Chapitre 2

À la tombée de la nuit, Jester enfila son manteau noir de Protettore. Il sortit de chez lui pour se rendre dans une petite pièce adjacente à la villa. C’était son armurerie. Il ouvrit la grande armoire dans le fond de la salle. Dans le meuble se trouvaient de nombreuses armes : des lames rétractiles que le Protettore pouvait cacher dans ses manches, des épées de diverses longueurs, formes et métaux, des armes à feu, un arc, des flèches, différents poisons, des chaînes, ainsi qu’une paire de lourdes chaussures noires, où il avait dissimulé des lames acérées pouvant surgir à la pression du talon. Il s’équipa de son épée de fonction, en argent. C’était une lame qu’il pouvait manier à une main. Sid enfila également ses chaussures piégées et prit un revolver qu’il chargea de balles argentées. L’Ange Noir sortit de l’armurerie et atteignit le sentier où il avait vu partir Valeria le jour précédent. Il traversa toute la partie ouest de Capriggio avant d’atteindre une forêt sur les flancs d’une haute montagne, le Monte Friccio. La Vallée était entourée de hautes montagnes : au nord, il y avait les Monts Sans Noms, océan de sommets pouvant atteindre facilement les quatre mille mètres d’altitude, mais sur les flancs du Val Nessona se dressaient également plusieurs sommets. Le plus haut était le Monte Nero surplombant le village de Saffro sur la rive nord-est du lac. Le Monte Friccio était la quatrième montagne de la Vallée par son altitude, il surmontait Capriggio qui s’était construite sur les flancs d’une montagne voisine. Sid pénétra dans la forêt et longea le sentier. Il fit face à un amas de pierre et chercha. Il ne souvenait pas vraiment à quoi ressemblait l’entrée du bar du Peuple de la Nuit, ni sa clé. C’était un de ces cailloux sur le sol. Dépité, il se mit à poser le pied sur chaque pierre qu’il voyait, espérant déclencher l’ouverture de la Croce Nera. L’Ange Noir appuya ses grosses chaussures noires sur le moindre gravier se trouvant à ses pieds. Au bout d’un quart d’heure de recherche et à pester, il s’assit sur le bord de la route.

– Tu parles d’un Protettore, je ne suis même pas fichu de me souvenir de comment ouvrir la porte de mon bar favori, soupira-t-il en regardant le sol. Il ne me reste plus qu’à attendre que quelqu’un passe pour me permettre d’entrer.

Sid était à la fois frustré et victime d’un grand sentiment de culpabilité. Il avait vécu tellement de temps hors de la Vallée qu’il ne savait même plus faire le simple geste permettant l’accès au principal lieu de rencontre de la communauté nocturne. Peut-être que ceux qui doutaient de lui avaient raison, peut-être n’était-il plus apte à remplir sa fonction d’Ange Noir. Le Protettore sortit son épée de son fourreau et regarda son reflet dans la lame : il y vit des cernes rongeant un visage pâle, des yeux fatigués en proie au doute. Ses cheveux noirs étaient décoiffés, sans forme. Ce qu’il voyait n’était pas un gardien du Val Nessona, c’était quelqu’un qui s’était bercé d’illusions, pensant qu’après cinq ans d’absence, il serait à nouveau l’Ange Noir, qu’il lui suffirait de revenir pour reprendre sa place. Sidney lança son épée de frustration et se recroquevilla derrière un arbre. La vérité, c’était qu’il avait abandonné ses amis, son rôle, sa Vallée pendant cinq ans, pour une raison que lui-même ne comprenait pas. Quand il avait salué ses amis avant de partir cinq ans plus tôt, il pensait vraiment que ses vacances ne dureraient qu’une année, il ne pensait pas que ce qui était arrivé pendant son séjour à Lausanne pouvait lui arriver à lui, Sidney « Jester » Bartholomew Bloodheart, Protettore du Val Nessona, descendant du clan Cuoresanguinoso. Le jeune homme s’était appuyé, derrière un arbre sur le bord du sentier, les bras tombant sur ses genoux. Il regarda son épée gisant à quelques mètres de lui. Il vit une main se poser dessus et la ramasser. Deux jeunes femmes se tenaient sur la route. Celle qui avait prit l’épée de Sid était vêtue d’une tenue blanche ornée de petits motifs bleus évoquant la neige et le givre. Elle portait une jupe assortie dévoilant des bottes à revers lui montant jusqu’aux genoux. La femme en blanc avait des cheveux blonds ondulés s’arrêtant un peu plus haut que ses épaules. Elle portait aussi de beaux gantelets en acier et des protections du même métal sur les genoux. Une magnifique épée au manche en ivoire pendait à sa ceinture et elle portait un bouclier nacré décoré de flocons de neige de verre sur son dos. Sa complice était vêtue d’une robe à capuchon bleu nuit. Son visage était caché par la capuche de sa tenue. On pouvait discerner une forme de malignité dans les yeux brillant sous le tissu. La blonde dit à l’autre :

