Chapitre 1

Sid descendit du train en tirant une lourde valise sous le soleil de juillet. L’après-midi touchait à sa fin. Le jeune homme venait de passer une journée complète enfermé dans des trains aux fenêtres closes, en pleine canicule. Il prit un grand bol d’air, il était enfin de retour au Tessin, cette région de Suisse connue pour son climat méditerranéen, cinq ans après l’avoir quitté.

Il se rendit dans un bistrot se trouvant à coté de la gare de Locarno. Il commanda un grand verre d’eau fraîche, et put constater que son italien était toujours à un niveau plus que correct. Le Tessin était italophone, le seul canton suisse à l’être entièrement. Sid, quant à lui, était de langue maternelle française, il était né dans la région de Lausanne, à l’ouest du pays. Le jeune homme but son verre d’une traite et en commanda un second, il mourait de soif. Quelqu’un devait venir le chercher. Il attrapa un journal se trouvant sur la table voisine et le lut. Il regarda autour de lui entre deux articles de la rubrique sportive. Le bistrot était fréquenté par de nombreux touristes et autochtones. Aucun signe de la personne qu’il attendait. Il ne s’inquiéta pas, Valeria n’était pas connue pour sa ponctualité. C’était une jeune fille de la Vallée où vivait Sid, le Val Nessona. Tout comme lui, elle était âgée de vingt-cinq ans. Les deux jeune gens s’appréciaient mais n’avaient aucun atome crochu. Valeria avait été désignée par la communauté du Val Nessona pour le récupérer à la gare, car elle possédait une voiture et vivait à Pordio, le seul village de la Vallée relié par la route.

Le Val Nessona était coupé du reste de la région, et du monde, à la différence d’autres vallées tessinoises, tels que la Vallée Maggia ou le Val Verzasca, lieux très appréciés des touristes pour leurs paysages et leur beauté. Ce n’était pas que le Val Nessona était dépourvu de charme, les gens l’ayant déjà visité prétendant même qu’il s’agissait de la plus belle vallée du Tessin, mais il devait son éloignement à sa réputation d’endroit hanté. Bien que le phénomène de hantise avait pu être observé dans la Vallée, ces rumeurs étaient une façon simple de tenir éloignés les curieux, car il était plus facile de prétendre qu’une magnifique vallée était hantée, plutôt que d’expliquer qu’elle était le terrain de jeu de créatures et de peuples surnaturels et de s’y rendre était aussi dangereux que de passer des vacances au milieu d’un champ de bataille.

Les différents peuples vivant dans le Val Nessona possédaient, pour la plupart, des capacités extraordinaires : des sorcières maîtrisant les éléments, des vampires se mouvant dans l’ombre à l’affût du moindre mauvais coup, des elfes, mystérieux scientifiques et inventeurs, et nombre d’autres communautés. Pour éviter que ces peuples, ainsi que la faune et la flore locales, ne nuisent aux quelques humains sans défense vivant dans la Vallée, un gardien était apparu : l’Ange Noir, le Protettore. Les Protettori se succédèrent pendant des siècles. Dès que l’Ange Noir en fonction mourait, son successeur naissait, marqué du Sceau Noir. Comme de nombreux peuples de la Vallée, le gardien était quasi-immortel, insensible au temps qui passait, mais pouvant mourir d’accident, de maladie ou suite à des blessures.

« Il était enfin de retour au Tessin, cette région de Suisse connue pour son climat méditerranéen, cinq ans après l’avoir quitté. »

