personne, si ce n’est de Zjök. Toi, tu es fort, rapide et tu récupères vite, mais regarde-toi, tu n’as pas un corps d’athlète, tu n’as pas eu besoin de travailler pour pouvoir marcher seulement dix jours après t’être fait mettre le genou en pièces.

Sid soupira :

– Je me suis entraîné à Lausanne.

– Ah oui ? Et à quoi ? À être le plus gros buveur de la Vallée ? Ou le plus gros mangeur de hamburger du Tessin ? Excuse-moi, Sidney, mais j’ai plutôt l’impression que tu t’es laissé aller.

Jester s’indigna :

– Sous-entendrais-tu que j’ai pris du poids ?

– Et pas qu’un peu, mon gros vampire !

Sid se vexa. Il s’était entraîné à l’épée et au tir pendant cinq ans. Il avait passé des mois à faire des pompes en se levant et des abdominaux en se couchant. Il le dit à Shadow.

– Je ne sais pas, répondit-elle, moi, j’ai besoin de me muscler pour être aussi forte que toi. Toi, même avec tes quelques kilos en trop, tu es capable de battre une personne lambda à la course. Je n’ose imaginer ce que ce serait si tu avais plus de puissance musculaire. Peut-être qu’avec ton métabolisme d’Ange, il ne faut pas cent pompes ou deux cents abdos, pour que ça fasse une différence, mais plutôt neuf cents ou mille. En attendant, je me garde le droit de te traiter de vampire rond comme un tonneau. De toute façon, même en l’état actuel des choses, tu as assez de force pour coller un œil au beurre noir à un centaure, fit la Protettrice.

Sid regarda son ventre. Certes, on ne pouvait pas admirer des muscles luisants de sueur comme sur celui de Shadow, mais il ne se trouvait pas si gros que ça. Il soupira :

– Tu as vraiment besoin de me rabaisser ?

En continuant de frapper le sac de sable, la jeune femme répondit :

– Il faut bien que quelqu’un le fasse. Si tu te contentais d’écouter les autres, tu serais persuadé d’être le plus grand Ange Noir de l’histoire. Moi, je ne suis que la conne qui a toujours espéré être digne d’attention, qui vit depuis toujours dans l’ombre des Anges Noirs et qui n’a eu pour alliée que sa fanatique de cousine quand elle a demandé de l’aide. Donc, oui, Sidney, j’en ai besoin pour me retenir de te frapper.

Jester grogna :

– Désolé d’être né. Si ma vue recommence à te piquer les yeux, je peux aussi rentrer à Capriggio.

– Le problème, ce n’est pas que tu sois né. De toute façon, je n’aurais jamais été l’Ange Noir, je suis née quelques années après la mort de Lunos. Je trouve injuste que tout ce que je fais, que tout ce je suis, passe après tes moindres faits et gestes. Si je cherche à me retenir de te frapper, c’est, qu’en dehors de ta disparition pendant cinq ans, je sais que tu n’y es pas pour grand chose et que tu ne mérites pas que je te cogne, continua-t-elle en tapant dans le sac. Mais écoute, je suis la descendante de Nox et mon père ne cesse de me rebattre les oreilles avec ça depuis que mes pouvoirs draconiques se sont manifestés. Mon père est un amoureux de la saga des Anges Noirs. Et Zjök qui passe son temps à parler des ses anciens élèves, même du plus insignifiant. Sans oublier bien sûr que depuis que j’ai intégré la communauté nocturne quand j’étais adolescente, je suis dans l’ombre d’un grand idiot de vampire que tout le monde ne cesse d’encenser : « Jester est un excellent escrimeur, on sent qu’il a le talent de ses ancêtres », « Sidney a un si grand cœur », « Sid a encore inventé quelque chose de formidable »…

Sid bloqua le poing que Shadow allait envoyer dans le sac. Il fixa ses yeux bruns aux reflets dorés et dit :

– Jester se serait fait tuer par les vampires sans Shadow, l’autre soir.

