Chapitre 3

Les Exorcistes vérifièrent les cartons que leur montraient les clients. Sid nota que Frasca et l’Ancien ne prêtaient pas attention à l’arrivée de la patrouille. Un jeune exorciste d’une vingtaine d’années à peine s’approcha de leur table et vérifia le petit bout de carton qu’Antonio exhibait sans broncher. Quand il tourna les yeux vers Frasca, celle-ci lança :

– Tu crois peut-être que je suis un vampire ?

Une exorciste plus âgée fit signe au jeune homme, qui semblait impressionné par la sorcière, de ne pas faire attention à Frasca et à l’Ancien et de continuer son inspection.

Sid tâcha de cacher son visage le plus longtemps possible, quand la jeune femme menant le groupe l’interpella :

-Toi, le grand au manteau noir ! Montre-moi ta pièce d’identité !

Sid abandonna ses efforts et regarda la cheffe du groupe, Carletta Di Saffro. Celle-ci écarquilla les yeux en reconnaissant le Protettore légitime de la Vallée. L’Ange Noir ne pouvait plus faire demi-tour, soit il réagissait d’entrée, soit il laissait Carletta prendre l’ascendant sur lui. Il profita de la surprise de la jeune femme pour mettre en application le conseil de Frasca, faire semblant d’être en pleine possession de ses moyens. Il posa sa main sur le pommeau de son épée, prêt à en découdre. Il lança :

– Tes hommes et toi n’avez aucune autorité, ici. Vous n’avez pas le droit de venir importuner Camilo et ses clients.

Carletta reprit ses esprits. Une fois retombée la surprise de tomber nez à nez avec un Protettore disparu depuis cinq ans, la cheffe des Exorcistes répliqua :

– Tu es bien présomptueux pour un Ange ayant abandonné son poste. Je suis ici pour faire le travail que tu as négligé. Laisse-moi faire, je le fais en accord avec la Protettrice !

La jeune femme tenta de le bousculer d’un mouvement de bras. Jester lui attrapa le poignet et d’une prise la plaqua face contre le comptoir. Il ne savait pas s’il le faisait pour rappeler à tous ceux qui étaient présents qu’il était le véritable gardien de la Vallée, pour cacher sa faiblesse psychologique ou simplement parce qu’il n’avait pas aimé la réaction de Carletta.

« Toi, le grand au manteau noir ! Montre-moi ta pièce d’identité ! »

Tout ce dont il était sûr, c’était que les Exorcistes l’encerclaient, leurs pistolets pointés sur lui. Un homme au regard dur hurla :

– Lâche Carletta et nous envisagerons la possibilité de te laisser en vie !

Sid défia le groupe du regard, pendant que la cheffe des Exorcistes se débattait avec force. Elle articula :

– Ne tirez que sur mon ordre ! Vous ne voulez pas vous retrouver face à Frasca !

La sorcière s’était en effet levée de sa chaise, brandissant son épée, le regard brûlant. Sid remarqua que Valeria et l’Ancien en avaient fait de même. Il lança aux Exorcistes :

– Vous avez entendu votre cheffe ? Baissez vos armes avant qu’il n’y ait des blessés !

Carletta réagit immédiatement :

– Peu importe ce qu’il dit, gardez-le en joue, mais ne tirez pas !

La plupart des clients présents regardaient la scène avec intérêt. Qu’ils en veuillent ou non à Jester, qu’ils aient ou pas reconnu la cousine de Carletta comme Protettrice officielle, les membres du Peuple de la Nuit avaient toujours eu des rapports difficiles avec l’Ordre des Exorcistes et il semblait évident que leurs contrôles hebdomadaires avaient reçu un accueil des plus mitigés. La perspective de voir la leader de l’Ordre se faire corriger par l’Ange Noir était sûrement très réjouissante aux yeux de la clientèle de la Croce Nera. Durant de longues minutes, les Exorcistes et Sid se fixèrent en silence. Le Protettore sentit qu’il ne pourrait plus maintenir longtemps Carletta contre le bar, celle-ci possédant énormément de force. Une voix féminine brisa le silence :

– Lâche-la, Bloodheart !

