Chapitre 12

Alberto et Sidney se rendirent en haut des escaliers qui menaient au chemin bétonné relié au reste de la Vallée. Un objet couvert d’une bâche attendait les deux Cuoresanguinoso.

– L’Ancien t’a fait passer ton permis de deux-roues quand tu as vécu ici avant ta dépression, dit Alberto. Ce mortel a de la suite dans les idées, pourquoi perdre un temps considérable à pied si l’on peut fendre l’air à bord d’un véhicule mécanisé ? Et comme je te l’ai promis, la tienne est mieux que celle de Shadow. Les fées ayant disparu, je ne pouvais t’offrir d’épée pour t’introniser chef du Conseil, ni même un Manteau d’Ombre… Alors je te présente l’Arlecchina, que j’ai nommée en référence à ton nom de Protettore.

Il dévoila une moto noire flambant neuve. Sidney n’avait jamais été un féru de mécanique, il pouvait cependant admettre que l’esthétique du deux-roues était appréciable. Shadow, qui avait toujours aimé les voitures et les motos, aurait été une meilleure juge. Le casque qui était posé sur le siège du pilote était noir strié de trois bandes rouges, le tout évoquant la bannière du Conseil des Six. L’idée de donner un nom à un véhicule semblait ridicule aux yeux de Jester, les rares personnes le faisant étant souvent des gens privilégiant leur engin à leur entourage. Il le fit savoir à Alberto. Le vampire répondit, indigné :

– Mais ce n’est pas un prénom lambda qu’un gros lourdingue donnerait à sa « bécane », c’est le nom de mon invention: cette moto. J’ai acheté un tas de ferraille dans une casse de la région pendant ta convalescence et je l’ai bichonné, métamorphosé même, et voici un bolide capable de foncer à une vitesse atteignant les trois cents kilomètres à l’heure sur une ligne droite, un véritable bijou qu’aucun constructeur mortel ne serait capable de fabriquer.

« Je te présente l’Arlecchina.« 

 

Sid dit calmement :

– Le cadeau est incroyable, mais je vais t’avouer que si tu me parlais de ses cylindres ou de son châssis, je ne comprendrais que l’essentiel. Je voulais juste une moto pour les mêmes raisons que Shadow c’est-à-dire, me déplacer vite et je la voulais mieux que celle de la dragonne pour la faire enrager. Après si elle a des trucs ou des bidules utiles, je suis preneur.

Alberto bomba le torse :

– La moto ne peut bien évidemment pas aller sur les sentiers escarpés de montagne. Mais elle te permettra de te rendre de village en village beaucoup plus rapidement. J’ai songé à lui installer un pilote automatique, mais je sais que tu es un petit génie en ce qui concerne l’électronique et les ordinateurs.

Sid était, en plus des ses talents de chimiste, un passionné de nouvelles technologies. Il avait souvent dépanné un ami lausannois qui était détective, quand celui-ci avait des problèmes informatiques. Il regarda Alberto :

– Je suis déjà surpris par tes talents de bricoleur.

– D’où crois-tu que Lino et toi avez hérité votre talent ? La moto est blindée en sticio, le fameux métal dont je t’ai parlé, issu du royaume de l’Ange de la Mort, Thanata. Il est incassable et son éclat inaltérable.

Sid remarqua les reflets bleutés de l’Arlecchina, auxquelles s’ajoutaient les lumières dorées du crépuscule. Alberto précisa :

– Le réservoir est également blindé, ta moto n’a pas à craindre les flammes. Le sticio est solide et incroyablement léger. Bon, testons ton Arlecchina !

Sidney prit le casque noir se trouvant sur le siège du pilote. Un autre, que le Protettore n’avait pas remarqué tout de suite, blanc avec un motif en flocon de neige se trouvait sur le siège arrière. Le flocon rappelait les ornements du bouclier de Frasca. Alberto expliqua :

– Je pense que tu vas prendre ce bijou pour te rendre au Fort, demain. Et comme la blondinette sera avec toi, j’ai prévu un casque pour elle. Je pense que porter un couvre-chef aux couleurs du Conseil lui aurait fait faire une syncope. Et puis, le nouveau chef de mon peuple veut se rapprocher des sorcières, qui suis-je pour m’y opposer ? Autant faire des efforts envers la mégère blanche. J’ai aussi remarqué qu’il était difficile de communiquer une fois coiffé d’un casque, j’ai donc équipé ceux-ci de radios. Si Shadow en émet le souhait, j’en équiperai aussi le sien.