La jeune femme retira son poing de la main de Sidney et grogna ;

– N’exagère pas, tu n’avais qu’un genou blessé et tu peux déjà remarcher. Et pour la bande de suceurs de sang qui nous a attaqués sur la route, c’est toi qui les as éloignés. Je me serais contentée de les dépasser le plus vite possible. Alors pas de pitié avec moi. Je t’ai aidé, c’est tout. De plus, je l’ai fait à la demande de l’elfe.

Elle continua son entraînement durant une vingtaine de minutes, sans dire un mot. Sid hésita à partir, mais quand il s’apprêta à quitter Shadow, celle-ci le retint :

– Je vais à la Croce Nera, ce soir. Si tu veux bien m’attendre, je peux te prendre à moto, ce sera plus agréable pour ton genou que de refaire le trajet en sens inverse. On fera une escale chez toi pour que tu puisses prendre un manteau d’Ange Noir et on ira au bar ensemble.

Sid alla donc s’asseoir dans le salon pendant que Felicia alla prendre une douche. Il était mal à l’aise de s’être imposé chez sa « collègue », mais ça lui avait fait du bien de pouvoir discuter avec elle comme il avait eu l’occasion de le faire parfois avant son départ pour Lausanne.

« Désolé d’être né. Si ma vue recommence à te piquer les yeux, je peux aussi rentrer à Capriggio. »

Il regarda l’épée d’argent de Shadow déposée sur une étagère. Elle était plus fine que la sienne et la garde était grise, les motifs l’ornant rappelaient des écailles. Felicia entra dans la pièce portant le blouson noir qu’elle privilégiait pour aller en moto. Elle accrocha l’épée à sa ceinture et lança :

– On peut y aller ?

Sid hocha la tête pour approuver. Il dit à Shadow :

– Je préfère quand tu portes ce blouson que ton gros manteau de fourrure.

– Pourquoi ? Je ne suis pas digne de porter un uniforme de Protettore ?

– Non mais ce blouson, c’est un peu ton uniforme et pas celui de Nox. Si tu veux, on peut descendre un jour à Locarno pour te trouver de quoi faire un véritable manteau de Protettrice qui serait le tien, celui de Shadow.

La jeune femme se plaqua la main sur la tête :

– Je me souviens maintenant pourquoi je ne te supporte pas.

Elle tendit un casque à Sidney et monta sur son deux-roues. Elle conclut sa phrase avec un sourire en coin:

– Tu te comportes comme si nous étions les meilleurs amis du monde, alors que nous ne le sommes pas. C’est agaçant.

Shadow enfila son casque en ajoutant quelque chose que Sid ne put entendre.

Après un passage chez Jester, durant lequel Shadow l’attendit à son tour patiemment sur sa terrasse, durant lequel l’Ange Noir put se doucher et enfiler une de ses tenues qui n’avaient pas été rongées par les flammes, les Protettori arrivèrent à l’endroit où la descendante de Nox devait laisser sa moto, trop large pour le sentier menant à la Croce Nera. En marchant, Shadow dit :

– Tu devrais profiter de quand on descendra ensemble en ville pour te choisir un autre uniforme, ce long manteau ne doit pas être pratique pour combattre.

– Je croyais que tu n’étais pas intéressée par une excursion à Locarno avec moi, répondit Jester, et mes tenues d’Ange Noir sont très bien. Frasca les a cousues en s’inspirant des manteaux de chefs de clan et comme je suis le chef légitime du Conseil des Six, ils sont tout à fait adaptés. Je n’ai jamais été gêné pour combattre avec.

– Si tu le dis. Mais je n’ai jamais dit que je n’acceptais pas d’aller en ville avec toi, je t’ai juste dis que tes airs trop amicaux m’agaçaient, d’autant que je ne veux rien devoir à personne et en tout cas pas à toi. En plus tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu as disparu pendant cinq ans.

Sid garda le silence. Ils arrivèrent devant le bar et Shadow se retourna vers l’Ange Noir :

– Un jour, tu devras m’expliquer pourquoi je me suis retrouvée seule pour protéger la Vallée et pourquoi ce n’est que maintenant que tu réapparais. Un vieux, à qui j’ai demandé les raisons de ton absence, m’a dit qu’entre amis, on se laissait choisir la date et le lieu pour les choses importantes. Nous ne sommes peut-être pas copains comme cochons, mais vu que nous sommes collègues, je vais suivre ce conseil. Cependant je ne pourrai pas te considérer comme un ami tant que j’aurai l’impression que tu ne veux pas partager avec moi ce genre de choses.

