Chapitre 16

Sid et Shadow rentrèrent au Fort alors que le soleil se levait. Ils étaient restés chez Camilo pour faire une synthèse de ce qu’ils savaient déjà sur les Doyens. Bien que leur faisant confiance, Jester en avait assez d’être traité comme un enfant qui doit laisser les grands parler et ne pas se poser de questions. Quand il entra dans le Fort, il croisa Frasca dans la salle commune. Il évita soigneusement son regard et alla dans sa chambre. Alberto l’y attendait, assis sur le lit, des feuilles à la main.

– C’est à cette heure-ci que Shadow et toi rentrez ?

Sid posa son épée sur le bureau et dit simplement :

– Je ne pouvais pas me calmer avec Frasca dans les environs. Comment va Vittoria ?

Alberto leva son nez pointu du feuillet qu’il lisait et répondit :

– Elle va un peu mieux. Cette jeune fille est forte. C’est une excellente juriste. Pour se calmer, elle a lu nos anciennes lois et en a déjà modifié certaines pour les adapter à un Conseil des Six ouvert envers les autres peuples. Par contre, elle refuse de sortir de sa chambre tant que Frasca est dans le Fort. Je ne pouvais pas la chasser, je ne suis pas le propriétaire des lieux. Cependant, bien que je pense qu’elle comprendra ta décision, une petite discussion s’impose avant, pour ne pas qu’elle pense que tu le fasses sur le coup de la colère. Oh! et au passage, bravo. tu as fait quelque chose que je me retiens de faire depuis des siècles. Tu n’es pas obligé de la chasser ou de le faire tout de suite, je pense que tu n’as pas très envie de voir Frasca ou même de lui parler. Alors pour t’occuper, ainsi que Shadow, je vous envoie faire du jardinage. Cela doit faire des lustres que personne ne s’est occupé des lierres étrangleurs.

Alberto parlait d’une plante grimpante typique de la Vallée, capable de s’enrouler autour de la gorge d’un animal ou même d’un être humain. Ce lierre se nourrissait des matières organiques des cadavres en décomposition. Selon l’herbier écrit par une obscure sorcière du XIème siècle, répondant au nom de Olivetta Cocciloni, il fallait brûler ces plantes et leurs racines pour s’en débarrasser, car elles repoussaient très vite.

– Vous y allez les deux, en binôme. Vous irez d’abord au Monte Nero, puis au Monte Friccio, les deux endroits où on trouve ces mauvaises herbes. Même moi, je n’irai pas seul désherber, il suffit qu’un lierre attrape sa victime pour qu’en deux minutes, il l’étouffe. Et c’est difficile de crier quand on t’étrangle. Donc petit conseil pratique que l’Ancien ne t’a sûrement pas donné : ne t’occupe jamais des lierres étrangleurs tout seul. Quand Zjök enseignait, c’était le genre de travaux pratiques qu’il donnait, tout comme vider des nids de cobras nessoniens. Ce sont des activités qu’un Ange Noir fait quand il n’a rien d’autre pour passer le temps, histoire de s’assurer que les mortels ne soient pas victimes de la Vallée elle-même.

Sid s’équipa de grenades incendiaires et rejoignit Shadow. Après lui avoir fait un résumé de leur mission, il dit :

– Prenons notre temps. Plus je suis loin de Frasca, mieux je me porte.

« Oh! et au passage, bravo. tu as fait quelque chose que je me retiens de faire depuis des siècles. »