Sid sourit :

– Tu vois que tu n’es pas un vieux vampire à mettre au placard ! Je suppose que tu t’es fabriqué un casque personnalisé pour toi aussi, tu ne vas pas mettre celui destiné à une sorcière, je suppose.

Le vampire rangea le casque de Frasca dans un compartiment sous le siège passager et  en sortit un similaire à celui de Sidney.

– Bien sûr que non, je veux bien faire preuve d’ouverture d’esprit, mais il y a des limites. En route ! Nous allons gagner vingt minutes rien que pour nous rendre à l’orée du sentier menant au Monte Friccio.

Sid mit le contact et lança sa moto vers la Croce Nera. Les manteaux des deux vampires volaient derrière eux, Jester espérait que la Protettrice voie l’Arlecchina en se rendant au bar de Camilo. L’Arlecchina fendait l’air comme une fusée. En posant le pied à terre en arrivant à destination, Sidney s’exclama :

– Avec ce bolide, je vais pouvoir relier les principaux villages de la Vallée en moins d’une heure ! Je vais l’équiper d’un pilote automatique au cas où je dois me battre en la conduisant, ou si elle se trouve à l’autre bout de la Vallée, je vais aussi remplacer les clés par une reconnaissance d’empreintes digitales et elle sera parfaite. Sur le trajet, j’ai réfléchi, en fait le personnage s’appelle Arlecchino et non Arlecchina.

Alberto regarda Sidney, indigné :

– Ne vois-tu pas à ses courbes si exquises qu’il s’agit d’une demoiselle ?

L’Ange Noir soupira en retenant un rire :

– Tu es irrécupérable.

Ils prirent le sentier menant au Monte Friccio, qui passait devant la Croce Nera. Une fois au sommet du Monte Friccio, après avoir soigneusement évité l’endroit d’où venait le hurlement inquiétant du Loup-Garou, ils entrèrent dans la Nécropole. Ils entendirent en s’approchant de la grille en argent la voix pompeuse de Salvatore :

– J’entends des pas, je vous parie que c’est encore Alberto qui vient perturber notre sommeil.

Ils entendirent Malissia répondre :

– Sommeil ? Tu n’es pas réveillé pour pouvoir dire ça ?

– La ferme, idiote !

La voix froide de Sangue répliqua :

– Ne donne pas d’ordre à Malissia ! Ni à aucun d’entre nous ! On est tous à la même enseigne dans la mort !

– Le vampire, ne t’en mêle pas, s’exclamait Salvatore.

Une voix calme que Sid n’avait encore jamais entendu s’éleva :

– Si vous voulez parler aux vivants ou vous chamailler, faites-le ! Mais par pitié, respectez le repos des autres !

« Ne vois-tu pas à ses courbes si exquises qu’il s’agit d’une demoiselle ? »

 

Un groupe de voix approuva. Quand Sid et Alberto entrèrent dans la salle funéraire, ils virent Salvatore les bras croisés, assis sur sa tombe, Sangue le fusillait du regard et plus loin la sœur de Frasca au sourire radieux leur faisait de grands signes de bienvenue. Alberto lança :

– Salvatore se prend encore pour votre chef ? Quand est-ce que quelqu’un se proposera pour lui botter le cul et lui apprendre la politesse ?

Sangue ricana :

– On est au-dessus de ça, on le laisse vivre dans son délire. Un jour, il ira trop loin et je me chargerai de son cas.

Malissia s’esclaffa :

– Moi, je considère qu’il ne vaut même pas la peine que je m’énerve. Alors je joue le jeu, ce sera très drôle si un jour je me lasse, que je lui taille les oreilles en pointes et qu’il se mette à pleurer parce qu’il s’est fait battre par une fille.

Elle mima le geste de sangloter. Salvatore dit d’un ton hautain :

– Je vais vous laisser, je sens un vent de bêtise hanter ce lieu sacré.

Il disparut dans sa sépulture accompagné du rire cristallin de Malissia :

– Il est vexé !

