Chapitre 15

Felicia, Frasca et Vittoria étaient déjà de retour quand Sid entra dans le Fort. Il leur demanda comment leur mission s’était déroulée. Elles étaient assises dans la salle commune se trouvant au premier sous-sol. Frasca ricana :

– Il y avait une bande composée de cinq vampires qui rôdait, j’ai pu me souvenir du plaisir que je ressentais quand je voyais un vampire empalé sur mon épée.

Shadow approuva :

– L’entraînement avec Frasca et Alberto a vraiment porté ses fruits. Tout me semblait plus facile. Il y a même un vampire qui a découvert la puissance des flammes draconiques.

Alberto entra dans la pièce. Il rayonnait comme à son habitude. Le vampire se jeta sur un fauteuil en velours rouge en s’exclamant fièrement :

– Si vous êtes tous en vie, c’est que vous avez tous réussi dans vos missions respectives. Il y a deux semaines vous auriez sûrement péri dans des situations similaires, à l’exception de Frasca, mais vous avez réglé les problèmes en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Ce qui démontre que vous entraîner avec nous vous a servi à quelque chose. Après une nuit comme celle-ci, il serait bête de vous renvoyer à de simples passes d’escrime. Vous allez affronter des dangers sans précédents, vous avez démontré que vous êtes prêts. Cependant, cette fois, Vittoria, j’ai vraiment choisi des exercices faits pour Sid et Shadow. Si tu veux, tu pourras patrouiller avec Frasca.

Vittoria était assise en silence et semblait s’être renfermée sur elle-même, avant même l’arrivée de Sid. Elle leva les yeux vers Alberto et dit :

– Je préfère rester ici avec toi et en apprendre plus sur la fonction de cheffe de clan. Je vais laisser le combat aux combattants.

Jester nota que la jeune vampire évitait le contact visuel avec Frasca, assise au coin du feu. Alberto hocha de la tête, surpris. Il échangea un regard avec Sidney. Que s’était-il passé ? C’était peut-être quelque chose à traiter entre vampires. Alberto les informa qu’ils resteraient encore trois jours au Fort avant de pouvoir rentrer chez eux. Sid prit Vittoria à l’écart et fut rejoint par Alberto. Ils se rendirent dans les quartiers des vampires de haut rang et fermèrent la porte derrière eux pour ne pas être dérangés. Ils s’installèrent dans une chambre de l’aile Luzzianese, laissée vide. Sid demanda :

– Qu’est-ce que Frasca a fait pour que tu sois dans cet état et que tu ne puisses même pas la regarder ?

Vittoria regarda autour d’elle. Elle semblait en état de choc, comme traumatisée. Alberto dit :

– Tu as compris pourquoi tout le monde parmi les loyalistes la surnomme la Tueuse de Vampires.

La jeune femme articula :

– Je pensais que c’était une légende. Que c’était dû à son mépris pour notre peuple et par ses actions pendant l’absence de Malissia, mais non. Elle n’aime pas simplement ça, elle prend littéralement son pied. Il y avait une étincelle dans ses yeux à chaque fois qu’elle tuait un vampire, elle hait notre peuple. Je ne comprends pas comment tu peux la considérer comme ton amie, c’est un monstre, une psychopathe. Giacco est un salopard, mais il ne se cache pas derrière un sourire réconfortant et des allures d’héroïne. Ce que dégageait Frasca ce soir était malsain, toxique. Quand on en a eu fini avec le groupe qui surveillait le Fort, elle voulait absolument en trouver d’autres, on aurait dit une…

– Sorcière, conclut Alberto, c’est ce qu’elle est. Frasca est une sorcière et le genre de sorcière que je ne peux pas supporter bien longtemps. Je pensais qu’elle avait vraiment changé. Elle était déjà en train de devenir une figure de la communauté nocturne quand je suis parti de la Vallée. Durant sa jeunesse, Frasca a fait des choses horribles, influencée par de mauvaises personnes. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus. C’est des choses que seuls Zjök, l’Ancien et moi savons sur la Sorcière Blanche et nous avons promis de ne rien dire, les deux autres à Frasca elle-même et moi à Vilius. Peut-être que certains vampires de Giacco, en tout cas les chefs de clan, ainsi que quelques vétérans loyalistes en savent quelque chose.