Sid regarda sur son poignet le Sceau Noir représentant une constellation de l’astrologie nessonienne, le Gardien. De par son manque de contact avec la civilisation, le Val Nessona avait développé, entre autres, sa propre science des étoiles. Malgré tout, les habitants de la Vallée, y compris les peuples surnaturels, ne vivaient pas avec des siècles de retard. Il arrivait même que des touristes aient connaissance de cette vallée, comme les Bloodheart, qui mirent au monde Sid pendant un séjour dans la villa familiale, se trouvant à Capriggio, le plus grand village du Val Nessona. Le jeune homme naquit au moment de la mort de Lunos, l’Ange Noir précédent. Il passa alors ses étés à Capriggio, fut entraîné à se battre par l’Ancien, un homme irascible et aigri, ayant formé ses prédécésseurs à combattre les différentes menaces présentes dans la Vallée. Quand il eut finit le gymnase à dix-huit ans, Sid s’installa dans la Vallée pour remplir son rôle d’Ange Noir et conclure sa formation lacunaire, car il avait passé la grande partie de ses années scolaires à Lausanne afin d’obtenir ses diplômes. Il vécut donc deux ans à Capriggio. Une fois sa formation terminée, Sid, âgé alors de vingt ans, obtint de passer une année à Lausanne afin de profiter de derniers instants loin de ses responsabilités. Il y resta cinq ans, ne donnant plus de nouvelles à ses amis dans la Vallée, à l’exception de l’Ancien.

Quelques jours plus tôt, ruminant dans son appartement lausannois, Sid prit une décision : il était temps, pour lui, de rentrer au Val Nessona et de faire face à ses responsabilités. Il appela l’Ancien et lui déclara son intention de revenir vivre à Capriggio dans la villa des Bloodheart dont il était propriétaire, depuis que son père la lui avait léguée en raison de son rôle de gardien du Val Nessona. Maintenant, il était à Locarno, attendant Valeria. Il sortit de ses souvenirs et vit qu’un homme assis à une table dans un coin de la pièce le dévisageait. L’homme portait un long manteau marron, ses yeux noirs ne lâchaient pas Sid. Des cheveux sombres et gras encadraient son visage fin et pâle. Le jeune Ange Noir n’aimait pas être observé de la sorte, il détourna son attention de l’inconnu, mais ne cessa de sentir son regard posé sur lui. Avant que Sid ne décide de parler à l’étranger, une jeune fille aux cheveux teints, vêtue d’une chemise nouée dévoilant son nombril, s’assit en face de lui. Valeria portait sur sa tête un bandana à la manière des pirates des films hollywoodiens. Elle dit en s’asseyant :

– Bonjour, Sidney.

Sid répondit :

– Salut !

Valeria était membre de ce qui était appelé dans la Vallée le Peuple de la Nuit, comprenant tout être possédant des caractéristiques surnaturelles. C’était la meneuse d’une groupe de jeunes Nessoniens maîtrisant la Magie des Grimoires, composée de rituels, de sceaux et d’incantations. Les personnes utilisant cette magie étaient les mages. Ceux-ci était de simples humains, sensibles à la morsure du temps, mais possédant les connaissances nécessaires pour maîtriser un des cinq arcanes majeurs de la magie du Val Nessona. Ces arcanes étant la Magie des Grimoires, la Magie des Éléments, propre aux sorcières, la Nécromancie, la magie des morts, la Magie Argentée, spécifique aux Anges Noirs, et l’Alchimie, bien que cette dernière ne fut plus enseigné ou connu depuis plus de huit cents ans. En dehors de celui-ci, le Protettore pouvait et se devait de maîtriser les arcanes majeurs.

Valeria commanda un thé alors que Sidney prit un troisième verre d’eau. Le Protettore soupira :

– Dis-moi qu’il fait frais dans la Vallée…

La mage sourit :

– Il fait plus froid qu’ici-bas, en tout cas. Bon, j’ai commandé quelque chose pour pouvoir discuter un peu avec toi. Tu es quand même parti pendant cinq ans. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? À ce que je sais, tu devais rester un an dans ta ville et revenir directement dans la Vallée.

On leur amena leurs consommations. Sid répondit d’un ton neutre :

– J’avais besoin de plus de temps.

Valeria ricana :

– De beaucoup plus de temps, apparemment.

L’Ange Noir se passa la main dans les cheveux et répéta :

– Apparemment.

Valeria était une fille mature et respectueuse des autres. Si Sid ne voulait pas parler, elle n’insisterait pas. Cependant, elle dit :

– Tu ne veux peut-être pas en parler tout de suite. Mais je t’avertis, ta disparition n’a pas été très bien vue par tout le monde. Ceux qui t’apprécient, si tu leur expliques, je pense qu’ils ne t’en tiendront pas rigueur. Après tout, que sont cinq ans dans une vie quasi-immortelle ? Mais ton absence a beaucoup dérangé certaines personnes.