Les deux Protettori se rendirent à pied au Monte Nero. Ils prendraient leurs motos pour se rendre au Monte Friccio. Ils commencèrent leur mission de « jardinage » par deux lierres se trouvant au pied de la montagne. La tâche n’était pas compliquée. Il fallait identifier la plante meurtrière et la brûler. Pour différencier les lierres étrangleur des lierres inoffensifs, il était nécessaire cependant s’approcher assez près de la plante et c’était là que résidait le danger. Les feuilles des lierres étrangleur étaient marquées par des veinures rouges, très fines et imperceptibles sans une analyse rapprochée. Cependant, quand Sid ou Shadow s’approchait pour vérifier, la plante pouvait les attaquer par surprise. Ils se définirent des rôles en alternance : l’un d’eux irait vérifier les feuilles du lierre sous la surveillance de l’autre, au cas où la plante se décidait à attaquer, et le second brûlerait la plante, Shadow avec ses flammes de dragonne, Jester avec ses épées de feu ou ses grenades. Ils en eurent pour toute la journée, en faisant le tour du Monte Nero et en montant en altitude. Ils durent brûler une cinquantaine de lierres étrangleurs, tout en se faisant confiance. Ils manquèrent à une bonne dizaine d’occasions de se faire piéger mais à chaque fois, l’autre veillait. Il y eut des incidents, comme quand Shadow manqua de brûler le visage de Jester en voulant le libérer d’un lierre. Le soleil se couchait quand ils arrivèrent au sommet de la plus haute montagne de la Vallée. Ils s’assirent un moment au sommet du Monte Nero. Felicia demanda :

– Tu penses reparler à Frasca un jour ?

Sid répondit :

– Oui. Nous allons chercher par nous-même la vérité à son sujet. Je pense cependant que les bons moments que j’ai passés avec elle étaient sincères. Je vais donc prendre le temps de digérer ses mots et aller de l’avant. Comme nous a dit Valeria à Pordio, nous déchirer ne nous aidera pas à arrêter Giacco.

– Tu as raison, mais ce n’est pas une raison pour la laisser recommencer à se prendre pour la cheffe de la communauté.

Jester regarda au loin :

– Il n’y a pas de chef dans la communauté. Il y a des peuples qui ont leur propre leader, leurs traditions, uniformiser tout cela ce serait contre nature. Les différents leaders de la Vallée doivent s’accorder, mais rester libres de leurs choix politiques, du moment que ça n’influe pas sur les autres peuples. Je ne suis pas un dirigeant et je ne veux pas prendre les décisions seul. Mes chefs de clan ne seront pas de simples conseillers ou lieutenants comme les précédents,  j’aurai un simple rôle de représentation. Je compte en parler avec Vittoria à notre retour au Fort. De toute façon, ce n’est pas pour tout de suite, on va devoir descendre du Monte Nero, aller à Spadina récupérer nos motos et filer jusqu’à Capriggio avant de nous rendre à pied faire le désherbage au Monte Friccio. Si on peut le terminer avant la tombée de la nuit demain, ce serait assez bien, je ne tiens pas à devoir faire attention au Loup-Garou.

Ils firent ainsi. Durant leur patrouille, au milieu de l’après-midi du jour suivant, Sid et Shadow éliminèrent de nombreux plants de lierre étrangleur. Il y en avait beaucoup plus qu’au Monte Nero et le sentier était difficile. Ils durent le quitter pour compléter leur exploration. Shadow montra à Sid un étrange rocher. La pierre semblait respirer. En s’approchant, ils remarquèrent une fourrure grise recouvrant le rocher. Sid murmura:

– C’est ce que je voulais éviter. Ce n’est pas une pierre, c’est le Loup-Garou qui fait sa sieste.

La jeune femme voulut vérifier ce que disait son collègue. Elle fit le tour de l’animal dormant à même le sol. Un léger ronflement rauque émanait de la bête. Sid tenta de l’en dissuader :

– Arrête ! Si tu le réveilles, nous sommes morts tous les deux !

– Pourquoi ne pas profiter de son sommeil pour le tuer ? On serait débarrassé une fois pour toutes de ce monstre, constata la descendante de Nox.

C’était déjà trop tard: l’amas de muscles et de fourrure se leva. Le Loup-Garou culminait à plus de deux mètres du sol. Il se tenait sur ses membres arrières, comme un homme, son apparence s’approchait cependant plus de l’animal. De la bave coulait de sa gueule béante hérissée de dents acérées jaunies par le temps. Sid s’exclama :

– Foutons le camp avant qu’il ne se réveille complètement !