Une jeune fille à peine moins âgée que Sid venait d’entrer dans le bar. Elle était vêtue d’un long manteau noir bordé de fourrure blanche. Ses cheveux bruns étaient attachés en queue de cheval. La nouvelle venue fusillait Jester du regard. Elle dégaina son épée en brisant le cercle formé par les exorcistes.

– Lâche ma cousine, répéta-t-elle en pointant son épée vers le visage du Protettore.

Sid relâcha Carletta qui fit signe à ses hommes de la suivre hors du bar. Felicia était arrivée au moment propice, il n’avait plus assez de force pour maintenir l’exorciste. Jester défia Shadow du regard, en sortant son épée d’argent de son fourreau. Il ne devait nullement montrer qu’il ne se sentait pas prêt à lui faire face. La descendante de Nox soutint son regard, impassible. Sid remarqua :

– Tu portes l’uniforme de Nox, un Protettore légitime.

– Je suis Protettrice légitime, Sidney, répondit-elle.

Jester ricana :

– Une Protettrice qui demande aux Exorcistes de faire des contrôles d’identité…

Felicia siffla :

– Tu n’as rien à dire sur ma gestion de la communauté, tu nous as abandonnés !

Elle tourna le dos en ajoutant :

– Je n’ai jamais renié ton rôle d’Ange Noir, mais en l’état actuel, tu as des comptes à rendre. Tu n’as pas à me juger sur mes décisions, car pendant cinq ans, c’est moi qui ai protégé la Vallée.

Sid répliqua :

– On ne protège pas une communauté en envoyant sa petite police personnelle faire des contrôles d’identités !

Felicia ne se retourna pas, hochant la tête, exaspérée. Elle alla s’asseoir seule à une table. Sid rejoignit l’Ancien, Antonio et Frasca, avec une chope de bière que Camilo lui avait tendue au préalable.

« Tu n’as rien à dire sur ma gestion de la communauté, tu nous as abandonnés ! »

 

Sid fut interpellé par son mentor :

– Tu as agi de façon stupide et arrogante, Jester.

Sid écarquilla les yeux et chercha le regard rassurant de Frasca, mais la sorcière n’avait pas l’air de vouloir contredire l’Ancien. L’Ange Noir s’exclama, indigné :

– C’était stupide et arrogant de m’opposer à Carletta et à sa bande de guignols ? Il me semble que vous non plus vous n’avez pas été très coopératifs avec cette Gestapo au rabais.

Antonio prit la parole de sa voix grave et rauque. C’était un homme bon, toujours prêt à rendre service à autrui. Il n’avait nullement la rancune facile ou tenace. Il s’adressa à Jester comme si le Protettore n’avait jamais disparu :

– Sidney, les Exorcistes ne sont pas appréciés ici, et leur comportement, ces derniers mois, ne les aide pas à se faire une bonne image. Je pense que la plupart des clients présents ce soir auraient été ravis de voir Carletta se faire cogner dessus, elle n’est de loin pas la pire de l’Ordre, mais ça aurait calmé les Exorcistes. Non, je crois bien que ce que l’Ancien appelle stupide et arrogant, c’est ta réaction envers Felicia.

Sid se tourna vers le sorcier et se justifia, toujours révolté par les reproches de l’Ancien et le manque de soutien de Frasca :

– C’est elle qui a autorisé cette mascarade, les clowns de Carletta qui viennent contrôler les identités, comme si vous étiez tous des criminels ou des délinquants.

Frasca se mordit la lèvre, elle semblait approuver Sid, mais pas entièrement. L’Ancien grogna :

– Mirelli a fait ce qu’il y avait à faire. Je ne pense pas que beaucoup de monde dans la Vallée apprécient la situation, mais personne ne s’en est plaint, parce que nous sommes conscients que c’est nécessaire. Et toi, tu reviens après cinq ans d’absence et tu remets son travail, que je ne qualifierais pas d’admirable, mais plutôt de relativement honorable, en cause, alors que tu es en grande partie responsable de la situation.