Sid savait que l’Ancien avait gardé pour lui tout ce que l’Ange Noir lui avait transmis comme informations pendant cinq ans. Il avait également deviné que son retour ne serait pas forcément agréable pour lui, un gardien qui disparaît sans donner la moindre nouvelle à qui que ce soit, même à ses amis, et qui revient du jour au lendemain; il y avait de quoi lui en vouloir. C’était une des raisons de son absence, après trois ans loin de la Vallée, Sid avait commencé à redouter son retour, le repoussant de plus en plus.

Il prit des nouvelles de ses proches de la communauté nocturne, nom donné au groupe qui se réunissant régulièrement à la Croce Nera, le bar du Peuple de la Nuit. Il remarqua que l’inconnu continuait de le fixer. Mal à l’aise, Sid proposa à Valeria de payer l’addition et de partir.

Le voyage en voiture dura une demi-heure jusqu’à Pordio. C’était un joli petit village, on disait que les habitant de Pordio étaient les plus souriants de la Vallée, à cause d’un ensoleillement plus conséquent que le reste du Val Nessona, ceint de hautes montagnes. La voiture bleue de Valeria traversa le village jusqu’à un parking à proximité d’un grand pont surmontant une rivière. Le Pont d’Argent marquait la frontière entre le Val Nessona et le reste du monde. On disait que les êtres surnaturels, à l’exception de l’Ange Noir, perdaient leurs pouvoirs en dehors de la Vallée et que c’était pour cette raison qu’aucun nocturne ne s’était manifesté à l’extérieur du Val Nessona. La rivière était celle qui avait donné son nom à la Vallée : la Nessona. Elle traversait le territoire du Protettore du nord au sud. Au centre de celui-ci se trouvait un grand lac, le Lac Saffro, que traversait la Nessona et où se jetaient la Capra, se trouvant à l’ouest du Val Nessona, et la Stregarossa qui arrivait de l’est.

« Je t’avertis, ta disparition n’a pas été très bien vue par tout le monde. »

Sid et Valeria sortirent la valise de l’Ange Noir. Sidney devait marcher pendant deux heures sur de petits sentiers et des routes trop étroites pour laisser passer un véhicule à quatre roues. Certains mortels de la Vallée se déplaçaient en deux-roues entre les différents villages, mais les habitants de la Nuit préféraient souvent la marche, même quand ils devaient transporter de grosses charges. Valeria proposa à Sid de l’accompagner jusqu’à Capriggio, se trouvant sur le versant ouest de la Vallée.

– Je comptais me rendre à la Croce Nera ce soir, justifia-t-elle.

Le trajet se fit sous le soleil couchant, la bise fraîche du crépuscule rendant l’ascension jusqu’au domicile de Sid moins ardue. Durant le parcours, Valeria demanda :

– Tu as passé cinq ans à Lausanne ?

Le Protettore répondit en tirant sa valise :

– Non, j’ai voyagé. Je me suis rendu en Écosse pendant deux mois l’année passée.

Sid devait son nom anglo-saxon à une ascendance écossaise, il possédait le passeport suisse et la nationalité britannique. Il continua :

– Je me suis aussi rendu quelques semaines au Mexique au moment où j’étais censé rentrer dans la Vallée. Je ne voulais pas que l’on puisse me retrouver. À part ça, j’ai juste fait quelques séjours à l’étranger, jamais plus de deux semaines : Islande, Inde, Chypre, Grèce, États-Unis… Mais sinon je vivais dans un petit appartement à Lausanne.

Valeria constata :

– Tu as profité de l’héritage des Anges Noirs.

Les Protettori successifs avaient acquis de nombreux trésors et une certaine fortune au cours de leurs aventures. Sid en avait logiquement hérité en devenant Ange Noir. Par conséquent, il bénéficiait de moyens financiers quasiment illimités. C’était la revente de pièces d’or qui lui avait permis de financer ses voyages et son appartement lausannois durant cinq ans.