– Cette épée ne devrait-elle pas se trouver dans une armoire à Capriggio ?

La femme en bleu dit calmement :

– Aucune idée. Je ne me souviens pas avoir vu cette épée auparavant, même si elle m’évoque quelque chose de familier.

Celle en armure adressa un regard dur à sa compagne.

– Bien sûr qu’elle t’est familière ! C’est l’épée en argent de Sid. Regarde, on reconnaît la garde à ses motifs en forme de chaînes. Et si elle se trouve là, son propriétaire ne doit pas être très loin, conclut-elle.

« Peut-être que ceux qui doutaient de lui avaient raison, peut-être n’était-il plus apte à remplir sa fonction d’Ange Noir. »

Elle se mit à regarder autour d’elle. Sidney entendit les pas de la jeune femme s’approcher de lui. Il ne bougea pas. Le Protettore leva les yeux quand une paire de bottes blanches s’arrêtèrent juste devant lui. Il leva les yeux et vit un visage baissé pour le regarder, qui lui souriait.

– Bonsoir Frasca, dit l’Ange Noir en récupérant l’épée que la femme lui tendait.

C’était la sorcière la plus puissante de la Vallée. Elle était âgée de plus d’un demi-millénaire, malgré sa jeunesse apparente.

La deuxième jeune femme était Giula, une autre sorcière, plus jeune. Les sorcières ne répondant pas à la Reine des Sorcières arboraient toutes une couleurs distincte afin de se différencier des sorcières de Treghia, portant de simples tenues en cuir ou en tissu aux teintes ternes, les couleurs étant le signe distinctif de la famille royale. Le village de Treghia, sur les rives de la Stregarossa, était le lieu où vivait la Reine des Sorcières dans un immense palais, ainsi que ses sujets. Mais les sorcières de Treghia périrent presque toutes au cours du ministère de Lunos, durant du siècle précédent, lors de l’attaque d’un dragon enragé s’étant échappé des Monts Sans Noms. Les rares survivantes semblaient avoir disparu après s’être vengées du dragon responsable de la chute de Treghia. Les seules sorcières parcourant la Vallée librement portaient des robes de couleurs, par respect de cette tradition, et Treghia était devenu un village fantôme. Les sorcières étaient presque exclusivement des femmes, parfois filles de deux mortels, mais le plus souvent fruits de l’union d’une sorcière et d’un mortel. Il arrivait cependant qu’un sorcier apparaisse dans la Vallée de temps à autre, on disait qu’il devait être fils d’un sorcier et d’une sorcière, ou de deux mortels au cœur bon.

En aidant Sid à se relever, Frasca demanda :

– Tu faisais quoi caché et par terre ? Et ton arme, pourquoi elle était là-bas ? ajouta-t-elle en indiquant l’endroit où se trouvait toujours Giula qui adressa un signe de tête à Jester.

Le Protettore rangea son épée dans son fourreau et grogna :

– Je ne me souviens plus quel pierre est la clé de la Croce Nera.

Il pouvait le dire à Frasca, de toute façon, la sorcière blanche savait toujours quand il lui mentait. De plus, selon l’Ancien, elle ne semblait pas lui en vouloir pour son absence et s’était occupée de sa demeure. La blonde regarda l’amas de pierres et répéta à Sidney :

– Mais pourquoi par terre, caché derrière un arbre ? Et ton épée ?

Le jeune homme soupira et répondit :

– Parce que j’en avais envie.

Il ajouta :

– Je pensais que tu serais plus démonstrative pour mon retour.