Il se mit à courir, suivi par Felicia. Ils prirent une dizaine de mètres d’avance sur le monstre, mais celui-ci avait de grandes jambes et pouvait donc faire d’immenses foulées. Sid usa de la danse invisible, mais Shadow resta en retrait à la merci du Loup-Garou. Elle hurla :

– Ne me laisse pas !

Sid s’arrêta et se retourna. Il devait ralentir le monstre. L’Ange Noir s’écria :

Spider Sword !

Tout comme la nuit précédente, un filet sortit de la lame de Jester et s’enroula autour des jambes de la bête poursuivant la dragonne. La créature tomba et Shadow rejoignit Jester qui lui dit :

– On va courir vers un nid de lierre, le filet ne le retiendra pas bien longtemps, mais le lierre peut le bloquer le temps que nous atteignons nos motos !

– Tu sais où il y a un plant de lierre étrangleur dans le coin ?

– Oui, j’en ai vu un sur le sentier, il était tellement dense que je n’avais pas le courage de le faire tout de suite.

– Tu veux dire à Alberto que l’on a désherbé que trois quarts du territoire qu’il nous a indiqué ? demanda Felicia.

– Tu préfères te retrouver dans la gueule du gros poilu derrière ?

Le Loup-Garou s’était libéré et les Protettori s’étaient dirigés vers l’endroit indiqué par Sid. C’était un groupe d’arbres cernés par les lierres. Cela aurait pu être des lierres normaux, mais l’Ange Noir était sûr de lui. Les plantes rampaient le long des troncs ainsi que sur le sol, certaines pendaient entre deux branches. Sid réutilisa la danse invisible pour traverser le nid sans craindre les lierres étrangleurs, Felicia s’entoura d’un halo enflammé pour dissuader les plantes de l’attaquer. Le Loup-Garou traversa au même endroit, mais ses pieds furent vite prisonniers, un lierre s’enroula autour de sa grosse gorge. Il était coincé. La dragonne et le vampire descendirent le Monte Friccio sans demander leur reste.

« Il y a des peuples qui ont leur propre leader, leurs traditions, uniformiser tout cela ce serait contre nature. »

À leur retour au Fort, Alberto leur dit :

– Je pensais que vous rentriez hier. Je ne m’attendais pas à ce que vous vous attaquiez à tous les plants de lierre de la Vallée. Heureusement que le Loup-Garou vous est tombé dessus, sinon vous auriez anéanti toute une espèce indispensable à l’écosystème nessonien. Je vous demandais de faire un peu de ménage. Je suis content de vous, même si vous avez eu un excès de zèle. Sidney, Frasca veut te parler, elle est dans le réfectoire. Felicia, tu as quartier libre. Demain, vous allez subir votre dernière épreuve, reposez-vous bien d’ici là.

Jester descendit retrouver Frasca. L’idée de discuter seul à seul avec la Sorcière Blanche ne l’enchantait guère, mais il ne pouvait imposer la présence de Frasca à Vittoria éternellement et il ne savait pas s’il allait pouvoir éviter la sœur de Malissia encore longtemps. Frasca était assise au bout de la longue table et mangeait du pain et du fromage. Quand elle vit Sidney, elle dit d’un ton neutre :

– Je voulais discuter avec toi.

Jester répondit :

– Ça tombe bien, moi aussi je voulais te parler.

Frasca lui fit signe de s’asseoir. Sid resta debout, même un petit ordre de ce genre ne passerait pas lors de cette discussion. La sorcière fit une moue et commença :

– Je suis désolée pour l’autre jour. Je n’avais pas à te dire ça. Tu sais beaucoup de moi, sinon je ne te considèrerais pas comme mon meilleur ami.

Jester haussa les épaules :

– Tu ne veux pas me dire la vérité sur ton bouclier et sur ta haine des vampires. Je n’en sais pas tant que ça sur toi. Je me suis rendu compte que jusqu’à ton arrivée aux côtés de Sangue, je ne sais rien de toi. Tu n’as pas l’air décidée à me dire la vérité, ni à qui que ce soit, d’ailleurs. Je n’ai pas aimé qu’on m’impose le moment où parler de ma dépression, donc si tu veux te terrer dans le secret, libre à toi. Mais je t’avertis, si je découvre ce que tu me caches et que ça ne me plaît pas, je serai moins compatissant que si tu me le dis toi-même.