Alberto se joignit à elle en riant. Il dit :

– Bravo, maboule, je n’ai jamais réussi à fermer le clapet de ce petit con !

Malissia ricana :

– J’ai réussi là où un vampire a échoué encore et encore. Voyons, c’est normal, je suis une sorcière !

Sangue eut un rictus. Non contente d’avoir vexé Salvatore, la sœur de Frasca se permettait de clouer le bec d’Alberto.Le Protettore vampire l’applaudit :

– Tu poursuis ta légende même dans la tombe, Angela.

Malissia fit une révérence et disparut dans sa tombe en riant. Alberto eut un sourire jaune :

– Tu as de mauvaises fréquentations, Vilius; Frasca de ton vivant et sa sœur dans la mort.

« Salvatore se prend encore pour votre chef ? Quand est-ce que quelqu’un se proposera pour lui botter le cul et lui apprendre la politesse ? »

Sangue hocha la tête :

– Malissia est une bonne personne, elle est juste très taquine. Derrière son attitude de dinde immature se cache une véritable génie. Elle me rappelle un peu quelqu’un sur ce point là, ajouta-t-il en se tournant vers son père. Je pense que c’est elle la plus grande Protettrice de l’histoire, non ce crétin de Salvatore.

Alberto se pinça le menton comme pour réfléchir. Il demanda :

– Elle est forte ?

– Frasca saura mieux te répondre que moi, mais je pense qu’elle est capable de mettre Salvatore à poil, par terre et en pleurs en moins de deux minutes. C’est une vraie dingue. Géniale, mais complètement marteau.

Alberto semblait perdu dans ses pensées, fixant intensément la tombe de celle que l’on surnommait la Sorcière d’Argent. Sid lui secoua l’épaule :

– Tu devais m’apprendre les secrets des chefs de clan.

L’ancien chef du Conseil des Six se tourna vers lui :

– C’est vrai. En soi, il n’y a pas grand chose à savoir, sauf en ce qui concerne les capacités des chefs de clan. Comme tu l’as remarqué quand nous nous sommes fait attaquer au Fort, les vampires de bas-lignage ne sont pas particulièrement différents des mortels, si ce n’est leur invulnérabilité au temps qui passe, leur soif de sang et leur sournoiserie. Ils sont aussi plus vifs et forts qu’un simple mortel, pas de manière significative cependant. Je veux dire que si un vampire lambda a des réflexes hors du commun et peut courir plus vite et plus longtemps qu’un mortel non-entraîné, quelqu’un de coriace pourrait lui tenir tête. Les vampires de lignage noble sont armés de capacités qui leur sont propres. Je parlais de vitesse, mais je suppose que tu n’as aucune idée de l’écart qu’il y a entre la vitesse de frappe d’un chef de clan ou d’un simple larbin. Frappe-moi pour voir !

Sid tenta de cogner Alberto au visage de toute sa force, conscient que le vampire allait esquiver. La réaction fut surprenante. Le poing de Sid fut contré, puis l’Ange Noir reçut un coup de genou dans le ventre et fut projeté contre la tombe la plus proche. Tout s’était passé dans un laps de temps inférieur à cinq secondes et Alberto n’avait pas bougé.

– J’ai mis dix secondes pour te mettre à terre. Une personne normale aurait encaissé tous les coups dans la même seconde. Ton sang de vampire est encore vivace, ça me rassure. C’est parce que tu ne connais pas cette technique que tu n’es pas prêt à affronter un chef de clan.

– Comment as-tu fait ?

Alberto sourit férocement :

– Devine !

Sid réessaya de frapper le vampire, mais avec son épée. Encore une fois, en quelques secondes, Jester se retrouvait par terre, après avoir encaissé des coups. Il vit que son épaule saignait, il avait été frappé par une épée. Pourtant l’arme d’Alberto reposait encore dans son fourreau. L’Ange Noir se souvint du jour où Shadow, Frasca et lui avaient rencontré le vampire. Felicia avait été mise à terre en une fraction de seconde sans qu’Alberto n’ait eu à lever ne serait-ce qu’un orteil. Sangue, assis sur sa tombe, grogna :

– Tu n’as toujours pas compris qu’il n’était pas plus rapide que toi ? De par ton sang de vampire et d’Ange, avec un peu d’entraînement tu seras une des trois personnes les plus rapides de l’histoire de la Vallée. Malgré son apparence d’homme dans la force de l’âge, Alberto est vieux, il a plus de mille huit cents ans.