Frasca était très protectrice envers Sid et elle avait un caractère jovial et très extraverti. La sorcière serra le jeune homme si fort dans ses bras qu’il crut qu’elle allait lui broyer les côtes. L’Ange Noir adressa un petit sourire à la sorcière. Ils se dirigèrent vers le tas de gravats où les attendait déjà Giula qui se contenta d’un « Salut, Jester ». Frasca désigna une pierre pyramidale au pied de l’amas de cailloux et pressa dessus avec son pied. Des pierres s’écartèrent pour laisser apparaître une ouverture, dans laquelle Sid et les deux sorcières s’engouffrèrent. Ils suivirent un tunnel d’une dizaine de mètres jusqu’à une porte de bois trouée par endroits. Avant que Jester n’ouvre la porte, Frasca dit :

– Tu ne m’as toujours pas répondu : pourquoi tu te morfondais derrière cet arbre ?

Le Protettore reconnut bien là l’insistance de la Sorcière Blanche. Si quelque chose au sujet de Sid lui échappait, Frasca voulait à tout prix savoir ce dont il retournait. Il répondit froidement :

– Je réfléchissais à la meilleure façon de mourir : me trancher la gorge ou demander à Felicia de m’exécuter.

Giula était déjà entrée dans le bar. Frasca lança un regard triste à Sid et le prit dans ses bras. Elle demanda d’une voix pleine de tendresse :

– Sidney, s’il te plaît, ne pense pas à ce genre de choses. C’est par rapport à ce qu’il s’est passé à Lausanne ? La raison pour laquelle tu as disparu ? Tu veux m’en parler ? L’Ancien a juste mentionné des problèmes de santé.

Le gardien de la Vallée baissa les yeux :

– Ce qu’il s’est passé durant ces cinq ans, c’est que je me suis rappelé que j’étais humain. Je suis plus résistant aux coups, aux chutes et aux blessures… Mais j’ai affronté un adversaire qui m’a détruit. Chaque jour était une épreuve, je n’en pouvais juste plus… Imagine-toi affronter un adversaire invisible, que tu sais grandir à l’intérieur de toi. Un ennemi qui se nourrit de tes moindres failles. Mon esprit ne voyait plus que la mort comme issue, quoi que je fasse.

Frasca comprit de quel mal il voulait parler. Elle colla une de ses joues blanches contre le visage de l’Ange Noir. Celui-ci reprit, retenant un petit sanglot :

– C’est idiot, n’est-ce pas ? Personne ne connaît ça ici, et moi, qui suis censé protéger tout ce petit monde, j’y succombe.

« Sidney, s’il te plaît, ne pense pas à ce genre de choses. »

La sorcière demanda :

– Mais tu es guéri maintenant, non ?

Une larme perla sur la joue du jeune homme qui hocha la tête en disant :

– Pas entièrement.

Frasca le serra dans ses bras et murmura :

– Ne t’inquiète pas, je suis là maintenant. Tu n’es plus seul pour affronter ça. Je vais prendre soin de toi.

Sid se laissa aller et pleura longuement dans les bras de la sorcière. Cela faisait cinq ans, cinq ans qu’il avait un poids sur le cœur. Toute cette douleur semblait s’écouler le long de ses joues, sur l’épaule de Frasca. Remarquant l’état de son ami, elle le tira hors du tunnel, tout en lui tenant la main. Elle le mena au bord de la Capra, petite rivière se trouvant à cinq minutes de la Croce Nera. C’était à cet endroit qu’ils se retrouvaient, durant les deux ans où Sid résidait à Capriggio. Au-dessus d’eux se trouvait une cascade. De nombreux rochers chevauchaient le cours d’eau, bordé de rives tapissées de cailloux de toutes formes. Frasca mena Jester sur un gros rocher au milieu du cours d’eau peu profond. C’était leur rocher, celui où ils avaient passé de longues nuits à admirer les étoiles, Frasca racontant à Sid les aventures de Protettori qu’elle avait rencontrés, et le jeune homme ses journées d’entraînement avec l’Ancien. Ils s’assirent et Frasca retira son bouclier de son dos et ses gantelets qu’elle posa dans un vacarme métallique sur une roche voisine. Elle reprit l’Ange Noir dans ses bras et l’embrassa sur le front.

– Si tu n’es pas guéri, pourquoi es-tu rentré ? demanda-t-elle.