« Je préfère rester ici avec toi et en apprendre plus sur la fonction de cheffe de clan. Je vais laisser le combat aux combattants. »

 

Sid était estomaqué. Frasca avait toujours semblé être la gentillesse incarnée. Qu’elle soit raciste, il pouvait le concevoir. Qu’elle haïsse les vampires au point de jubiler quand elle en tue, il était capable de l’imaginer, sans trop y croire. Mais qu’elle ait été aussi violente que les paroles d’Alberto le laissaient entendre. Non, ce ne pouvait pas être possible, pas la Frasca qui s’était rendue trois fois à Lausanne pour le voir et qui avait entretenu sa maison, pas la personne qui l’avait réconforté à son retour. Vittoria ajouta au sujet de la sorcière :

– Elle fait une encoche à l’arrière de son bouclier quand elle tue un vampire et il en est recouvert.

Sid tenta de prendre la défense de son amie :

– À ce que j’ai compris, les vampires de Giacco ont profité de l’absence de Malissia pour harceler la communauté nocturne, et Frasca jouait le rôle de gardienne. Je ne suis pas surpris qu’elle ait pu en tuer une trentaine, une cinquantaine et pourquoi pas une centaine.

Vittoria baissa les yeux :

– Plusieurs centaines. Je ne serais pas étonnée qu’il y ait un millier de marques sur son bouclier.

Alberto soupira :

– Elle a tué énormément de vampires, c’est vrai. Elle se faisait déjà appeler la Tueuse de Vampires avant la naissance de Vilius. Sid, je sais que c’est ton amie, mais comprends bien que le passé a un poids et c’est d’autant plus vrai dans cette Vallée où certains ont vécu des siècles. Et un jour, il tombera sur le petit nez de Frasca.

Sid sortit en trombe de la pièce, il ne voulait pas croire aux dires d’Alberto. Même si le vampire mentait souvent, même s’il disait souvent du mal de Frasca parce que c’était une sorcière, ses paroles avaient le parfum d’une vérité qu’il souhaitait exprimer mais qu’Alberto se retenait de faire. Sid chercha la sorcière à travers le Fort et la trouva en train de nettoyer son épée dans l’armurerie. Le Protettore s’exclama :

– Où est ton bouclier ?

Frasca le regarda comme si elle ne comprenait pas la situation. Cependant elle répondit calmement :

– Mille cinquante et une, si tu veux connaître le nombre d’encoches. Il y en aurait une de plus si Shadow n’avait pas mis le feu au dernier vampire, ce soir. Je suppose que Vittoria t’a parlé de mon palmarès.

Sid attrapa le bouclier posé dans un coin de la pièce. Il y avait un nombre si élevé de marques que bientôt la place manquerait. Il s’agaça et hurla :

– Vittoria ? Tu l’as carrément traumatisée ! Elle aime son peuple sans haïr le tien et toi, apparemment, tuer des vampires t’amuse plus qu’autre chose !

Frasca se leva du tabouret où elle était assise et prit le bouclier des mains de Sid. Elle le fusilla du regard :

– Tu ne sais rien de moi !

Jester donna un coup de poing à la sorcière tant cette réaction était déplacée. Il s’écria :

– Et toi, tu sais tout de moi ! On est amis, merde ! Si je ne sais rien de toi, pourquoi nous sommes amis ? Pourquoi tu me dis que je suis la personne dont tu as jamais été la plus proche ?

« Sid, je sais que c’est ton amie, mais comprends bien que le passé a un poids et c’est d’autant plus vrai dans cette Vallée où certains ont vécu des siècles. Et un jour, il tombera sur le petit nez de Frasca. »

 