Sidney s’irrita. Il avait eu l’impression l’espace d’un instant que Shadow et lui avaient pu mettre de côté leurs désaccords et qu’une bonne entente, comme celle qu’ils avaient, malgré leur rivalité, avant son départ, s’était réinstallée entre eux. Jester grogna :

– Si tu ne voulais pas avoir à protéger la Vallée, il ne fallait pas revendiquer le statut de Protettrice !

Il lui tourna le dos et fila dans le couloir menant à la Croce Nera. Sidney sentait Shadow sur ses talons. La jeune femme le retint par l’épaule :

– Je ne tiens pas à faire une scène devant les autres clients du bar, alors discutons-en ici ! Si tu ne veux rien me dire, d’accord ! Mais je tiens juste à ce que tu saches que tant que tu ne te seras pas expliqué devant moi, à mes yeux, faute d’en savoir plus, tu auras déserté pendant cinq ans. C’est tout ce que je voulais te dire !

Sid répliqua en lui attrapant le poignet :

– Comme tu l’as dit toi-même, tu es dans l’ombre des Protettori depuis des années. Si tu savais ce qui m’est arrivé, qu’est-ce qui me dit que tu ne vas pas prendre ça comme un aveu de faiblesse de ma part et vouloir prendre ma place pour de bon ? Et puis est-ce que tu comprendrais ? Pour toi, être le gardien de la Vallée est un honneur, pour moi ça a longtemps été un poids. Tu es quelqu’un de fort qui n’a jamais fléchi même quand tout le monde t’a tourné le dos, Moi, je suis l’Ange Noir qui ne s’est jamais senti capable de remplir sa mission ! Si je te dis que pendant cinq ans, je me suis enfermé dans un appartement aux allures de salle de torture, que j’ai pleuré, flippé à n’en plus dormir la nuit et que chaque instant de répit, je le passais à penser à vous et à votre réaction à mon retour, tu me lâches ? Est-ce que tu peux comprendre ce que c’est que la peur de ne pas être à la hauteur ? As-tu déjà eu des moments de crises où l’angoisse te prend à la gorge et appuie sur ta poitrine si fort que tu n’arrives plus à respirer ? T’en es-tu déjà voulue au point de vouloir te punir jusque dans ta chair ?

Shadow dégagea son poignet de la main de Jester et attrapa l’autre bras de l’Ange Noir, celui où se trouvait le Sceau du Gardien. Elle en baissa la manche et s’exclama en mettant la marque sous le nez de Sid :

– C’est donc ça, les cicatrices que j’ai aperçues cet après-midi !

À la lumière des torches, le bras de Sidney était strié de vieilles coupures, une partie du bras était particulièrement marquée : le Sceau Noir, comme si Sidney avait tenté de le briser à coups de couteau. Les yeux de Shadow semblaient baignés de rage et de larmes:

– Et tu n’aurais pas eu l’idée d’appeler à l’aide, sombre crétin, hurlait-elle, tu as préféré te foutre dans la merde, tout seul, sans personne pour t’aider à t’en sortir !

Elle jeta Sid à terre et cria de plus belle :

– Quelle sorte de monstre suis-je à tes yeux pour que tu penses que je ne puisse pas comprendre ? Tu me vois comme la dernière des connasses pour penser que je te jugerais ou que j’en profiterais contre toi ? Alors maintenant je sais pourquoi tu es resté loin d’ici. Si tu pensais que nous ne serions pas capable de comprendre, tu aurais mieux fait de rester à Lausanne ! Quelle vision as-tu de la communauté nocturne si tu penses que nous te jugerions juste parce que tu as eu des moments de faiblesse ? Nous avons tous souffert dans nos vies, nous pouvons tous comprendre !

Elle rentra dans le bar en rage. Sid se releva et pénétra à son tour dans la Croce Nera. Shadow s’était assise à la table où se tenait Zjök, Frasca, l’Ancien et Alberto. Jester s’assit à la même table. Alberto ricana :

– Vu que vous arrivez en même temps, je déduis que les hurlements provenant du couloir étaient dûs à un désaccord entre vous.