Sid essuya les larmes qui coulaient sur ses joues et répondit :

– Parce que je pensais que ça allait mieux. Hier, avec Valeria, ça allait bien. J’étais ravi d’être de retour. Ce matin, quand le Vieux est passé, même s’il m’a parlé de Mirelli, des rumeurs à mon sujet, j’étais prêt à en découdre avec quiconque doutant de mes capacités. Et puis, je suis arrivé devant la Croce Nera et me rendant compte que je ne savais même plus ouvrir ce fichu bar, toute mes certitudes se sont envolées. C’était comme si l’illusion d’être à nouveau l’Ange Noir éclatait en morceaux. Et là, je me dis que ce qui se disait sur mon incapacité à être le gardien de cette Vallée n’était peut-être pas infondé. Je me sens inutile, vide et stupide.

Frasca le regarda de ses beaux yeux bleus et lui prit la main.

– Ce dont tu as souffert à Lausanne n’est pas commun ici, certes. Mais que tu aies réussi à prendre tes responsabilités et à revenir, en étant conscient, j’en suis sûre, que certaines personnes te reprocheraient ton absence, c’est déjà un grand pas en avant.

Jester soupira :

– Et toi ? Tu m’en veux d’avoir disparu sans donner de nouvelles ?

Frasca rigola :

– J’ai vécu plus d’un demi-millénaire, cinq ans pour moi, c’est comme une année pour toi. Une très longue année, évidemment, car tu me manquais. Et j’ai toujours su trouver les bons mots pour que l’Ancien me lâche quelques informations sur toi. Je suis même allée à Lausanne trois fois pour essayer de te trouver. Mais la première fois, ta voisine m’a dit que tu étais parti au Mexique. La deuxième fois, j’ai fait le tour des endroits dont tu m’avais parlé, les bars où tu aimais te rendre, l’université et une connaissance à toi, un certain Franck, m’a dit que tu avais disparu depuis un mois sans laisser de nouvelles…

– J’étais en Écosse. J’y ai passé deux mois. Franck est un ami. Et la troisième fois ?

– Je me suis arrêtée devant ta porte et je me suis dit que si tu n’avais pas voulu me donner de nouvelles, c’était que tu avais besoin d’être seul. J’ai tourné les talons et je suis rentrée chez moi.

Sid regarda son amie :

– Rassure-moi, tu ne t’es pas promenée à Lausanne avec tes protections, ton épée et ton bouclier ?

La sorcière donna un coup sur l’épaule de Jester :

– Bien sûr que non, tu me prends pour une idiote ? Je suis allée m’acheter des vêtements de mortelle à Locarno. Pour revenir à ton problème, je pense qu’il faut te donner du temps, ça passera. Si tu veux venir boire un verre chez moi plutôt qu’affronter le reste de la communauté, je t’invite.

Sid posa sa tête sur l’épaule de Frasca :

– Je ne mérite pas une amie comme toi.

– Tu parles ! En cinq cents ans, je n’ai jamais été aussi proche de quelqu’un, si on excepte ma sœur. C’est parce que je crois en toi et puis tu n’as pas à mériter mon amitié. Je t’apprécie pour qui tu es, c’est tout. Tu es mon petit bouffon préféré.

« Je me suis dit que si tu n’avais pas voulu me donner de nouvelles, c’était que tu avais besoin d’être seul. »

Sid se leva et tendit à Frasca ce qu’elle avait posé sur un rocher voisin. La sorcière remit ses gantelets et son bouclier sur son dos. Avoir parlé avec son amie avait fait le plus grand bien à Jester. Ils retournèrent devant la Croce Nera. Une fois devant l’établissement, Frasca répéta son offre :

– Si tu as encore besoin de temps avant de te tenir devant le Peuple de la Nuit et régler son cas à Mirelli, tu peux passer chez moi. On reviendra demain.

Sid se tourna vers la Sorcière Blanche :

– La situation est aussi terrible que ça ?

– Comme tu le penses bien, je n’ai jamais reconnu Mirelli comme Protettrice. Mais elle a quand même pas mal de partisans parmi les elfes, les centaures, et surtout parmi les mortels.

– Mais les autres ?

Frasca grimaça :

– Tu te souviens que Giula te courait après avant ton départ ? Tu as vu sa réaction, ce soir ? Même certaines personnes contestant Shadow ont de la rancune envers toi. Tu devrais leur dire la vérité sur ton absence.