Ils arrivèrent à l’entrée d’un village bâti en pente, au dessus du Lac Saffro. La nuit était tombée. Valeria et Sid s’arrêtèrent à un croisement. Valeria allait prendre le chemin filant vers la forêt et le Monte Friccio à l’ouest et Sidney un escalier descendant vers une petite église. La mage demanda :

– Tu me rejoins à la Croce Nera, une fois que tu t’es installé ?

Sid grimaça. Il ne savait pas s’il était prêt à faire face aux autres membres de la communauté nocturne. Le Protettore savait qu’il aurait à le faire un jour ou l’autre, mais être rentré à Capriggio était déjà un très grand pas aux yeux du jeune homme qui avait repoussé ce jour pendant des années. Il se gratta le crâne, réflexe nerveux chez lui quand il faisait semblant de réfléchir alors qu’il connaissait déjà la réponse à la question posée. L’Ange Noir répondit après de longues secondes :

– Je ne pense pas ce soir. Je veux poser mes affaires en toute tranquillité et me reposer. Je me suis quand même farci six heures de train.

Valeria sourit en saluant Sid. Elle prit le chemin du bar pendant que le Protettore descendait sa valise en direction de la villa des Bloodheart. Sidney poussa la porte de l’enceinte et arriva dans un joli jardin entretenu, selon l’Ancien, par Frasca, une sorcière que Sid considérait comme sa meilleure amie dans la Vallée. En pensant à elle, l’Ange Noir songea que si quelqu’un devait lui en vouloir, ce serait sûrement elle. Il aurait au moins pu lui envoyer des nouvelles en même temps qu’il en donnait à l’Ancien.

Une fois sur la terrasse, Sid s’assit sur une chaise. Il y avait une table, ainsi que quatre chaises à l’extérieur de la villa, pour pouvoir manger au grand air quand l’été arrivait. Le Protettore regarda le ciel étoilé en s’allumant une cigarette, une mauvaise habitude qu’il avait prise au gymnase et dont il n’avait jamais eu le courage de se débarrasser .

Il regarda la maison, faite de grosses pierres brutes, architecture typique des vallées tessinoises. Une fois sa cigarette éteinte, il ouvrit la première porte lui permettant d’accéder à la cuisine, qui servait aussi de vestibule. La pièce n’était pas grande, on pouvait tenir à deux personnes adultes, mais avec peine. D’ailleurs, la villa n’était pas très spacieuse non plus. Au rez-de-chaussée se trouvaient la cuisine, la salle de bain et un séjour qui était le lieu de vie quand il faisait trop froid pour être sur la terrasse. À l’étage, il y avait deux chambres, une où se trouvait un grand lit et une commode, qui était la chambre de Sid, et une seconde plus petite qui faisait office de chambre d’ami ou de bureau. C’était dans cette dernière pièce que la Bibliothèque des Anges Noirs était entreposée, car si Sid avait hérité du Trésor des Protettori, ceux-ci lui avaient également légué plus de deux cents ouvrages et journaux écrits de leur main ou obtenus par don. C’était la plus petite des Grandes Bibliothèques du Val Nessona, elle devait ce titre à l’importance et à la valeur de son contenu, car les autres Grandes Bibliothèques possédaient plus de mille ouvrages en tous genres.

Après avoir ouvert la seconde porte qui donnait sur le séjour, Sid monta sa valise dans sa chambre et se laissa tomber dans le lit. Quelqu’un avait fait le ménage pendant ces cinq ans, tout semblait propre et en ordre. Pas de poussière sur les meubles, le lit avait été fait. Sid en déduisit que non contente de s’occuper du jardin, Frasca avait également fait le ménage pendant son absence. Sid réfléchit alors à l’éventualité de se mettre au lit immédiatement. Dès le lendemain, il devrait passer ses nuits à patrouiller dans la Vallée ou à la Croce Nera pour se renseigner sur les dernières rumeurs. Une petite voix dans sa tête réclamait des nouvelles de ses amis. Sidney ouvrit la poche extérieure de sa valise et attrapa une boîte de somnifères, il en prit un pour faire taire la petite voix et tomba dans un sommeil profond.