– Il ralentit ses adversaires, grogna Sid.

– Non, je me libère des chaînes du temps. C’est une des deux capacités que les vampires de sang noble possèdent: la danse invisible, dit fièrement Alberto. Pendant moins d’une minute, je suis capable de faire comme si le temps n’existait pas. C’est une technique qui ne marche pas sur des vampires connaissant cette technique et ayant une plus grande capacité de concentration, c’est pour cela que j’ai invité quelqu’un pour s’exercer avec toi.

« Frappe-moi pour voir ! »

 

Des pas résonnèrent dans le couloir, une forme noire se détachait de l’obscurité. Alberto expliqua à Sid :

– Oublie que le temps est. Qu’est-ce qu’une seconde, une minute ? Le temps ne nous fait pas pourrir comme les simples mortels, pourquoi aurait-il la moindre influence sur nous ? Concentre-toi sur tes actes, rien d’autre. Le temps n’est rien, il n’existe pas. Tu peux être face à la personne se dirigeant vers nous tout en étant là. Mets-la à terre !

Bien que récalcitrant à l’idée d’attaquer l’inconnu par surprise, Sidney était conscient de la nécessité de maîtriser cette technique. Il ferma les yeux. Le temps ne devait pas s’arrêter, il devait disparaître. Il oublia où il était, quand se passaient ces événements, il ne voyait plus que la forme noire immobile et ne sentait plus que son corps. Tout cela lui semblait si naturel. Il chargea l’inconnu et lui tendit un croche-patte, il le plaqua à terre et sortit son épée qu’il pointa sur sa gorge. Puis soudainement,tout réapparut : la Nécropole, Alberto, Sangue, le son de sa respiration, la sensation de ses vêtements sur sa peau. Il dévisagea son vis-à-vis,un grand homme d’une cinquantaine d’année vêtu d’un manteau de vampire. À la différence des vampires de Lunascura qui avaient attaqué au Fort, l’homme portait un brassard rouge de fortune au bras gauche. Une jeune femme de l’âge de Sid se trouvait derrière lui, portant la même tenue. Elle applaudit :

– Papa, je ne pensais pas que tu finirais à terre si facilement.

L’homme se releva en souriant bêtement. Il se présenta :

– Je suis Claudio Nosferi, du clan du même nom. Voici ma fille, Vittoria. Vous devez être Sidney, le descendant de Lino. Ravi de vous rencontrer, chef !

Alberto surgit de derrière Jester en jubilant :

– Tu as réussi ! Tu as assimilé la technique plus facilement que je ne le pensais. Loin de la Vallée, le gène vampire de Lino a perdu de vigueur et est devenu récessif, c’est pour cela que ta famille ne possède pas de dents pointues, grâce au pouvoir de l’Ange Noir, tes capacités de chef de clan sont innées. Je pense qu’il a fallu une petite piqûre de rappel pour que ton gène de vampire s’active efficacement. Oh ! Bonsoir les Nosferi, s’exclama-t-il en voyant Claudio, Sidney, ce sont deux loyalistes vivant à Spadina. Claudio est le petit-fils de Mauro Nosferi, un des chefs de clan choisi par ton ancêtre quand les traîtres l’ont abandonné. Après la mort de Vilius, certains loyalistes se sont mêlés aux mortels en se faisant les plus discrets possibles. Je les ai rencontrés en me baladant, et je sais reconnaître un bon vampire quand j’en vois un. Ah ! Enfin des vampires qui ne sont pas passés maîtres en coups bas et trahison !

Vittoria tendit sa main vers Sid :

– Brillante démonstration de la danse invisible, chef !

Jester s’étonna :

– Tu connais la technique ?

– Mauro était le fils de Gina, la cheffe qui a suivi le traître Giacco. Je suis donc de lignage noble comme vous!

Claudio sourit gentiment :

– En revanche, moi, bien que de sang noble, j’ai un temps de concentration très court, d’à peine deux secondes, j’ai eu le temps de vous apercevoir mais pas de vous contrer. Vous avez une excellente capacité de concentration pour un débutant, chef.

Jester s’agaça :

– Cessez de m’appeler chef.