Sid grogna :

– Et tu penses qu’ils seront aussi réceptifs que l’Ancien et toi ?

Frasca baissa les yeux. En effet, ce serait difficile à comprendre pour les membres de la communauté, peu habitués à ce genre de souci. Sid soupira en appuyant sur la pierre que Frasca lui avait indiquée plus tôt dans la soirée :

– Il faut bien qu’un jour je le fasse. Alors faisons-le maintenant. Tu me conseilles quelle approche ?

La blonde dit avec sérieux:

– Sois celui qu’ils attendent, un Ange Noir. Fais face aux critiques et fais taire ceux qui doutent de toi. Et s’il le faut, fais semblant, jusqu’à ce que tu n’aies plus à le faire et que tu sois sur pied. Et tu as une sorcière armée jusqu’aux dents avec toi pour te protéger.

Sid lui sourit et entra dans le tunnel, suivi par la sorcière. Devant la porte du bar, Sid médita sur les dernières paroles de Frasca. Il se murmura à lui-même :

– Fais semblant.

Il prit son élan et pratiqua un geste qui était devenu comme sa signature. La raison pour laquelle la porte était en mauvais état s’appelait Jester. Dès son plus jeune âge, il avait prit l’habitude d’entrer dans le bar de la communauté nocturne en donnant un grand coup de pied dans la porte. À quinze ans, il avait acquis assez de force pour la faire sortir de ses gonds et trois ans plus tard, il était capable de la faire voler à travers le bar. Sid lança son pied contre la porte, qui tomba devant lui révélant la salle commune de la Croce Nera. C’était une pièce creusée dans la roche, éclairée par des torches. La salle était vaste, il le fallait bien pour accueillir parfois des centaines d’elfes, centaures et autres mages. Frasca entra à la suite de Sid, comme un soutien prêt à agir en cas de mauvais accueil. Elle avait déjà sa main posée sur le fourreau de son épée. Jester parcourut la salle du regard, il se tenait droit et tentait de paraître le plus serein possible, malgré une profonde envie de disparaître. La Croce Nera n’était de loin pas pleine, seule une cinquantaine de clients fixaient Sid avec surprise. De toute évidence, personne ne s’attendait à voir l’Ange Noir débarquer. Frasca chuchota à l’oreille de Sid :

– En fait, il n’y avait que l’Ancien et Valeria qui étaient au courant de la date de ton retour. Moi, j’avais juste le droit de savoir que tu reviendrais cet été. Les autres n’ont pas été mis au courant, on avait peur que certains ne t’accueillent à coups de fourche.

Sid lui répondit en murmurant :

– Bizarre, l’Ancien m’a dit que la communauté avait désigné Valeria pour m’accueillir.

– Ce n’est pas la première fois que l’Ancien se surnomme « la communauté », conclut-elle.

Sid regarda encore autour de lui. Il y avait une table occupée par une bande de centaures, une autre où était assise Giula en compagnie d’une jeune fille blonde vêtue d’une jolie robe verte et d’une brune habillée en rouge. Il y avait aussi l’Ancien attablé avec un jeune homme aux larges épaules, vêtu comme un berger. Sid reconnut Antonio, le sorcier de Volpino, un ami. Les autres tables étaient prises par des mages, parmi lesquels le Protettore reconnut Valeria, et des elfes, reconnaissables à leur peau pâle et à leurs cheveux aux couleurs sombres. Au fond de la pièce, il y avait un long comptoir en bois. Un garçon de l’âge de Sid sortit de sous le bar. Ses cheveux lui tombaient devant les yeux et sa chemise blanche, froissée, était tachée et mal boutonnée. Le barman était, comme à son habitude, ivre. Il répondait au nom de Camilo Vallese. Sa famille était propriétaire de la Croce Nera depuis plus de sept cents ans. Il s’agissait de mortels qui, de père en fils, se transmettaient l’établissement et une tendance à l’alcoolisme chronique. Quand il était sobre – ce qui voulait dire un ou deux jours par mois – Camilo était un jeune homme charmant et cultivé, un des meilleurs amis de Sidney, le reste du temps, il le passait à divertir ses clients et à inventer de nouvelles boissons, le tout dans un état d’ébriété frôlant le surnaturel.