Le lendemain, il se rendit à l’épicerie locale. Il ne comptait pas appeler Valeria pour lui demander de le descendre à Locarno pour faire ses courses ou même lui donner une liste de course et la laisser se débrouiller avec, ce que certains membres du Peuple de la Nuit ne se gênaient pas de faire. Quand il retournerait à la Croce Nera, il demanderait à Valeria quand elle comptait redescendre en ville, pour l’accompagner. Il prit le nécessaire pour la semaine et rentra chez lui.

« Une petite voix dans sa tête réclamait des nouvelles de ses amis. Sidney ouvrit la poche extérieure de sa valise et attrapa une boîte de somnifères. »

Il était assis à table, sur la terrasse, en train de manger des œufs au plat, quand les clochettes accrochées à la porte de l’enceinte de la villa tintèrent, annonçant l’arrivée d’un visiteur. Il leva les yeux vers le nouvel arrivant, un homme d’une soixantaine d’années au visage rongé par une barbe grise s’approchait de lui. L’Ancien ne semblait pas si vieux que ça, mais il avait plus de deux cent cinquante ans. Le vieil homme s’assit en face de Sidney et ricana :

– Je commençais à perdre espoir et à me dire que tu ne reviendrais jamais.

Le Protettore répondit :

– Te voilà rassuré, alors.

L’Ancien connaissait la raison de la longue absence de Sidney, il était le seul à savoir précisément ce qui avait tenu éloigné le Protettore de la Vallée pendant cinq ans. Il lança un regard paternel à l’Ange Noir et demanda :

– Comment vas-tu ?

Le vieil homme avait habitué Sid à des remarques assassines sur un ton bourru et à des noms d’oiseaux de tous genres, ce regard bienveillant n’était pas habituel. Sid le trouvait même inquiétant, voire dérangeant. Il grogna :

– Je vais bien, j’irais encore mieux si ce ton paternel ne sortait pas de ta bouche. Où sont passés les surnoms si affectueux que tu me donnais, du genre « crétin », « demi-cerveau » ou, et celui-ci mériterait un prix pour son originalité, « petite crotte de troll sénile » ?

L’Ancien se coupa une tranche de pain et un bout de fromage. Il soupira :

– Je pense que vu ce que tu as vécu à Lausanne, tu as plus besoin d’une oreille amicale que de mes insultes, d’autant que tu sais très bien que tu méritais chacune d’entre elles, jeune sot.

Sid dit, en sauçant le jaune d’œuf avec un bout de pain :

– Ce que j’ai vécu à Lausanne, je doute que qui que ce soit ici ne puisse le comprendre. C’est tellement commun que dans un lieu où rien n’est comme ailleurs, ça doit paraître bizarre, surtout pour un Protettore.

L’Ancien, tout en continuant de manger en compagnie de Sid, répondit :

– En effet, ici, ce genre de problème n’est pas banal. Mais j’ai été capable de comprendre, les autres auraient pu également. Tout ça, ça a provoqué des tensions ici. Certains ont vu en toi une sorte de déserteur, d’autres ont essayé de prendre ta défense. Il y a une sorte de conflit latent dans la communauté.

Sid baissa les yeux :

– J’en suis navré.

Le vieux lui tapa sur l’épaule :

– Tu n’as pas à t’excuser, ni auprès de moi, ni auprès de Frasca, ni même de personne. Tu as eu des problèmes de santé, ça arrive. Ce n’est pas la première fois qu’un Protettore s’absente aussi longtemps de la Vallée. La sœur de Frasca, Malissia, s’est éclipsée pendant près de vingt ans..

Angela Macchiavetti était une sorcière qui avait rempli la fonction d’Ange Noir au cours du dix-neuvième siècle. C’était la sœur cadette de Frasca. Elle s’était engagée dans un long périple autour du monde au cours de son ministère (nom donné à la carrière des Anges Noirs), laissant la Vallée entre les mains de sa sœur et de l’Ancien. Elle répondait au nom de Malissia, car c’était son nom de Protettrice. Chaque gardien de la Vallée avait un nom de fonction, celui de Sid était Jester, « bouffon » en anglais. Il avait choisi ce nom par provocation, car, déjà avant son départ, certaines voix avaient prétendu que ce jeune homme, qui n’était même pas de la Vallée, était trop suffisant pour protéger le Val Nessona, d’autres, à cause de son caractère parfois frivole, allant jusqu’à le traiter de guignol ou de clown. Il avait donc choisi d’être le Bouffon de la Vallée.