Ce fut comme un coup de poignard dans le cœur de l’Ange Noir. Lui ? Responsable ? Frasca prit tout de même la défense de Sid :

– Peut-être qu’il en est un petit peu responsable. Mais pas entièrement, nous sommes également en cause, le Vieux !

L’Ancien haussa la voix :

– Responsables de l’absence d’un gardien pendant cinq ans ? Ce n’est pas à cause de nous si Mirelli n’a pu compter que sur le soutien des Exorcistes pour protéger le Peuple de la Nuit ! Parce qu’elle n’a pas les mêmes capacités que toi, gamin, continua-t-il à l’adresse de Sid, Shadow a demandé de l’aide et il se trouve que nous nous en sommes accommodés ! Tu as agi de façon arrogante et stupide devant toute la clientèle, ce soir. À leurs yeux, c’est parce que tu n’étais pas là pour les protéger que Shadow a dû faire appel aux Exorcistes.

Frasca frappa violemment la table de sa main gantée d’acier :

– Il me semble que tout comme moi, tu ne t’es pas non plus proposé pour soutenir Mirelli!

L’Ancien répliqua :

– Parce que, comme toi, je ne voulais pas d’ambiguïté. Je reconnais nullement Shadow comme Protettrice.

Antonio se leva. Du haut de ses deux mètres, il imposait une forme d’autorité. Il sourit et posa ses grandes mains sur les épaules de Frasca et de l’Ancien.

– Calmez-vous, dit-il avec tranquillité. Ce que Frasca veut dire, c’est que bien que vous ayez de bonnes raisons de ne pas avoir soutenu Felicia, vous auriez éventuellement pu rendre la situation moins désagréable. Cependant, l’absence de Sid a grandement contribué à l’ambiance pesante dans la communauté. Mais pouvons-nous lui en tenir rigueur ? Je ne pense pas, si Sid n’est pas revenu au terme de son année sabbatique, c’est sûrement parce qu’il avait besoin de plus de temps avant de faire son retour parmi nous, quelles qu’en soient les raisons. J’ignore pourquoi il est resté loin de la Vallée et n’a pas donné de nouvelles, mais je m’en fiche, il est revenu, c’est le principal. Je préfère me réjouir du retour d’un ami que de l’accabler de tous les maux de la Vallée. Vous, qui êtes ses proches, devriez être les premiers à faire preuve d’indulgence.

« Pour eux, c’est parce que tu n’étais pas là pour les protéger que Shadow a dû faire appel aux Exorcistes. »

 

La carrure d’Antonio était suffisante pour calmer un centaure trop bagarreur. L’Ancien se reprit :

– Ce que je voulais dire, c’était que ce n’est pas ainsi qu’il va retrouver le respect de la communauté nocturne.

Frasca répondit :

– Il ne sera jamais en état pour reprendre son rôle d’Ange Noir si on le tient pour unique responsable de la situation. D’autant que sans les vampires, Mirelli n’aurait pas eu besoin d’autant de soutien de la part de sa cousine.

Sid baissa les yeux. En effet, il était le principal responsable de la situation. S’il avait été là, il aurait pu jouer le rôle de gardien, car il était né avec les capacités permettant d’accomplir cette tâche, pas Felicia. Il regarda la descendante de Nox, seule à sa table. Avant son départ, Sid avait toujours fait de l’ombre à Felicia. Il était arrivé que les deux jeunes personnes collaborent durant la formation du Protettore, mais la cousine de Carletta n’avait jamais eu droit aux mêmes privilèges que Sid. L’Ancien, remarquant que son élève fixait celle qui se faisait désormais appeler Shadow, lui tapa dans le dos :

– Ta sortie de ce soir n’avait-elle pas pour but de mettre les choses au clair entre toi et Felicia ? Ce serait l’occasion de lui présenter tes excuses.

Sid s’exécuta et se rendit à la table de Felicia, après avoir fini sa chope. La Protettrice auto-proclamée le toisa du regard :

– Qu’est ce que tu veux ? Je t’ai déjà dit que je n’ai jamais renié ta légitimité. Je me suis juste proposée pour faire le boulot que tu ne faisais pas, ne sachant pas si tu allais revenir un jour.