Frasca se remit droite, désorientée. Sid avait visé juste. Elle essaya de se reprendre en s’excusant, mais l’Ange Noir sortit de l’armurerie, en colère et en proie à une profonde tristesse. Il quitta même le Fort, sous le regard éberlué de Shadow, la seule personne non impliquée dans la dispute. Sid courut jusqu’à Spadina et prit l’Arlecchina. Il était trois heures du matin quand Sid arriva dans une Croce Nera déserte, la plupart des clients habituels étant occupés à surveiller la Vallée pendant l’entraînement des Protettori, les autres craignant peut-être les vampires de Giacco, ou simplement par manque d’intérêt, comme Camilo l’avait expliqué à Sid à son retour. Jester s’assit à une table. Camilo dormait, ivre mort, affalé sur son bar. L’Ange Noir ne voulait pas forcément boire quelque chose ou voir des gens. Il voulait juste être dans un endroit chaleureux, où il se sentait bien. Bien que vide, le bar avait une atmosphère conviviale, avec ses torches sur les murs et son âtre dans un coin. Sid s’effondra en larmes tant les quelques mots de Frasca l’avaient blessé.

« Tu ne sais rien de moi ! »

 

Quelques mots, une phrase, avaient suffit à détruire la confiance en lui qu’il avait emmagasinée depuis son retour. Il avait choisi de quitter le Fort quelques heures pour qu’on ne le retrouve pas, ou plutôt pour que Frasca ne le retrouve pas, bien qu’elle fusse assez intelligente pour deviner où Sid se rendrait. À pied, il lui faudrait plusieurs heures pour se rendre à la Croce Nera depuis Fort Cuoresanguinoso. Assez de temps pour que Sid digère et se réfugie à un autre endroit, à la Nécropole peut-être. Il fixait l’âtre, se souvenant de tous les bons moments qu’il avait passé avec Frasca : leurs balades aux bords de la Croce Nera, le réconfort de la sorcière le jour où Shadow l’avait traité de poltron devant toute la communauté nocturne, des soirées enivrées à rire et à narguer l’Ancien, le jour où elle lui avait sauvé la vie.

En effet, un jour, Frasca l’avait tiré du plus mauvais pas qui soit. Sid venait de s’installer dans la Vallée pour de bon. Felicia et lui se disputaient, comme souvent. Ils se lançaient des défis quand les mots devenaient inutiles. La descendante de Nox avait défié Sidney de se rendre dans le caveau où se trouvait Oscuro, le Protettore Maudit. Le tombeau était un dédale de pièces piégées, de maléfices et de créatures malfaisantes, afin de dissuader les visiteurs trop curieux ou ceux qui chercheraient la porte du royaume souterrain de Nabero qui se trouverait aux dixième et ultime sous-sol et outre les protections, un autre danger était le résidant du caveau : l’esprit damné d’Oscuro, réduit à l’état de simple étincelle capable de parole. Il arrivait que certains Nessoniens restent sur terre sous la forme d’une boule d’énergie, afin de guider des proches ou pour hanter un lieu qui leur était cher. Oscuro n’avait pas bénéficié du don d’une forme humaine pour sa vie après la mort, privilège accordé uniquement aux Protettori, à cause de sa trahison. Il était sur le point de signer un pacte avec Nabero, promettant ses pouvoirs d’Ange Noir contre le pouvoir sur toute la Vallée, Monts Sans Noms inclus, quand Zjök, son frère, le tua. Sid ne croyait pas au pouvoir d’Oscuro, qu’on disait dangereux malgré son état. Il avait déjà vu des esprits sous cette forme et ils n’étaient pas bien effrayants. Mais une fois dans le tombeau, il était arrivé dans la chambre funéraire du frère de Zjök et l’avait vu : une boule de lumière qui s’adressait à lui et avait reconnu l’aura d’un Ange Noir. Oscuro tentait de posséder Sid qui se débattait. L’esprit exerçait une pression si forte sur son corps et son cerveau que du sang se mit à couler de ses oreilles et de ses yeux. Alors qu’il allait tomber, Frasca était arrivée, avait chassé l’esprit du corps de Sid et l’avait sorti du caveau. Felicia avait parlé à Frasca du défi qu’elle avait lancé à Sid quand la Sorcière Blanche cherchait le jeune homme. Consciente du danger qu’encourait Sidney, elle avait accouru à son secours.

– Et pourtant, tu as raison, marmonna Sid, je ne sais rien de toi.

– Moi non plus je ne sais rien de moi, grogna Camilo, en se levant avec peine, enfin oui, je sais que j’ai picolé comme un sauvage, tout seul. Tu es là depuis longtemps ?