Il dit à l’Ancien :

– Malissia avait déjà fait ses preuves avant de quitter le Val Nessona. Moi, dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai pris la poudre d’escampette.

– Avec mon accord. On ne pouvait pas prévoir que tu aurais ce genre de problème. C’est pour ça que je te demande à nouveau, et tu as intérêt à me répondre avec sérieux, petit comique : est-ce que tu vas bien ?

Sid commença à débarrasser la table et répondit d’un ton neutre :

– Comme quelqu’un qui a l’impression d’avoir abandonné ses proches pendant cinq ans et qui s’apprête à les retrouver. D’autant que, comme toi, Valeria m’a prévenu que certaines personnes avaient mal pris mon absence prolongée.

Le vieux se gratta la barbe :

– Oui, c’est bien vrai. Tu vas devoir commencer par faire un peu d’ordre dans la communauté, rappeler que c’est toi que les Lois Surnaturelles en vigueur dans notre Vallée ont choisi et remettre certaines personnes à leur place.

Sid rangea les deux assiettes dans son lave-vaisselle et demanda :

– Parce qu’il y en a qui en doutent ? Je porte toujours le Sceau Noir !

L’Ancien hocha la tête :

– Personne ne doute de l’authenticité de la marque qui se trouve sur ton poignet, Jester. Cependant, certaines personnes ont considéré que ce sceau ne faisait pas forcément de toi le Protettore officiel et ils se sont tournés vers quelqu’un qui descendait d’un Ange Noir.

« Ce n’est pas la première fois qu’un Protettore s’absente aussi longtemps de la Vallée. »

Sid savait de qui le vieux parlait : Felicia Mirelli.

Il s’agissait d’une jeune fille de deux ans la cadette de Sid, vivant à Saffro sur les rives du lac du même nom. Elle et Jester avaient toujours eu une relation tendue, entre amitié et mépris. Elle était la descendante de Francesco Mirelli, dit Nox, le Protettore ayant officié entre 1603 et 1707. Elle revendiquait depuis toujours un statut plus ou moins égal à celui de Sidney, de par son ascendance. C’était une bonne combattante, ayant suivi un entraînement relativement similaire à celui de Jester, mais auprès d’un autre professeur. Cependant, elle ne pouvait user de la Magie Argentée, dont la source est le Sceau Noir, mais elle compensait cela avec ses pouvoirs draconiques. Car Nox possédait des ancêtres parmi les dragons résidant dans les Monts Sans Noms. Les dragons vivaient dans cette région de la Vallée libérée des contraintes de l’espace et du temps (personne ne put jamais estimer la superficie totale des Monts Sans Noms, mais elle allait bien au-delà de l’espace désigné sur les cartes, certains leur prêtant même une surface équivalente à celle de la Corse), dans un endroit nommé le Havre des Dragons. C’était un peuple sage et discret, bien peu soucieux des ennuis des autres résidents du Val Nessona, mais il arrivait que certains d’entre eux, envieux de vivre parmi les mortels, prennent forme humaine pour se mêler à la population. Les descendants de ces dragons se retrouvaient parfois dotés de pouvoirs draconiques, tels que la maîtrise du feu, le souffle de flammes, la régulation de la température de leur corps, entre autres. Les motivations de ces dragons anthropomorphes restaient mystérieuses des siècles plus tard, de même que l’activation de leurs pouvoirs chez leurs descendance, celle-ci étant occasionnelle (chez les Mirelli, seul Nox et Felicia en avaient bénéficié). Mais Sid aussi avait une ascendance particulière, il descendait d’un des six clans de vampires, le clan Cuoresanguinoso, dont son nom, Bloodheart, était une traduction anglaise. Les vampires étaient un peuple très peu fréquentable habitué aux coups bas et à la fourberie, ce que relevait souvent Felicia quand elle mettait en doute les capacités de Jester. Ils étaient dirigés par le Conseil des Six, composé des six chefs de clan. Les membres du clan Cuoresanguinoso, qui dirigeaient le Conseil depuis toujours, étaient connus pour être imprévisibles et d’une très grande intelligence. Le premier vampire, Alberto Cuoresanguinoso, l’avait dirigé pendant des siècles. Alberto eut trois fils : Giacco, qui dirigeait toujours le clan, Lino et Vilius. Quand leur père décida de léguer son autorité, il renia le droit d’aînesse de Giacco, qu’il jugeait trop violent, trop vil, pour le remettre à Lino, plus juste, moins impulsif. Cet acte mit Giacco dans une colère noire, si bien qu’il tenta d’assassiner Lino qui dut fuir la Vallée pour se réfugier en Écosse et prendre le nom de Bloodheart. Vilius, le plus jeune de la fratrie, était devenu Ange Noir et passa sa vie à tenter de venger l’exil forcé de son frère. La famille de Sid s’était réinstallée en Suisse, mais dans la région de Lausanne, à la fin du dix-neuvième siècle, pour des raisons troubles. Ils acquérirent une bergerie, qu’ils changèrent en villa, dans la Vallée d’où était originaire leur ancêtre, Lino. Ainsi, Felicia et Sid descendaient tous les deux d’êtres d’exception.