Sid grogna :

– C’est réglé.

Shadow ajouta froidement :

– N’en parlons plus.

« Est-ce que tu peux comprendre ce que c’est que la peur de ne pas être à la hauteur ? As-tu déjà eu des moments de crises où l’angoisse te prend à la gorge et appuie sur ta poitrine si fort que tu n’arrives plus à respirer ? T’en es-tu déjà voulue au point de vouloir te punir jusque dans ta chair ? »

L’Ancien dit :

– Non pas que je sois vexé d’être tenu à l’écart de l’entraînement de Jester, mais je suis curieux. Qu’as-tu derrière la tête, Alberto ?

Le vampire s’éclaircit la gorge. Il dit :

– L’entraînement que je propose à nos deux protégés ne commencera qu’après-demain, le temps que Sidney apprenne les principaux atouts que son sang de vampire lui confère. Ensuite, comme je l’ai dit l’autre jour, il leur manque l’expérience du combat et je vais leur en donner. Zjök m’a raconté que Felicia s’était battue avec lui, tout comme Sid s’est entraîné avec l’Ancien. J’ai cru comprendre par Frasca que mon descendant était capable de rivaliser avec elle dans un combat singulier, à la loyale. Mais sur un champ de bataille, vous le savez bien, tout est différent. C’est de la survie pure et dure et c’est cette expérience qui manque à vos deux élèves.

– Je me suis battue avec des trolls, s’exclama Shadow offensée.

– Et moi, j’ai déjà échappé au Loup-Garou et j’ai tué une dizaine de vampires, ajouta Sidney.

Alberto se tourna vers Zjök :

– Elle n’a affronté que des trolls ? Tes méthodes se font un peu molles…

– Zjök se fait vieux et manque d’idées originales, dit l’elfe.

Alberto tapa dans le dos de Zjök. Il sourit :

– Demain, Sidney viendra me retrouver à la Nécropole. Le jour suivant, je vous attends tous les trois, Jester, Shadow et Frasca, au Fort Cuoresanguinoso. Il y a plus de place pour s’entraîner au combat que dans la Nécropole et je n’ai pas envie de supporter un groupe de fantômes geignards commentant le moindre de nos faits et gestes.

L’Ancien fronça les sourcils :

– Le Fort est à des heures de marche et il est sûrement surveillé, après la bataille qui y a eu lieu. Et Frasca est une sorcière, elle ne sera pas capable d’utiliser la Magie des Éléments dans les souterrains, un enchantement féerique entrave les sorcières dans le Fort.

Alberto sourit de plus belle, son visage rayonnant avait quelque chose de malsain :

– Mais je le sais, non seulement Frasca va m’assister mais elle va en profiter pour s’entraîner elle aussi. Et puis le reste, la surveillance, la distance… Considérez que ce n’est que la première épreuve que je compte faire subir à nos Protettori.

Zjök avait perdu un peu de son sourire rêveur, il dit :

– Felicia n’a jamais affronté de vrais vampires et elle ne possède pas la vitesse des Anges, c’est un vrai danger pour elle. Si c’était un de mes anciens élèves, je n’aurais pas eu d’objection, mais Shadow n’est pas un Ange. Ce qui peut être une blessure bénigne pour Jester peut être mortelle pour elle.

Alberto grinça des dents :

– Si elle court après les vampires depuis aussi longtemps qu’elle le dit et qu’elle n’en a jamais affronté, c’est qu’elle ne fait pas bien son travail et qu’elle a bien besoin de mon entraînement. Si tu te fais du souci pour elle, profite de demain pour lui apprendre ce qu’elle doit savoir.

Zjök se leva :

– Tu vas accepter Shadow demain quand tu entraîneras Sidney ! Qu’elle sache à quoi s’attendre ! Pourquoi ne pas apprendre ce qu’il y a à savoir sur les vampires auprès du plus grand d’entre eux ?

Alberto grogna :

– Ce que je vais apprendre à Sidney est privé. Est-ce que, quand tu as appris à Shadow à utiliser ses pouvoirs draconiques, Sidney était invité ?