Le barman s’assit à la table de Sidney. Il le dévisagea et dit :

– Je croyais que tu étais avec les autres au Fort de ton ancêtre.

– J’avais besoin de prendre l’air.

– À trois heures et demie du matin ?

– On ne s’appelle pas communauté nocturne pour rien.

– Tu es seul ?

– Ouais.

– Non, mais sérieusement, tu fais quoi ici, tout seul avec des larmes sur les joues ?

– J’attends que tu me serves un truc.

– Tu n’avais qu’à me réveiller. Je t’amène quelque chose ?

– Non.

– Bon, tu arrêtes de me prendre pour un con, Sid ?

Le barman prépara deux chopes et les posa sur la table. Sid demanda :

– Tu sais quoi de Frasca ?

Camilo regarda son ami et répondit :

– Pas grand chose. Pourquoi ? Tu t’es disputé avec elle ?

– Réponds à ma question, fit Sid en buvant.

Camilo rigola et dit calmement :

– Très bien, chacun notre tour. Je réponds à ta question et tu réponds à la mienne.

« Non, mais sérieusement, tu fais quoi ici, tout seul avec des larmes sur les joues ? »

 

Sid hocha la tête en signe d’approbation.

– Je sais plus ou moins les mêmes choses que toi, elle est née en 1478, on ne sait pas grand chose de ses parents. Sa mère était une sorcière qu’elle admirait beaucoup, elle dit qu’elle est morte en couche à la naissance de Malissia. Par contre son père, elle n’en parle jamais et se met en colère quand on aborde le sujet. Je crois que personne, même Zjök, ne sait de qui il s’agit. Je ne sais rien de sa jeunesse, les gens ne racontent que des faits datant de l’époque de Sangue, quand elle a commencé à prendre une place importante dans la communauté. Mais bon, il n’y a que Zjök, l’Ancien et ton pote, là, ton ancêtre, Alberto, qui étaient déjà présent à cette époque. Elle a combattu aux côtés de Sangue, géré la communauté quand sa sœur est partie pour des vacances à l’étranger pendant vingt ans, période pendant laquelle elle a eu des problèmes avec les vampires de Giacco. Puis elle protégeait avec l’Ancien et Zjök, pendant le ministère de ce froussard de Lunos. Enfin, tout ça, tu dois le savoir, c’est de notoriété publique, tout comme son mépris pour les vampires. Maintenant, dis-moi ce qu’il s’est passé avec Frasca.

Bien qu’il n’apprit rien, Sid raconta sa dispute avec Frasca à Camilo, comme il le lui avait demandé. À la fin du récit, Camilo ramena deux chopes et dit gravement :

– Si tu te brouilles avec Frasca, c’est qu’il va neiger demain. Tes disputes avec Shadow, c’est comme le soleil en été, ça fait partie du décor de mon bar. Par contre avec Frasca… Bordel, tu as été assez dingue pour mettre un pain à Frasca ! Je sais que certains te diront qu’ils ne lèvent pas la main sur elle parce que c’est une femme, mais pour beaucoup c’est surtout parce qu’elle a du répondant et même plus que ça. Je me souviens, pendant ton absence, un exorciste a essayé de la mettre au pas. Le type a passé au moins une semaine à l’hôpital de Locarno, avec une épaule démise, six côtes cassées, un œil crevé, trois dents en moins, une jambe brisée et des bleus partout. Elle l’avait fait voler à travers le bar à coups de pieds et de bouclier et l’a fracassé sur une table avant d’utiliser la magie pour éloigner le reste de la bande avec les flammes de l’âtre. Frasca est violente quand elle est en colère. Mais en général, c’est quelqu’un de très doux, presque trop pour être honnête. Enfin c’est ce que je dirais si je ne la connaissais pas depuis ma naissance et si je n’avais pas peur qu’elle débarque pour m’émasculer.