Alberto lui tapa dans le dos. Il ricana :

– Ils veulent seulement que tu saches qu’ils te reconnaissent comme le chef légitime du Conseil des Six, donc comme leur chef. J’ai appris qu’après la mort de Vilius ici présent, dit-il avec un geste majestueux en direction de Sangue assis sur sa tombe, les clans s’étaient « dissous ». Les loyalistes décidèrent de destituer leur chefs de clans qui pour certains étaient inexpérimentés ou de lignages non-nobles afin que Lino ou son héritier puisse choisir ses chefs de clan. Et en rencontrant Claudio et sa charmante fille, je me suis dit que cette dernière, âgée d’un an de moins que toi, serait une excellente cheffe de clan pour fonder un Conseil des Six dynamique, jeune et ambitieux. De plus, un chef de clan acquis à ta cause te permettra d’avoir plus de chance de persuader les loyalistes de reprendre le combat.

« Je sais reconnaître un bon vampire quand j’en vois un. »

 

Sid regarda Vittoria, elle avait un piercing au nez, un autre à la lèvre. Ses cheveux noirs s’arrêtaient à la hauteur de ses omoplates. Elle se tenait droit, marchait d’un pas assuré. Elle avait plus la carrure d’une cheffe que son père qui paraissait un peu pataud, malgré une apparence extrêmement bienveillante, chose assez rare chez les vampires que Sidney connaissait pour être soulignée. Il allait de toute façon devoir choisir cinq lieutenants et bien qu’il souhaitait persuader des proches mortels et volontaires pour leur injecter le Venin, il lui serait difficile d’en réunir cinq. Vittoria avait de plus beaucoup de charme, elle sourit à Alberto :

– Je suis très honorée que le grand Alberto Cuoresanguinoso me considère comme assez digne pour diriger un clan loyaliste, mais la décision revient à Sidney Bloodheart-Cuoresanguinoso, chef légitime du Conseil des Six et Ange Noir du Val Nessona.

Sidney dit :

– Vous savez que je suis le Protettore ?

Claudio répondit amicalement :

– Les loyalistes savent que le descendant de Lino est le Protettore répondant au nom de Jester. Ceux qui ont choisi de vivre parmi les mortels se font discrets pour éviter que Giacco ne leur tombe dessus. Ceux qui se terrent dans les montagnes attendent un signe de ta part ou de savoir que tu es capable de faire chuter le traître, ça dépend des personnes. Il y a un peu moins d’une centaine d’hommes et de femmes cachés dans une planque plus petite que le Fort sur un flan du Monte Gattino et une petite vingtaine de vampires intégrés dans les différents villages de la Vallée. Pour la plupart, nous avons un travail, nous vivons comme des mortels. Mauro, le lieutenant de Lino, est mort dans des circonstances étranges il y a plus d’un siècle et demi, mais mon père, Vittoria et moi-même avons dans une grande et belle maison à Spadina. Je suis vigneron, comme beaucoup de vampires cachés dans la Vallée. Vittoria vient de finir ses études de droit à l’Université de Genève. Je ne voulais pas qu’elle ait à se cacher toute sa vie, mais elle est revenue parmi sa famille. Il est difficile de se défaire des liens que l’on a avec cette Vallée.

Sid dit, en français :

– Tu parles donc aussi ma langue.

Il parlait italien dans la Vallée, mais pouvoir échanger quelques mots dans sa langue maternelle lui faisait toujours un très grand plaisir. Vittoria lui répondit avec un français d’un niveau correct :

– Oui. Je pense que tu n’as pas de problèmes avec l’italien depuis le temps que tu viens dans la Vallée. Par contre, tu pourras m’aider à mieux parler en français.

– Bien sûr, fit Sid avant de reprendre en italien : j’accepte de faire de Vittoria la cheffe du clan Nosferi, en échange de votre soutien quand j’irai chercher les loyalistes au Monte Gattino.

Alberto ajouta :

– Et j’accepte d’enseigner à la jeune fille la seconde technique des chefs de clan. Je devais avoir l’accord de Sidney pour cela.

Claudio fit une révérence si basse que Jester crut qu’il allait toucher le bout de ses chaussures avec son nez rond. Il remercia :

– Merci à vous, chefs, mon clan est votre débiteur. Dès que vous le souhaitez, Vittoria et moi-même réunirons les loyalistes et nous vous aiderons à punir les traîtres.