Frasca leva les yeux de son assiette et dit :

– Parce que tu as l’intention de fouiner ?

L’Ange Noir regarda ailleurs :

– Tu m’as sauvé la vie. Je vais me contenter de ça. Mais peut-être que d’autres sont plus curieux que moi.

La Sorcière Blanche soupira :

– Tant mieux, si ça te suffit. J’ai cru comprendre que Vittoria ne voulait pas me voir, je vais quitter le Fort. Je veux juste que tu saches que je suis désolée pour notre altercation et que j’espère que l’on pourra oublier ça. Tu as tout mon soutien pour ta lutte contre Giacco. Tu sais comment me contacter.

Elle se leva et débarrassa son assiette. Sid la rappela avant qu’elle ne sorte de la pièce pour quitter le Fort :

– Au fait, Frasca, ne le prends pas comme une menace, mais si tu touches au moindre cheveu d’un vampire sans mon accord, tu pourras considérer que les promesses d’Alberto et de l’Ancien sont caduques, car je les ferai parler. Et je suis sûr qu’Alberto sera ravi de me dire ce que tu caches. Alors soyons bons amis, aussi bien en tant que chef des vampires et sorcière la plus puissante de la Vallée, qu’en tant que Sidney et Frasca. Tu peux comprendre que je craigne que tu ne t’en prennes à mon peuple.

Frasca se tourna et répondit en baissant les yeux :

– Je n’ai pas touché à Vittoria ou à Alberto. Je sais me tenir et je connais sont mes ennemis. On se voit un de ces quatre à la Croce Nera, bonne chance pour votre dernière épreuve demain.

Elle disparut du Fort, son bouclier sur le dos.

Alberto amena Sid et Felicia à la Nécropole le lendemain. Shadow dit sur le trajet :

– En dehors de Nox, aucun de ces fichus fantômes ne s’est jamais montré à moi. J’ai cru comprendre qu’ils me considéraient comme une usurpatrice.

Alberto la rassura :

– Je te rassure, mis à part la cinglée et l’intello, puis maintenant Vilius, aucun de ces crétins n’a vraiment voulu discuter avec Sidney. Ils sont tous plus arrogants les uns que les autres, persuadés d’avoir accompli énormément pour la Vallée et d’être des héros. Beaucoup oublient que sans leurs alliés, ils n’auraient pas fait grand-chose.

Ils entrèrent dans la Nécropole et avancèrent le long du couloir menant à la chambre funéraire. Alberto affichait un sourire, sûrement convaincu de la valeur de l’épreuve qu’il allait imposer à Sid et Shadow. L’Ange Noir murmura à sa collègue :

– Les fantômes pourraient nous renseigner au sujet des Doyens.

« Peut-être que d’autres sont plus curieux que moi. »

La dragonne répondit entre ses dents, sûrement tendue à l’idée qu’Alberto surprenne ses mots :

– Si les fantômes veulent bien nous parler et si nous venons ici sans un des sujets en question.

Alberto ouvrit la grille d’argent, entra dans la pièce, suivi par les Protettori, et lança :

– Malissia ! Sid et Shadow ont prétendu que tu n’étais qu’une pauvre cinglée sans charisme et dépourvue d’intelligence !

Alberto fit demi-tour, alla dans le couloir, et ferma la grille derrière les jeunes gardiens, les coinçant dans la chambre, seuls. Malissia sortit de sa tombe. Elle était grande, plus que sa sœur. Malgré son attitude souvent insolente et immature, elle dégageait une certaine force, elle avait une carrure athlétique, des épaules aussi larges que celles d’une nageuse olympique et un visage ayant des traits communs avec Frasca, mais à la différence de son aînée, dont le visage semblait sculpté dans du marbre, le faciès d’Angela Macchiavetti était plus maigre, ses joues plus creuses, ses lèvres plus fines. En temps normal, Sid la trouvait peu intimidante, là, elle était en colère, et son visage évoquait un requin, effet accentué par les cheveux encadrant le visage du fantôme.