– Jester a moins de chances d’affronter un dragon que Felicia de faire face à un vampire. Je crois que si ton protégé est d’accord, tu devrais accepter la présence de mon élève, tonna Zjök.

Ce fut Shadow qui mit fin à l’escalade entre l’elfe et le vampire :

– Je n’ai pas envie de me rendre à la Nécropole avec eux ! Fin de la discussion ! Zjök me dira ce que j’ai à savoir ! Si je vais un jour au Havre des Dragons, je n’aurais pas envie d’avoir Sidney dans les pattes. Je vais devoir supporter Sid pendant l’entraînement, pas besoin de m’infliger un jour de plus avec lui.

Alberto sourit narquoisement à Zjök :

– Ton élève a parlé. Je ne vais pas me risquer à la contredire, nous savons toi et moi que les dragons ont mauvais caractère.

L’elfe ferma les yeux et se tourna vers Shadow :

– Si telle est ta décision, Zjök l’accepte. Je vais tenter de t’enseigner ce que tu ne sais pas encore au sujet des vampires.

Alberto ajouta à l’adresse de Jester :

– Ne t’inquiète pas, une fois qu’on aura éliminé Giacco, on ira faire un tour dans les Monts Sans Noms. Tu as plus de chances que Shadow de voir les dragons un jour. À la différence de l’elfe, je n’ai jamais promis de ne pas montrer le Havre à qui que ce soit.

Shadow fulminait. L’endroit où ses mains étaient posées sur la table fumait. Quand elle les retira, de grosses marques noires étaient apparues sur le bois. Frasca tenta d’apaiser les esprits :

– Demain, Alberto apprendra à Sid les secrets des chefs de clans et ensuite, nous nous unirons pour être plus forts. S’il le faut, j’escorterai Shadow et Sid jusqu’au Fort, à condition que l’on m’indique le chemin.

Il fut décidé, par l’Ancien et Zjök, que Frasca irait chercher Sidney et Felicia chez eux pour les accompagner jusqu’au Fort. Le reste de la soirée ne fut pas spécialement agréable : Zjök, d’habitude si conciliant et calme, y compris quand Frasca le traitait de vieux fou, semblait irrité et Sid et Shadow ne s’adressaient pas la parole. Frasca rassurait l’Ancien :

– J’avais deviné que si ce Fort existait, il serait sûrement conçu ou protégé spécialement contre les sorcières. Je n’utilise que très peu la Magie des Éléments et je ne sais pas si les enchantements des fées sont utiles contre une sorcière de mon niveau.

Alberto expliquait à Sidney :

– Je vais t’attendre en-haut des escaliers qui mènent jusqu’à chez toi, demain. J’ai une surprise pour toi, en plus de toutes celles que j’ai mises dans le Fort en vue de votre entraînement.

Au bout d’une heure durant laquelle chacun réglait ses problèmes de son côté dans une ambiance tendue, Sidney décréta qu’il était temps pour lui de rentrer. Frasca, qui vivait également à Capriggio, se proposa pour le raccompagner.

– Je n’ai pas besoin d’avoir toujours un chaperon avec moi. J’ai l’impression que je ne rentre jamais seul, dit Sid sur la route.

Frasca se gratta la tête en souriant, gênée :

– Ce n’est pas pour te surveiller, tu es capable de tenir tête à quelques vampires de lignée non-noble. Non, je voulais juste être un moment seule avec toi. Depuis le retour d’Alberto, tu es plus facilement fourré avec lui qu’avec ta vieille copine Frasca.

Sid dut admettre que la sorcière disait vrai. Il soupira :

– Je suis désolé, mais maintenant que je suis impliqué jusqu’au cou dans le conflit avec Giacco, je préfère savoir Alberto à mes côtés qu’à l’autre bout de la Vallée.

– J’espère qu’il ne t’a pas trop mis d’âneries en tête au sujet des sorcières, dit Frasca.

Sid sentit une légère indignation, Frasca avait passé des années à traiter les vampires de tous les noms à tort. Mais il appréhendait de perdre son amie s’il venait à trop écouter Alberto ou même à devenir chef du Conseil des Six.

– Il a dit moins de saloperies sur les sorcières que toi sur les vampires, ne put se retenir de dire gravement Jester.