Alberto fit d’un geste nonchalant :

– Va, Claudio ! Ta fille recevra nos ordres en temps voulu. Reçois la bénédiction des Cœurs Sanglants, qu’elle t’accompagne dans ton voyage de retour.

Le père de Vittoria refit une révérence et quitta la Nécropole. Sangue soupira :

– Père et sa théatralité…

Alberto répondit avec facétie :

– Comme tu as changé, quand tu étais haut comme trois pommes, tu riais quand les chefs de clan me trouvaient des surnoms plus pompeux les uns que les autres.

Le benjamin des frères Cuoresanguinoso grogna :

– Un massacre, un conflit fratricide et un père déserteur, ça vous change un vampire, que veux-tu ?

Sidney demanda, pour reprendre la leçon :

– Pourquoi Vittoria, qui est de sang noble, ne connaît pas la seconde technique des vampires de haut lignage ?

Alberto expliqua :

– C’est une technique que l’on n’apprend qu’aux chefs de clan et aux membres du clan Cuoresanguinoso. Les six chefs de clan qui étaient sous mes ordres l’avaient apprise de leurs prédécesseurs.

Sangue compléta :

– Parmi le Conseil des Six de Lino, seuls Lino, Pietro Luzzianese et Fiora Nottebella la maîtrisaient. Mais nous n’avons jamais su comment l’inculquer aux autres.

Le patriarche des Cuoresanguinoso dit :

– Parce que ni Lino, ni toi, n’aviez de talent pédagogique. Cette technique n’a pas de nom, c’est une sorte d’aura qui émane des chefs de clan et des membres du clan dirigeant, le mien. Elle a pour but de faire frémir l’adversaire jusqu’au plus profond de son âme. Mais une démonstration vaut mieux que des milliers de mots.

« Un massacre, un conflit fratricide et un père déserteur, ça vous change un vampire, que veux-tu ? »

 

Alberto se tut et regarda fermement Sid, Vittoria et Sangue. Ses yeux devinrent rouges. Son visage se tordit en une expression cruelle. Un léger courant d’air froid parcourut la chambre funéraire. Sid commença à se sentir mal à l’aise, comme quand il découvrait le cadavre d’un animal mort sur le rebord de la route. Puis le courant d’air fit place à un vent glacial faisant danser les longs cheveux noirs d’Alberto autour de son visage. Le malaise de Jester se transforma en terreur. Il entendit des bruits de verre cassé, dont un venant de sa poche. L’Ange Noir sentit une pression sur sa poitrine, il avait la sensation qu’on tentait de lui arracher le cœur encore battant. Les lumières de la Nécropole faiblissaient. Un son strident se fit entendre, si fort que Sidney sentit en lui l’envie incontrôlable de prendre son épée pour se percer les tympans afin que cela cesse. Il vit Vittoria blêmir : son teint naturellement pâle dû à son sang de vampire semblait translucide. Le son se faisait plus fort, un groupe de fantômes, parmi lesquels Malissia et Salvatore, sortirent de leur tombe en se tenant les oreilles. Sangue semblait lui aussi mal à l’aise. Il y eut une violente bourrasque, froide comme la mort, qui gela le sang du Protettore. Puis plus rien, les yeux d’Alberto avait repris leur teinte noire, le vent avait cessé, le sifflement oppressant s’était tu. Salvatore pesta :

– C’est pour cette raison que les vampires sont des êtres monstrueux ! Des démons, les êtres les plus malfaisants de la Vallée !

Un Protettore à la barbe bien fournie, répondant au nom d’Alfino, ajouta :

– C’était atroce !

Malissia, reprenant ses esprits, sourit, et s’exclama d’un ton enthousiaste :

– J’ai eu la peur de ma mort ! On recommence quand ?

Sidney regarda dans sa poche d’où venait le son de verre brisé. La vitre de son portable s’était craquelée. Celle du téléphone de Vittoria également.

– Il faudra que je descende en ville pour la faire changer, dit la jeune femme, on m’a souvent parlé de cette capacité, mais la voir en vrai… C’était effrayant !