– D’habitude, quand ce sont les autres qui prétendent que je suis une dinde, j’arrive à passer outre, mais quand on le dit dans mon dos, ça me met hors de moi. Surtout quand c’est quelqu’un qui ne me l’a jamais dit en face, pesta-t-elle.

Sid comprit ce qu’était la dernière épreuve : affronter le plus dangereux Ange Noir, Malissia, l’Ange Fou, la Sorcière d’Argent. Lui et Shadow purent constater que la sœur de Frasca était décidée à se battre. Alberto hurla de derrière la grille :

– Ah oui, Frasca m’a dit que sa petite sœur était légèrement instable et que c’était une mauvaise idée de la mettre en colère, vous savez très bien qu’un vampire fera toujours le contraire de ce que recommande une sorcière, d’autant plus si elle s’appelle Frasca. Et Malissia, j’ai oublié de te dire, Sidney a frappé Frasca l’autre jour, et je crois même qu’il l’a fait pleurer.

Malissia gronda :

– C’est vrai, cette histoire ? Tu as osé toucher à un cheveu de ma sœur ? Tu sais ce qui est arrivé à la dernière personne qui a fait pleurer Frasca de mon vivant ? J’ai buté cette cinglée de vampire qui a eu le malheur de blesser ma sœur !

La sorcière fantôme fonça sur Sid qui para avec une de ses lames cachées dans sa manche. Jester tenta d’user de la danse invisible, Malissia cria :

Piedi di piomba !

Bien que libéré de l’emprise du temps, Sid ne parvenait pas à bouger les jambes, comme si les os de ses pieds s’étaient changés en plomb. Le temps reprit son cours normal et Sid n’avait pas bougé. Malissia fonça sur lui, son épée en argent orientée vers sa gorge. Shadow intervint, déviant l’épée avec la sienne. Elle tenta de frapper la sorcière mais celle-ci prit sa forme ectoplasmique et le poing de la dragonne passa au travers de son visage. Malissia reprit un corps solide dans le dos de Felicia, l’attrapa par la tête et fracassa l’arrière du crâne de la jeune fille sur son genou. Une mortelle aurait au moins été paralysée par un tel coup, mais les os des descendants de dragons étaient plus solides que l’acier. Shadow fut néanmoins sonnée et Malissia en profita pour foncer sur Sid, toujours immobilisé. Salvatore sortit de sa tombe pour regarder. Il se contenta de s’asseoir sur sa sépulture. Sid parait avec ses mains qui n’étaient pas paralysées, il usait de la danse invisible pour éviter les coups de Malissia. Shadow, remise de ses émotions, donna un coup de pied dans le bas du dos de la Protettrice, qui n’eut pas le temps de prendre une forme ectoplasmique.

« Et Malissia, j’ai oublié de te dire, Sidney a frappé Frasca l’autre jour, et je crois même qu’il l’a fait pleurer. »

Après un bon quart d’heure de lutte, un voix puissante et familière tonna :

– Alberto ! Espèce de crétin ! Ouvre cette grille immédiatement que je mette un terme à cette mascarade !

Une furie blanche entra dans la salle funéraire dans un fracas d’acier. Frasca cria :

– Angela, si tu ne libères pas Sidney tout de suite, je te fais exhumer et je balances tes os au fin fond du lac !

Shadow s’appuya sur une tombe, exténuée. Sid sentit ses pieds retrouver leur mobilité. Malissia se calma et dit à sa sœur :

– Le vampire a dit que Sidney t’a fait pleurer.

La Sorcière Blanche grimaça :

– Si quelqu’un mérite de pleurer, c’est moi, et je suis assez grande pour me protéger toute seule. Je te le disais quand tu étais vivante : ce n’est pas parce que je ne suis pas un Ange comme toi que je suis une petite chose fragile.

Salvatore ricana sur sa tombe :

– Une réunion de famille, encore une.