Sid lui fit signe de se lever et de le suivre. Shadow grogna :

– Ne me donne pas d’ordre de cette manière, je mérite un peu de respect de par mon lignage et de par tout ce que j’ai fait durant cinq ans.

Jester soupira :

– Mirelli, s’il te plaît, veux-tu bien m’accompagner dehors ? J’ai à te parler.

– C’est Shadow, pour les déserteurs. Et je ne daignerais t’écouter qu’après que tu te sois excusé en présence de toute la clientèle qui t’a vu cracher sur mon travail.

– Je n’ai pas craché sur ton…

– Des excuses publiques, Jester, ou je pourrais envisager la possibilité de renier la légitimité d’un Ange Noir disparaissant pendant cinq ans. Je fais preuve de respect envers toi, j’attends que ce soit réciproque.

Sid regarda autour de lui, la clientèle du bar semblait écouter d’une oreille attentive la discussion des deux Protettori. Jester dit :

– Je suis sincèrement désolé d’avoir remis en question ton travail et ta gestion de la communauté. J’ignorais la complexité de la situation. Tu as fait comme tu pouvais.

Felicia se leva. Elle était grande pour une fille de son âge. Elle suivit Sid hors de la Croce Nera et jusqu’à Capriggio. Ils s’assirent sur un banc de la place du village. Il y avait un silence gêné entre les deux jeunes gens. Shadow prit la parole :

– Ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai autorisé les Exorcistes à faire des contrôles à la Croce Nera. Bien que la majorité des elfes m’aient reconnue, l’Assemblée des Grands Elfes, leur gouvernement, et Logh, leur roi, ne se sont jamais prononcés de façon officielle. Ils évitaient ainsi d’avoir à me soutenir de façon concrète. Les centaures, quant à eux, n’ont jamais été très coopératifs avec les Anges Noirs. Zjök m’a souvent épaulée, mais je ne possède pas ta vitesse et la Magie Argentée, ni même aucun des arcanes majeurs de la magie nessonienne. J’avais besoin d’aide et Frasca, les sorcières, les mages, les nymphes, ainsi que l’Ancien n’ont jamais voulu lever le petit doigt pour me porter assistance, au nom de la loyauté envers l’Ange Noir officiel. C’est fou, je ne me suis proclamée que gardienne, Protettrice, pas Ange Noir, je savais que l’Ange Noir ne pouvait être que la personne marquée du Sceau.

Sid grogna :

– Le Protettore et l’Ange Noir ne sont qu’une seule et même personne, tu ne pouvais pas dissocier l’un de l’autre. Et il ne peut y avoir qu’un Protettore.

Felicia soupira, exaspérée :

– Je descends d’un Ange Noir, je possède ses pouvoirs draconiques. Personne d’autre dans ma famille n’a jamais eu l’héritage des dragons depuis Nox. Pour moi, ça me légitime comme gardienne. Je mérite autant que toi l’honneur de protéger le Val Nessona, je l’ai confirmé pendant ton absence. Ma proclamation n’avait pour but que d’obtenir la reconnaissance que je cherche depuis que je suis en âge de me battre. Même quand on se battait ensemble, il y en a toujours eu que pour toi !

Jester fit craquer sa nuque avec nonchalance :

– C’est peut-être parce que c’est à moi de remplir ce rôle et pas à toi. Je n’ai jamais nié que tu étais une bonne combattante, pas aussi talentueuse que Frasca, mais utile pour me soutenir.

Un petit filet de fumée sortait des narines de Felicia.

« Je fais preuve de respect envers toi, j’attends que ce soit réciproque. »

 

Elle s’énervait. La Protettrice se leva et gifla Sid :

– Si c’est à toi de remplir ce rôle, dis-moi où tu étais ces cinq dernières années ! A quel moment as-tu agi comme un Ange Noir ? Et puis c’est tout ce que je suis à tes yeux ? Quelqu’un d’utile ?