Alberto expliqua :

– Un chef de clan vampire est capable de dégager un flux d’énergie, souvent négative, afin d’intimider ses adversaires. Il puise sa source dans sa rage, le désir de vengeance et sa colère. Après avoir vidé son esprit de ces émotions puissantes et effrayantes, il est plus rapide, plus léger. Débarrassez-vous de vos émotions les plus sombres, oui, mais pas inutilement. Usez leur énergie pour faire comprendre à celui que vous affrontez que vous n’êtes pas là pour rigoler, que vous n’êtes pas n’importe qui. Il faut que votre ennemi sache qu’il affronte un vampire prêt à le tuer. Nous passons pour des monstres car nous ne reculons devant rien, ni personne. Quand deux vampires capable d’user de cette énergie s’affrontent, c’est lors de ces préliminaires qu’un duel peut se gagner ou se perdre. Voilà ce qu’il faudra à Sidney pour vaincre Giacco : pouvoir se concentrer sur la danse invisible plus longtemps que lui et faire trembler son âme au point qu’il sache que l’heure de son jugement est arrivée.

Sidney déglutit. Il allait devoir travailler sa force de concentration pour pratiquer la danse invisible le plus longtemps possible, savoir la combiner avec la vitesse naturelle des Anges et apprendre à user de cette énergie effrayante. Il sentit le regard de Vittoria, d’Alberto, de Sangue et des autres Protettori se poser sur lui. Il se rappela des paroles de Frasca. Bien qu’il se sente beaucoup mieux depuis son retour dans la Vallée, il n’avait pas l’assurance nécessaire pour affirmer haut et fort qu’il allait vaincre la menace sans visage que représentait Giacco. Il devait faire semblant :

– Je vais m’entraîner, si Giacco peut tenir la danse pendant trente secondes, je la tiendrais une minute, si c’est une demi-heure, je tiendrais une heure ! Pour ce qui est de cette aura des chefs de clan, je suis le chef du Conseil des Six, le seul, je le ferai comprendre à quiconque en doute. Je suis aussi l’Ange Noir du Val Nessona, je mettrai Giacco dans une tombe afin qu’il ne nuise plus à qui que ce soit, et j’en ferai de même avec tous ceux qui mettront en péril la vie des Nessoniens !

Malissia assise sur sa tombe applaudit, à moitié avec ironie, à moitié avec admiration :

– Quel beau discours !

Alberto se joignit à la sœur de Frasca :

– C’est avec ce genre d’émotion que vient la terrible majesté des chefs de clan ! Je crois que je viens de trouver un nom à cette aura, la Majesté des Chefs ! Cependant avant que toi et la jeune Nosferi ne pratiquiez, il faut que Vittoria soit ordonnée cheffe de clan par le chef légitime du Conseil et officiellement.

Sangue grogna :

– Nous les intronisions nous aussi, mais jamais nos chefs de clans, même Mauro qui était de lignage noble, n’ont pu user de cette Majesté.

Alberto rétorqua :

– C’est parce que il n’y a que deux personnes qui peuvent l’enseigner : le chef de clan précédent ou moi-même. Dans le cas de Mauro, il aurait fallu que Gina la lui apprenne. Comme je suis le plus vieux et le plus puissant des vampires, je suis capable de transmettre ce savoir à Vittoria, à condition que Sidney fasse d’elle une cheffe de clan. Mais je voudrais que notre petit Bouffon Noir démontre sa Majesté, je serais déçu qu’une de ses lieutenantes maîtrise cette force avant lui. Et en plus, c’est une partie du rituel d’intronisation, il faut rappeler au chef de clan que tu es le chef du Conseil et pour cette raison tu dois être capable d’user de la Majesté.

Alberto s’approcha de Sidney et lui murmura :

– Souviens-toi que personne n’est fiable dans cette Vallée, que tu ne peux compter sur personne d’autre que toi.

Jester ne se mit pas en colère ou ne tenta pas de dissuader Vittoria de le trahir. Si Alberto l’avait amenée ici, c’était qu’il la considérait comme fiable. Il ressentait plutôt de la reconnaissance à l’égard de la jeune fille et de son père. Il regarda Alberto durement. Celui-ci s’agaça, il siffla à l’oreille de son descendant:

– C’est une marque de respect de la considérer comme assez maligne pour te trahir. Si tu ne veux pas orienter ton énergie contre elle, pense plutôt à ta rage ce matin quand tu as découvert le bain de sang de Pordio, quand tu as senti la détresse refoulée de ton amie la mage, pense à ton sentiment d’impuissance quand Giacco a lancé ces cadavres devant le seuil de ta porte, exprime cette rage, cette frustration, fais-les ressortir par tous les pores de ta peau.