Frasca se tourna et lança son bouclier sur le fantôme qui ne cessa de sourire, presque tendrement, à la sorcière. Alberto qui était rentré dans la pièce dit à Salvatore :

– Tu as quelque chose à répondre à notre amie ? Il me semble qu’elle a signifié qu’elle ne voulait pas voir ta tête de crétin prétentieux.

D’autres Protettori étaient sortis de leur tombe au cours de l’affrontement. Il y avait Nox, un homme à la barbe naissante et aux cheveux marrons, Sangue, Lunos ainsi qu’un Protettore aux épaules larges et aux allures de paladin, Sid reconnut Taurus, qu’il avait vu en portrait dans une église. Frasca tonna à leur encontre :

– Et vous, vous n’avez même pas levé le petit doigt pour les aider ?

Salvatore dit simplement :

– Tu sais que je n’empêcherai jamais personne de taper sur un vampire, même si ce dernier porte la marque noire.

La sorcière lui répondit froidement :

– Si tu ne l’as pas compris, Gianpaolo, je ne veux pas te voir. Hors de ma vue !

Salvatore avait pour vrai nom Gianpaolo Caccieri. Il semblait connaître Frasca mieux qu’il n’y paraissait, Sid se demanda s’il pouvait les renseigner sur le passé de la sorcière. Le Protettore blond rentra dans sa tombe. Nox lança un regard dur à Frasca :

– Tu devrais montrer un peu plus de respect envers Salvatore et également envers nous, Macchiavetti. Je pense que personne ici ne voulait avoir à affronter ta sœur qui est capable de tous nous mettre hors d’état de nuire, même si nous l’attaquions à dix.

Sangue ajouta :

– D’autant que j’ai vu que Malissia avait une parade contre la danse invisible et je voulais lui poser quelques questions après avoir entendu ce qu’elle a dit avant d’attaquer Jester.

Malissia semblait fumer de rage. Elle grogna :

– Sid et Felicia m’ont quand même insultée dans mon dos.

– Mais non, c’est sûrement Alberto qui a dit ça pour t’énerver, lança Frasca agacée. Je t’ai toujours dit que tu devais arrêter de réagir au quart de tour. Et si les gens te traitent de dinde, c’est que tu le cherches ! Tu as été une grande Ange Noire, comporte-toi comme telle !

Malissia allait protester, mais la Sorcière Blanche semblait avoir assez d’influence sur sa sœur pour la dissuader de prolonger le débat. Frasca prit Sid et Shadow par les bras et déclara :

– Vous rentrez chez vous, je pense que tenir un quart d’heure face à un fantôme de la force de Malissia est un succès pour l’épreuve d’Alberto.

Le vampire répondit qu’il avait l’intention d’intervenir après cinq minutes mais que, voyant les deux jeunes gardiens se défendre aussi bien, il avait choisi de les laisser s’amuser avec Malissia. Cette remarque lui valut une baffe de la part de Frasca. Sid était reconnaissant envers Frasca pour son intervention, mais il n’aimait pas qu’elle lui impose de rentrer d’autant que, comme Sangue, il avait des questions à poser à Malissia, et sûrement sur le même sujet. Alberto semblait également intrigué par la Sorcière d’Argent. Le regard des trois vampires convergeaient vers Malissia. Sid se dégagea,de la prise de Frasca, en tentant d’être le moins agressif possible. Il dit sèchement à Malissia :

– Comment as-tu fait pour contrer la danse invisible, ou même pour connaître son existence ?

Le fantôme croisa les bras :

– J’ai appris ça en affrontant les vampires. J’ai remarqué qu’ils étaient particulièrement rapides, et après quelques recherches, j’ai compris pourquoi je me faisais avoir, il fallait les bloquer sur place, ainsi leur danse à la noix ne servait à rien.

Sangue se gratta le menton, dubitatif :

– Je croyais que Giacco avait une peur bleue de t’affronter. Je sais qu’il s’en est pris à Frasca en ton absence, mais tu lui as fait payer ensuite, non ? Et à ma connaissance, tu n’as jamais eu affaire aux loyalistes, donc c’est la seule faction vampire à laquelle tu as fait face.