Frasca ne perdit pas son sourire :

– J’admets que je ne suis pas des plus impartiale quand il s’agit de parler de ton peuple. Il faut me comprendre, les vampires ne sont pas non plus les plus sympathiques avec moi. Même Lino qui était quelqu’un de bien ne m’aimait pas, juste parce que j’étais une sorcière. Le seul avec qui j’ai pu vraiment m’entendre était Vilius. Mais je ne sais pas ce qui est le mieux entre traiter les sorcières de pétasses mal lunées ou les vampires d’ivrognes meurtriers voleurs d’enfants.

– Aucun des deux, si tu veux mon avis. Les vampires ne sont pas tous des monstres comme ceux que commande Giacco. Je m’arrangerai pour que le prochain Conseil des Six se montre plus amical avec les sorcières restantes de la Vallée. À ce que j’ai compris, c’est une rivalité puérile qu’il y a entre nos deux peuples.

Frasca s’étira sous la lune. Le ciel était plein d’étoiles. Il n’y avait pas de saison des étoiles filantes dans le Val Nessona, elles étaient visibles toute l’année. En relâchant son étirement la sorcière sourit :

– Tu es le premier chef du Conseil à dire ceci. Je pense qu’Alberto ou le fantôme de Vilius t’ont raconté l’histoire de ton peuple. Sache juste que les sorcières ont essayé plusieurs fois de faire la paix avec les vampires, mais tant Alberto que Lino y étaient opposés. Giacco, je n’en parle même pas.

Jester en profita pour poser une question qui le hantait au sujet de la Sorcière Blanche :

– L’autre jour, Alberto et toi avez parlé des fées. Tu sembles savoir plus de choses qu’il n’y paraît au sujet de leur disparition. L’Ancien m’a dit que j’ignorais beaucoup sur toi et que c’était à toi de choisir quand tu voudrais m’en parler, mais je dois t’avouer que je n’ai pas beaucoup aimé la manière dont tu m’as rembarré, ce n’est pas ton genre d’être aussi agressive.

Frasca ne perdit toujours pas son sourire. C’était une des raisons pour lesquelles Jester appréciait la sorcière, elle souriait la plupart du temps.

« Je ne sais pas ce qui est le mieux entre traiter les sorcières de pétasses mal lunées ou les vampires d’ivrognes meurtriers voleurs d’enfants. »

Elle répondit en prenant la main de Sid et en plongeant ses yeux bleus aussi profonds que le Lac Saffro dans ceux de l’Ange Noir :

– Sidney, tu as passé cinq ans dans le silence le plus complet et je respecte ton choix. Tu es le mieux placé pour connaître l’appréhension que l’autre ne comprenne pas. Un jour, peut-être, je déciderai qu’il est temps de te parler de mon passé, mais tu peux imaginer ce que c’est de vouloir oublier certaines choses. Alors respecte aussi le fait que je ne veuille pas en parler. Il y a déjà Zjök, Alberto et l’Ancien qui le connaissent et ils ne se gênent pas de me le rappeler quand ça leur chante. Même Malissia ne sait pas ce que j’ai vécu avant sa naissance. Alors s’il te plaît, mon Bouffon favori, comprends que je ne veuille pas que mon histoire pourrisse notre amitié.

Sidney répondit :

– Le fait que je sois le chef légitime du Conseil des Six ne risque pas non plus de ternir notre relation ?

Frasca éclata de rire :

– Je n’aime pas les vampires, mais je sais faire la différence entre quelqu’un comme Giacco et quelqu’un comme toi. Je serai toujours là pour toi, vampire ou pas.

Elle laissa Sidney à l’entrée de Capriggio, sous la voûte étoilée. En rentrant chez lui, le Protettore souriait. Bien qu’il doive mener une guerre contre Giacco, malgré la relation mi-figue mi-raisin qu’il avait avec Shadow, les mots de Frasca l’avaient rassuré. En arrivant chez lui, il fit quelque chose qu’il n’avait plus fait depuis son départ de la Vallée cinq ans plus tôt : il s’allongea sur une chaise longue, une des bières que Camilo lui avait apportées quelques jours auparavant à côté de lui, et se noya dans le ciel nessonien, océan de diamants et d’étoiles filantes.

par

Illustration :