Quelqu’un entra dans le bar. Camilo, comme si ses dernières paroles étaient en train de se réaliser et que Frasca venait le punir de ses mots, se jeta sous la table. Sid se leva prêt à en découdre ou à envoyer la Sorcière Blanche promener, tant ses mots l’avaient heurté. C’est avec un étrange soulagement qu’il vit Shadow les rejoindre à la table. Jester soupira et s’en voulut d’avoir négligé le fait que Frasca ne pouvait pas se déplacer aussi vite. La Protettrice dit :

– Alberto est en train de tout faire pour que Frasca te laisse tranquille. Je n’ai pas compris ce qu’il s’est passé. J’ai eu le récit de Vittoria, mais ce qu’il s’est passé entre toi et ta blonde, c’est un mystère pour tout le monde. Comme je ne voulais pas finir hachée menu par Alberto ou Frasca dans le cas où ils en viendraient aux armes, je me suis dit que je viendrai boire un verre.

Sid dit :

– Le Fort est immense.

– Pas assez, si tu veux mon avis. Dans le cas où ils se battraient, même la Vallée ne serait pas assez grande pour se cacher.

Sid répéta à Shadow ce qu’il avait dit à Camilo au sujet de son échange avec Frasca. À la fin du récit, la descendante de Nox se gratta la tête :

– Frasca est quelqu’un d’extrêmement violent, je me rappelle de l’incident avec l’exorciste et d’avoir essayé de la remettre à l’ordre. Bien évidemment elle ne m’a pas écoutée. Elle ne m’a jamais témoigné la sympathie qu’elle montre envers presque tout le monde, et encore moins depuis ta petite mésaventure au tombeau du Protettore Maudit. Mais j’ai ma théorie et elle se confirme depuis le retour d’Alberto dans la Vallée. Qui est-ce que Frasca ne porte pas dans son cœur ?

« Bordel, tu as été assez dingue pour mettre un pain à Frasca ! »

 

Ce fut Camilo qui répondit. Il était témoin, parfois peu fiable à cause de sa consommation d’alcool, des rapports que tous ses clients entretenaient entre eux :

– À ma connaissance, Alberto, Zjök et toi. Elle n’aime pas beaucoup Siria, mais cette sorcière n’est pas très appréciée et à raison, à mon avis.

Shadow coupa :

– Siria est une croqueuse de diamant, une allumeuse superficielle, elle ne rentre pas en ligne de compte. Je parle des personnes que l’on va qualifier d’adultes et responsables, et qui ont une certaine importance dans la Vallée. Vous me dites que seuls Alberto, Zjök et l’Ancien connaissent son secret. Dans ce cas, pourquoi l’Ancien ne subit pas les critiques, les insultes et arrive parfois à se faire entendre de notre Sorcière Blanche bien-aimée ? Si c’était lié à son secret, il aurait aussi droit au comportement, que je trouve parfois aux frontières de la méchanceté et du vulgaire, irrespectueux de Frasca. Et moi, à ce que je sache, je ne connait pas son secret, sauf s’il s’agit des cicatrices que j’ai entraperçues à la salle de bain l’autre jour, mais qui n’a pas de marques parmi les vieux de la Vallée ? Si on compare l’Ancien aux autres connaissant le passé de Frasca, on se rend compte que, quand il est arrivé dans la communauté nocturne, Frasca était déjà présente et avait un rôle important, celui de sorcière puissante alliée à Sangue. De plus, à ce moment là, Alberto n’était pas présent pour rappeler à Frasca qu’elle n’était pas la reine de la Vallée. Et Zjök, c’est Zjök, il peut lui dire de se calmer, lui faire des remarques, mais elle trouvera toujours un moyen de lui faire comprendre qu’elle le considère comme sénile, et comme l’elfe est un peu spécial, les gens sont du côté de Frasca. Sangue avait besoin de soutien dans son conflit avec Giacco et Frasca était à l’époque peut-être la meilleure guerrière de la Vallée. Il n’allait pas prendre le risque de la mettre au pas et qu’elle décide d’aller bouder dans son coin. Frasca a alors pu s’élever au rang de personne importante et l’Ancien a toujours vécu avec ça. Je vous parie même que Sangue a dit au Vieux de s’en remettre à Frasca en cas de pépin. En plus de ça, Frasca était le parent responsable de la Protettrice suivante, elle l’a remise à l’Ancien, qui devait lui rendre des comptes à elle. Je pense que l’Ancien connaît le passé de Frasca, mais ne mesure pas l’ampleur de certains événements parce qu’elle lui a sûrement raconté sa version des faits. En ce qui concerne Frasca, je préfère m’en remettre à Zjök, mais encore plus à Alberto qui sera aussi très partial, mais qui au moins ne cachera pas ce qui l’arrange et ne parle pas en énigmes comme mon mentor.