Malissia se tourna vers Sangue, elle grinça des dents :

– Je ne parle pas d’un vampire de Giacco ou de vos loyalistes. Je parle d’un duo de vampires, une mère et son fils, déjà adultes. Ils se sont installés à Capriggio. Leur nom n’était pas du coin. Frasca m’a toujours dit que Giacco me craignant, je n’avais pas à mettre mon nez dans les affaires des vampires de quel camp qu’ils soient. Pendant trois ans, on n’a pas entendu parler d’eux, ou très peu, ils étaient solitaires et secrets. Il y avait parfois des explosions chez eux, mais personne ne s’en est jamais plaint.

Frasca avait lâché Shadow. Elle s’était assise sur le sol contre la tombe de sa sœur. Elle ajouta :

– Je n’aime pas les vampires et savoir que deux d’entre eux, ne faisant ni partie des loyalistes, ni des fidèles de Giacco, se baladaient librement dans la Vallée me chiffonnait, d’autant que j’avais une mauvaise prémonition à leur sujet, comme s’ils étaient dangereux sans que je sache pourquoi. Ne voulant pas mêler ma sœur trop zélée et impulsive à une affaire concernant les suceurs de sang, j’ai repris contact, à contrecœur, avec Wanda Nottebella, afin qu’elle me tienne au courant si des événements étranges se passaient d’un côté comme de l’autre. Cette femme et son fils semblaient beaucoup intriguer tant dans les rangs des loyalistes que dans les catacombes. J’ai fini par découvrir d’où elle venait et l’origine de son nom étrange : Fortuna Bloodheart. Elle vivait où habite Sid à l’heure actuelle et semblait originaire d’Écosse. Mais elle parlait bien notre langue, comme si elle était née ici. Son fils s’appelait Timothy. J’ai tout de suite fait le lien avec Lino.

Une fois que le nom de Fortuna sortit de la bouche de Frasca, Alberto se mit à s’agiter. Il écoutait attentivement, se prenant parfois la tête entre les mains, serrant le poing d’autre fois. C’est au nom de Lino que Sangue commença à agir comme son père.

– Angela avait juste pour mission de laisser ces vampires tranquilles tant qu’ils n’importunaient personne, continua Frasca, elle ne savait rien de ma petite enquête basée sur mon instinct uniquement, au début en tout cas. Je ne savais pas que Bloodheart était la forme anglaise de Cuoresanguinoso, mais le lien avec l’Écosse m’avait rappelé Lino. Je me suis mise à suivre les Bloodheart quand j’en avais l’occasion et j’ai remarqué que Fortuna me rappelait vraiment Lino, au point que j’ai compris qu’il s’agissait de sa descendante. Les loyalistes avaient fait le lien, sans comprendre, imaginant qu’il s’agissait d’une nièce ou d’une vampire partie à la recherche de leur chef et qui avait changé d’identité. Les vampires de Giacco avaient trop peur de commettre un crime sous les yeux de ma sœur pour s’en prendre à elle.

Malissia qui s’était assise à coté de la Sorcière Blanche reprit :

– Je me suis inquiétée parce que Frasca était toujours absente et commençait à avoir une véritable obsession pour ces vampires. Je l’ai surprise quand Wanda – c’est la seule fois où j’ai vu cette bonne femme – lui faisait part d’une série d’assassinats et de morts suspectes parmi les loyalistes. Nous avons fait le lien avec Fortuna et son fils. Avant même que je ne me mette à enquêter, je suis arrivée au milieu d’un combat entre Frasca et Fortuna. Cette vampire lui était tombé dessus sans crier gare. Je me suis battue avec elle, mais elle a utilisé votre truc, la danse invisible, et s’est enfuie. Pendant six mois, Fortuna a essayé de tuer Frasca, à chaque fois elle m’échappait. Elle avait quitté sa maison où Timothy vivait seul. Il ne savait pas où sa mère était allée. Un jour, Frasca a été frappée dans la nuit, pas mortellement, du moins c’est ce qu’on croyait. Une fine lame lui avait percé l’épaule.