« S’il le faut, fais semblant, jusqu’à ce que tu n’aies plus à le faire et que tu sois sur pied. »

Camilo cligna des yeux et quand il reconnut, tant bien que mal, l’Ange Noir, il s’exclama :

– Comment cela se fait-il que Jester n’ait pas de chope à la main ! Et arrêtez de le fixer comme s’il revenait d’entre les morts, la plupart d’entre vous a vécu plusieurs siècles, donc cinq ans ou un an, pour vous c’est du pareil au même !

Il sauta avec l’agilité d’un troll par dessus son comptoir, après avoir rempli une chope de bière. Il s’approcha de Jester, colla la chope dans sa main et le tira vers le bar par le col de son manteau noir. Le jeune Ange Noir demanda :

– Tu as beaucoup bu ?

Camilo grogna:

– Tu te souviens que je suis ton pote ? J’étais aussi dans la confidence pour ton retour, mais je ne connaissais pas la date précise. Depuis deux semaines, je fais semblant d’être saoûl, pour que personne ne se doute de rien. Ceci dit, merci pour les nouvelles pendant ces cinq ans, je me suis fait du souci.

– J’ai eu…

– Des problèmes de santé, je sais. Il n’y avait pas que Frasca qui harcelait l’Ancien pour savoir ce que tu devenais. Mais un petit message, un appel, juste pour me dire que tu allais plus ou moins bien, ça m’aurait fait plaisir.

Il retourna derrière son bar et se servit de la bière dans un seau. Sid dit :

– Je croyais que tu faisais semblant.

Le barman ricana :

– Maintenant que tu es officiellement de retour, je n’ai plus à faire semblant. Je voulais juste être sobre pour t’accueillir. Sinon, tu peux être sûr que Mirelli et toute sa clique auraient été présentes et je ne pense pas que ça aurait été un bon moment pour toi. Mais avant que je n’entame la démolition de ma lucidité, je voudrais que tu me dises pourquoi tu as disparu, vu que tu es arrivé avec Frasca, je pense que celle-ci est déjà au courant, tout comme l’Ancien. Alors maintenant, tu vas tout me raconter et je vais te faire un topo plus complet que ce que la blonde et le vieux t’ont fait.

– Je sais que la communauté m’en veut et a reconnu Mirelli comme Protettrice, coupa Sid qui ne voulait pas entendre à nouveau à quel point il allait devoir faire face à l’hostilité générale à son égard. Et pour ce qui m’est arrivé pendant ces cinq ans…

Il se pinça la lèvre. À la différence de Frasca et l’Ancien, Camilo était mortel et jeune, pour lui le temps avait du sembler bien long et il semblait en vouloir à l’Ange Noir. Sid, conscient que de nombreuses oreilles indiscrètes guettaient son entretien avec le barman, dit calmement :

– Tu es une des rares personnes qui pourraient comprendre et tu mérites clairement de le savoir. Mais je me sens légèrement exposé, ici.

Camilo but une gorgée de bière et dit d’un ton neutre :

– Donc si un jour je descends à Capriggio, tu me promets de me le dire ?

– Oui.

– Bien, c’est déjà ça. Et pour ce qui est du topo, je suis sobre, plus pour longtemps, certes, mais sobre. Je suis sûr que pour ce qui est de la situation, tu n’avais même pas besoin de l’Ancien et de Frasca pour savoir que ton retour ne serait pas facile, tu es assez intelligent pour l’avoir déduit toi-même. Non, je veux te parler un peu de ce qui s’est passé ici pendant ces cinq ans. Ton départ a entraîné l’exode progressif des nymphes qui, pour la plupart ne venaient que pour toi.

Les nymphes était un peuple féminin. Elles vivaient près des points d’eau de la Vallée. Elles possédaient la capacité de se métamorphoser en tout ce qui avait un lien avec le monde aquatique. Malgré le grand âge de certaines d’entre elles, la plupart du temps, les nymphes se comportaient comme un groupe d’adolescentes écervelées. On pouvait facilement distinguer une nymphe dans une foule, tellement leurs styles capillaire et vestimentaire allaient à l’encontre du bon goût. À partir du jour où Sidney s’était installé dans la Vallée, les nymphes étaient devenues son fan-club. Le Protettore devina que celles-ci n’avaient pas du voir d’un bon œil l’auto-proclamation de Felicia en tant qu’Ange Noir. Camilo continua :

– En plus des nymphes, la Garde Nessonienne a levé le camp. Ils ne reconnaissent pas Mirelli comme Ange Noir, donc en ton absence et selon leur tradition, ils patrouillent dans la Vallée au lieu de boire ici.