Sidney commençait à s’impatienter, il ne voulait pas se servir de cette énergie négative contre Vittoria et l’insistance d’Alberto commençait à l’irriter. Il n’était pas un tyran, il ne voulait pas s’imposer par la peur et la crainte, il voulait être reconnu pour ses qualités et il se découvrait de jour en jour depuis son retour dans la Vallée. Il était quelqu’un de simple, aimant boire une bière avec ses amis à la Croce Nera, rire, écouter les histoires de ses aînés, se plonger dans les étoiles… Et il ne voulait pas que ça change et ce, même s’il devenait le chef du Conseil des Six et s’il devait se battre. Il voulait juste aller mieux, que ses crises passent, que les vampires puissent aussi profiter des joies des soirées enivrées de la communauté nocturne, il ne souhaitait pas devenir une source de peur pour ses alliés, mais l’être pour ses ennemis. Alberto insista :

– Songe à la colère que tu éprouves contre toi-même depuis des années. Cette haine qui t’a fait saigner, qui t’a blessé, songe à ta solitude, prisonnier de tes propres pensées !

Jester sentit le regard des Protettori éveillés sur lui, curieux sûrement de voir ce qui allait se passer. Les mots d’Alberto résonnaient dans sa tête comme les cloches de son propre enterrement. Il ne voulait plus penser à sa dépression, il ne voulait plus se détester, il désirait par-dessus tout être fier de lui. Il sentit une énergie forte émaner de son propre corps, ce n’était pas de la colère ou de la rage, c’était une détermination féroce, celle de se sortir des cendres de sa détresse, celle de se relever et de se tenir droit devant les autres Protettori et ne plus être sujet aux moqueries ou aux doutes. Un vent chaud lui caressa les joues, il vit les yeux ronds de Salvatore posé sur lui, le visage satisfait d’Alberto et de Sangue. Malissia murmura, comme si elle avait eu un éclair de lucidité :

– Ce n’est pas la puissance d’un vampire, c’est celle d’un Ange…

« Je suis l’Ange Noir du Val Nessona, je mettrai Giacco dans une tombe afin qu’il ne nuise plus à qui que ce soit, et j’en ferai de même avec tous ceux qui mettront en péril la vie des Nessoniens ! »

Sangue corrigea :

– C’est les deux, les yeux de Jester sont rouges, mais son sang d’Ange lui permet de canaliser d’autres énergies que la rage et la colère.

Malissia demanda :

– Tu faisais la même chose, toi ?

Sangue répondit froidement :

– Non, j’étais en colère contre tout le monde, je n’avais pas besoin de ça.

Alberto dit narquoisement :

– Si tu avais été plus malin, tu aurais compris que la détermination est aussi un bon carburant pour cette technique, je n’aurais pas eu à te pousser à bout.

Sid prit Alberto par la gorge :

– N’essaye plus jamais de me forcer à m’en prendre à mes propres alliés. Cette méthode marchait peut-être à ton époque, mais elle est désormais révolue.

Le vampire ne se défendit pas :

– À vos ordres, chef !

Ne sachant pas si Alberto se moquait de lui ou pas, Sid le fusilla du regard avant de se tourner vers Vittoria. Il leva son épée par instinct, la jeune femme fit de même. Inspiré par une force mystérieuse, Sid croisa sa lame avec celle de Vittoria et demanda :

– Promets-tu de servir le Conseil avec loyauté et honneur ?

La jeune femme répondit :

– Oui.

– Ton clan promet-il de te suivre et d’agir pour le bien de notre peuple ?

– Oui.

– En tant que chef légitime du clan Cuoresanguinoso et du Conseil des Six, je te nomme cheffe du clan Nosferi.

Sidney sentit une vague d’énergie se dégager des deux épées et une aura semblable à la sienne s’échapper du corps de Vittoria. Elle parvenait à son tour à user de la Majesté des Chefs. Le Conseil des Six légitime renaissait de ces cendres !

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