« J’ai fini par découvrir d’où elle venait et l’origine de son nom étrange : Fortuna Bloodheart. »

– Je me suis mise à vomir du sang, dit Frasca, à avoir l’impression de brûler de l’intérieur. J’ai dû apprendre à Angela à faire un remède miraculeux, mais il mettait du temps à être efficace et nous devions faire vite, j’ai compris aux symptômes que mes organes se décomposaient lentement. Fortuna avait dû profiter de l’obscurité pour me frapper et m’empoisonner. J’ai compris que je payais la haine que Lino me portait de son vivant. Je me suis effondrée en larmes, dans mon lit, mourante. J’ai demandé à Angela de me porter à Treghia, où une de mes connaissances pouvait me soigner plus efficacement. Je n’ai jamais aimé aller à Treghia,  la nécessité nous fait faire des choses qui nous déplaisent.

– Voir ma sœur mourir de façon aussi douloureuse, aussi lente et inhumaine m’a mise hors de moi, j’ai ratissé la Vallée de long en large et je l’ai trouvée. Son fils l’aidait à se cacher, mais dans ma mansuétude, je lui ai laissé le choix de partir ou de mourir. Il est parti, tout en conservant les clés de sa maison à Capriggio. Fortuna m’a dit que ma sœur était une meurtrière, une tueuse sans cœur, un monstre. J’avais mis au point mon sort des pieds de plomb, ça l’a prise par surprise. Je l’ai fait brûler vive après l’avoir tabassée. Je ne regrette pas mon geste d’avoir laissé Timothy partir, son descendant à l’air sain d’esprit et prêt à reprendre le flambeau de Lino qui, malgré sa haine envers Frasca, m’a toujours semblé être un grand homme au regard de ce qu’on me racontait à son sujet. Je suis restée au chevet de Frasca pendant deux ans au cours des quels ses organes se sont reconstruits petit à petit. Le poison avait dû être…

– … inventé par Lino, finit Sid, j’ai les plans d’une grenade contenant un virus aux conséquences similaires dans les archives de mon ancêtre.

Frasca sourit timidement :

– Heureusement, on avait progressé aussi chez les sorcières durant les années séparant le départ de Lino et la mort de Fortuna. Malissia a pris la bonne décision, cette femme n’était que haine et rancœur. Si elle était restée plus longtemps, elle aurait commencé à pourrir l’esprit de son fils.

Alberto se mordait la lèvre. Sangue semblait légèrement perturbé, il dit :

– Vous aviez fait le lien avec Lino et vous ne m’avez rien dit ?

– Pour que tu nous pousses à sauver cette dingue ? Elle n’aurait fait que salir l’image que tu as de ton frère, répliqua Malissia.

– Elle semblait tout savoir de moi, dit la Sorcière Blanche, comme si Lino avait raconté comment je me battais, comme si elle me connaissait intimement.

Shadow restait silencieuse, cette affaire ne la concernait pas, pas plus que les autres fantômes présents, mais par curiosité, elle avait écouté jusqu’au dernier mot les deux sorcières. C’est alors qu’Alberto sortit de son mutisme, il dégageait la Majesté des Chefs, bien qu’il était visible qu’il se contenait. Il répondit aux derniers mots de Frasca :

– Bien sûr qu’elle te connaissait intimement, idiote. Et elle te connaissait mieux que tu ne l’as jamais connue.

– Comment voulais-tu que je la connaisse plus que ça. Elle a passé quatre, cinq ans dans la Vallée, tout au plus.

Alberto dit à Sid et à Sangue :

– Je savais bien qu’une petite noyade n’aurait pas pu avoir raison de Lino. Vous vouliez savoir la vérité à son sujet, sur la fin de sa vie ? Vous l’avez, racontée par les responsables de sa mort.

Il regarda l’assemblée et déclara :

– Lino était le pseudonyme de mon second enfant et de ma fille, Fortuna Cuoresanguinoso ! La véritable cheffe du Conseil des Six.

« Bien sûr qu’elle te connaissait intimement, idiote. Et elle te connaissait mieux que tu ne l’as jamais connue. »

par

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