Elle se mit à faire les cent pas devant l’Ange Noir. Felicia continua à pester :

– Je ne sais pas si tu te rends compte à quel point je souhaitais que tu rentres au bout d’une année à veiller sur cette vallée à ta place. Je suis peut-être la personne qui t’en veut le plus.

Sid ricana :

– Pourtant, grâce à ça, tu as eu ce que tu voulais : tu es Protettrice à la place du Protettore.

Il eut droit à une gifle plus forte que la précédente. De petites flammes s’échappaient du nez de Shadow.

– Je n’ai jamais voulu te remplacer, sombre idiot, et tu le sais, cracha-t-elle au visage de Jester, furieuse. Tout ce que j’ai toujours voulu, c’était suivre les traces de mon ancêtre et être ton égale, pas simplement une amie du Protettore, comme Frasca ou même Valeria. Je voulais et je veux toujours qu’on me respecte, je suis capable de faire bien plus que te suivre quand tu vas chercher les ennuis ou d’être la petite peste qui réclame un statut qui lui revient de droit de sang que tout le monde prend à la légère. Je suis Protettrice, désormais, que tu le veuilles ou pas. Et je réclame que tu me traites comme une égale à partir de maintenant. Car même devenue Protettrice, j’avais besoin de toi, de ta furtivité de vampire, de ta Magie Argentée et de tes amis. Mais tu n’es revenu que maintenant et apparemment pour me dire que je ne fais pas bien mon travail… Si tu me sors que la sœur de Frasca a passé vingt ans en dehors de la Vallée, je te rappellerai qu’elle avait fait ses preuves avant de s’exiler. Toi, tu avais juste fini ta formation, une formation que je ne pourrais jamais égaler car Zjök a dû m’enseigner ce que j’avais à savoir en peu de temps!

Sid suivait Shadow du regard, constatant beaucoup de rage et de colère chez la jeune femme. Il grogna :

– D’accord. En fait, ce que tu veux, c’est que je te reconnaisse comme mon égale. Pas besoin d’en faire tout un plat. Je veux bien admettre que tu as fait ce que tu pouvais et que tu mérites le titre de Protettrice.

La jeune femme le fusilla du regard. Elle le prit par le col et colla son front contre celui de Jester.

– Pendant cinq ans, j’aurais eu besoin de toi. Pendant cinq ans, j’ai tout mis en œuvre pour éviter que les vampires ne se manifestent. Je ne pouvais compter ni sur toi, ni sur Frasca, ni sur personne. J’ai donc passé un accord avec les Exorcistes pour éviter qu’un vampire n’infiltre la communauté, et pour qu’ils n’apprennent pas que le Protettore avait déserté son poste, laissant les mortels et le Peuple de la Nuit sans défense. Donc excuse-moi si j’en fais tout un plat !

Sid se dégagea de la prise de Felicia et demanda, feignant un calme olympien :

– Les vampires posent des problèmes ?

Shadow croisa les bras. Elle ricana :

– Giacco a ordonné au Conseil des Six de trouver le descendant de Lino. Tu sais… un dénommé Sidney Bloodheart. De plus, tu n’es pas sans ignorer l’amour des vampires pour le sang humain.

Les vampires pouvaient se passer de sang et, en général, pour éviter de contrarier le Protettore, ils se contentaient de boire celui d’animaux sauvages, si l’envie les prenait. Le sang était, à ce qu’il savait, pour les vampires, un mets des plus raffinés et celui provenant d’humain, le plus doux des nectars. Certains d’entre eux en devenaient totalement dépendants, comme accros. Giacco avait souvent provoqué les Protettori en organisant des massacres ou en brisant l’accord que son père avait passé avec Nox des siècles auparavant, stipulant que les vampires ne s’en prendraient plus sciemment aux mortels sans raisons apparentes. D’un coup, Sidney comprit beaucoup mieux les décisions de Shadow et sa colère. Elle avait dû retrouver des corps vidés de sang, et donc organiser une surveillance stricte pour éviter un carnage. Si Giacco avait appris son absence, rien n’aurait pu l’empêcher de commander aux vampires de fondre sur des villages entiers. C’étaient de terribles combattants, bien trop forts pour Felicia et la formation condensée à laquelle elle avait eu droit. De plus, si Giacco n’était pas à la recherche du descendant de son frère honni, ce massacre aurait pu être évité.