– Oui, la jeune Mirelli a profité de ton absence pour s’affirmer comme gardienne de la Vallée, par droit de sang. Zjök lui a enseigné les rudiments du rôle d’Ange Noir, non pas qu’il ne conteste ta position, mais il reconnaît à Felicia, qui a choisi de s’appeler Shadow en tant que Protettrice, une certaine légitimité.

Zjök était un elfe vieux de plus de mille cinq cents ans. Bien que les elfes ne fussent pas immortels, ils possédaient une longévité deux fois plus longue que les simples humains. Zjök était une exception, remplissant la fonction de mentor des Anges Noirs avant que l’Ancien ne prenne sa succession à la demande de Frasca. Car Zjök était un personnage singulier et mystérieux, ne s’exprimant que rarement de façon cohérente et logique. Frasca avait préféré remettre sa sœur à l’Ancien pour sa formation qu’à l’elfe qu’elle jugeait irresponsable. Les méthodes d’enseignement de Zjök étaient connues pour être parfois dangereuses ou insensées. Il lui était arrivé d’opposer un Ange Noir de quinze ans à une terrible sorcière meurtrière, d’en envoyer un autre dans les Monts Sans Noms chasser une vouivre – un serpent ailé souvent confondu avec un dragon – alors que celui-ci n’avait aucun sens de l’orientation et n’était âgé que de treize ans.

Jester demanda en se rasseyant face à l’Ancien, après avoir rangé ce qui ce trouvait sur la table :

– Felicia sait-elle utiliser la Magie Argentée ?

Le vieux dit d’un ton neutre :

– Non, bien sûr, seul le porteur du Sceau Noir use de la Magie des Protettori. Mais vu qu’elle est la seule personne de la Vallée à maîtriser les pouvoirs des dragons, elle possède quand même une magie quasiment aussi puissante que la tienne et unique.

Sidney soupira :

– A-t-elle fait ses preuves ? Je veux dire, selon toi, est-elle une bonne Protettrice ? Le Peuple de la Nuit l’estime-t-elle plus capable que moi pour remplir le rôle d’Ange Noir ?

L’Ancien regarda le jeune homme et lui tapa amicalement sur l’épaule, sûrement conscient que sa réponse aurait un certain impact sur le Protettore :

– Il n’y a qu’un Ange Noir, celui qui est marqué par la constellation du Gardien. Cependant, il faut avouer que la petite Mirelli est talentueuse, intelligente et très volontaire. Mais ce serait une erreur de vous confronter l’un à l’autre. Cela augmenterait la division dans la communauté dont pourraient profiter certaines personnes mal intentionnées.

Jester se leva et déclara :

– Ce soir, je me rendrai à la Croce Nera. J’en profiterai pour discuter avec Felicia de ses revendications.

L’Ancien prit congé de son élève quelques instants plus tard.

par

Illustration :