Il mentionnait un groupe de guerriers mortels qui connut son âge d’or au quinzième siècle. Ils devaient protéger la Vallée en cas d’absence ou de défaillance du Protettore en fonction et apporter leur soutien à celui-ci quand il était en exercice. Malheureusement, depuis un ou deux siècles, leur nombre se réduisait. Il ne restait plus que cinq membres de la Garde Nessonienne en activité, à la connaissance de Sid.

Camilo reprit son résumé de la situation :

– Et comme si ça ne suffisait pas, les Exorcistes ont reconnu Shadow comme Ange Noir. Elle les a autorisés à faire des descentes hebdomadaires dans mon bar.

Les Exorcistes, tout comme la Garde, étaient des mortels. Mais à la différence des guerriers, ils ne reconnaissaient nullement l’autorité du Protettore, bien qu’ils semblaient avoir fait une exception pour Felicia. En général, les Exorcistes se contentaient de chasser les vampires, sorcières et autres elfes présentant un danger pour les mortels de la région. Mais il arrivait que certains exorcistes trop zélés prennent en chasse tout être non-humain ou usant de la magie. Leur attitude vis-à-vis de Shadow ne surprit pas Sid, Carletta, leur cheffe, était la cousine de la Protettrice auto-proclamée.

Sid soupira :

– Bref, tes affaires ne vont pas bien.

Camilo donna un coup de poing sur son comptoir :

– Si seulement il ne s’agissait que de mon bar ! Mirelli se contente de patrouiller dans le coin ou de s’enfermer dans la Bibliothèque des mortels. Les nymphes s’ennuient et passent leurs temps à provoquer des petites catastrophes pour s’occuper. Et bien sûr, il y a toujours les problèmes avec la faune et la flore locale, lierres étrangleurs, cobras nessoniens, grands ours et compagnie. Donc non, il n’y a pas que mon bar ou la petite crise d’autoritarisme de Mirelli, il y a des gens en danger et des gens qui négligent leurs rôles !

Sid ne savait pas si le barman voulait parler de lui ou de la descendante de Nox. Il regarda Camilo engloutir la bière contenue dans le seau en silence. Il demanda au barman :

– Que puis-je faire pour me rattraper ?

Camilo, de toute évidence assoiffé par ses deux semaines de sevrage, se servit du vin en disant :

– Fais ce que tu as à faire, Jester. C’est toi l’Ange Noir. Moi, on m’a recalé à l’examen d’entrée, alors je ne suis que le type qui sert des verres au Protettore.

Sid resta accoudé au bar avec sa chope, perdu dans ses pensées. Camilo conclut son sermon en donnant une tape sur l’épaule de Jester :

– Et j’oubliais…

Il sourit à l’Ange Noir et ajouta :

-Bon retour à la maison !

Sid lui rendit son sourire. Il resta accoudé au bar quelques minutes. Alors qu’il allait rejoindre Frasca à la table de l’Ancien, Camilo se tapa sur le front en jurant :

– J’avais oublié que c’était aujourd’hui !

Sid se retourna et vit un groupe d’une dizaine de personnes armées d’épées et d’armes à feu entrer dans le bar.

« Bon retour à la maison ! »

À leur tête se tenait une jeune femme d’une trentaine d’années aux cheveux châtains noués de façon très serrée. Comme le reste du groupe, elle portait un uniforme noir et blanc. D’une voix autoritaire, elle ordonna :

– On vérifie toutes les identités, les vampires ont tué trois personnes à Bialvo, hier soir. Il est hors de question que ces enflures nous échappent.

Sid vit que presque tous les clients sortirent un petit carton. Il regarda celui que Camilo avait jeté sur son comptoir :

Nom : Vallese

Prénom : Camilo

Race: Humain

Peuple: Mortel

Résidence : Croce Nera, Monte Friccio

Le tout avait été tamponné :

Validé par l’Ordre des Exorcistes du Val Nessona

Oui, la Vallée avait bien changé en cinq ans…

par

Illustration :