– Combien de personnes ont-ils tuées ? demanda Sid, dont la voix ne trahissait pas la peur qui lui écrasait la poitrine.

Shadow le fixa :

– Si tu attends que je te laisse faire le travail tout seul et en récolter tous les lauriers, tu te mets un doigt dans l’œil, Bloodheart.

Elle resta silencieuse, le visage renfrogné.

– Soixante-deux personnes avec les victimes de Bialvo, ce soir, soupira-t-elle finalement.

Jester baissa les yeux, conscient d’être en grande partie responsable de la mort de ces innocents.

« Giacco a ordonné au Conseil des Six de trouver le descendant de Lino. Tu sais… un dénommé Sidney Bloodheart. »

 

Il adressa un regard froid à Shadow. Il vit que la jeune fille semblait taire quelque chose. Elle grogna :

– Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Sidney dit :

– Tu es sûre de m’avoir tout dit ?

Shadow lui tourna le dos et sauta sur un toit se trouvant en contrebas de la place du village en lançant à contrecœur :

– Bon retour dans la Vallée.

Sid se leva de son banc et se promena seul dans le village. La situation le tourmentait. À cause de lui, de son absence, une soixantaine de personnes avaient perdu la vie et la communauté avait dû subir la présence autoritaire des Exorcistes. Le Protettore eut le même sentiment de détresse et d’impuissance qu’au moment où il n’était pas parvenu à ouvrir la Croce Nera. Il savait qu’une chope l’attendait au bar, mais il préféra rentrer chez lui. Jester posa son manteau sur un cintre dans son bureau, retira ses chaussures piégées et lança son épée sur le petit lit coincé dans un coin de la pièce. Il reçut un message sur son téléphone portable. C’était Frasca. Bien qu’âgée d’un demi-millier d’années, la sorcière, comme beaucoup d’autres membres de la communauté nocturne, avait appris à vivre avec les nouvelles technologies :

Tout va bien ?

Non, tout n’allait pas bien. Il se rendait peu à peu compte du chemin qu’il lui restait à faire pour retrouver l’estime des habitants de la Vallée, un chemin qu’il avait largement sous-estimé. Mais il n’allait pas le dire à son amie, ce serait le meilleur moyen de la voir débarquer chez lui, et il avait besoin d’être seul. Sidney regarda sa valise. Il n’avait pas pris le temps de la vider depuis son retour. Il en sortit son ordinateur portable, ses vêtements, des médicaments, quelques livres et un petit journal. C’était son journal d’Ange Noir. Comme ses prédécesseurs, Jester tenait un journal de ses actes, de son quotidien. Il le jeta dans la poubelle se tenant à côté de son bureau. Le Protettore voulait oublier ce qui y était consigné. C’était le deuxième volume de son journal, le premier était coincé entre le dernier tome du journal de Lunos, le Protettore l’ayant précédé, et l’énorme Encyclopédie du Val Nessona écrite par le même Ange Noir, et retraçait ses années de formation. Le livret que Sid venait de jeter, quant à lui, décrivait la détresse de laquelle le jeune homme avait été prisonnier pendant cinq ans. Sid marmonna :

Sword of Fire.

Une épée de flammes apparut devant lui et fila dans la poubelle, brûlant tout ce qu’elle contenait. La Magie Argentée était basée sur la volonté et la créativité de l’Ange Noir et souvent, pour mieux visualiser leurs sorts, les Protettori prononçaient à haute voix le nom de ceux-ci. Sid le prononçait en anglais, car il trouvait ça plus cool que de le dire en français, sa langue maternelle, ou en italien, la langue qu’il parlait dans le Val Nessona, et qui était utilisée par les Anges Noirs précédents.

Il répondit au message de Frasca :

Je suis rentré chez moi. J’avais besoin de dormir.

A plus.

Comme le soir précédent, Sid prit un somnifère et s’endormit lourdement dans son lit.

par

Illustration : 3