Sid demanda :

– Et pourquoi Frasca ne t’aimerait pas ?

– Tu n’as pas compris ? Frasca a de l’influence sur tout le monde dans la communauté. Les seules personnes « importantes » qu’elle ne peut pas blairer, ce sont celles qui ne respectent pas son autorité et qui lui rappellent que bien qu’étant une des doyennes de la communauté, une excellente guerrière et une sorcière puissante, ce n’est pas elle qui décide. Ce qui est horrible, je trouve, c’est qu’elle cache ses tendances dictatoriales derrière des allures de bonne copine, conclut Felicia.

Sid trouvait Shadow dure. Il pouvait comprendre son point de vue, mais à l’entendre, Frasca était un véritable tyran. Il le dit à sa collègue qui siffla :

– Sid, cesse un peu de vouloir la défendre. D’autant qu’elle t’a vraiment blessé. Jamais je n’aurais cru que tu lèverais la main sur elle. J’aurais donné mille saphirs pour voir ça. Tu commences à remettre les gens à leur place, d’abord Carletta le soir de ton retour, ensuite ce centaure ivre, il y a eu le Conseil des Six à qui tu as rappelé que tu n’étais pas un poltron, et maintenant la Sorcière Blanche. C’est moi ou tu commences à te comporter comme un Ange Noir ?

Felicia ajouta :

– Nous nous chargerons de découvrir ce que nous cache Frasca une fois que nous aurons défait les vampires. Une chose à la fois. Comme disait Valeria l’autre jour, nous n’avons pas le temps de nous déchirer, il faut faire tomber le Conseil de Giacco et nous ne pourrons pas y arriver si nous sommes trop occupés à chercher des squelettes dans le placard de chacun.

Sid dit avec cynisme :

– Il y a plus de squelettes dans le placard des membres de la communauté nocturne que dans les cimetières de la Vallée. Je commence à être lassé des secrets et des mystères. Il y a ceux qui cachent des choses, ceux qui mentent par omission, ceux qui font mine d’être ce qu’ils ne sont pas. Qui sait ? Toi, Felicia, tu nous caches peut-être aussi quelque chose et Camilo a aussi des secrets d’importance.

Camilo dit calmement :

– Je n’ai pas de secret, c’est juste que les gens sont trop bêtes pour se rendre compte ou pour faire les connections nécessaires. D’autant que pas grand-monde n’a compris comment fonctionnait la génétique ici.

Camilo avait eu une ou deux sorcières dans sa famille. Sa mère était elle-même une sorcière, morte empoisonnée par une plante venimeuse. Il se pouvait donc que son père ait le gène récessif permettant la maîtrise de la Magie des Eléments. Par conséquent…

– Tu es un sorcier, Camilo, s’exclama Sid, Alberto m’a appris comment ça fonctionnait dans la Vallée.

Sid résuma ce que son ancêtre lui avait appris à Shadow. Camilo dit :

– Ouais, je suis un sorcier, mais personne ne remarque quand j’utilise la Magie des Éléments. Je suis le premier Vallese quasi-immortel, et donc à la différence de mes ancêtres, je vais mourir à un âge particulièrement avancé. Cependant, je suis jeune, je n’ai même pas trente ans, je ne peux pas dire comme Frasca que cinq ans se sont écoulés comme une année. C’est le même constat que pour Shadow.

Felicia dit avec ardeur :

– Un allié magique en plus en cas de souci !

Camilo la calma :

– Non, je ne tiens pas à me mettre sur une ligne de front et à attaquer les vampires. Je suis barman, pas guerrier, ni allié de qui que ce soit. Je suis le pote de Sid, je te respecte, Shadow, mais ne comptez pas sur moi, sauf pour défendre mon établissement. D’ailleurs, comme je tiens à éviter qu’on me presse à me battre, vous serez gentils de ne pas crier sur tous les toits que je suis un sorcier. Si les gens s’en rendent compte par eux-mêmes ça ne me dérange pas, si on me pose la question, je ne le cacherai pas, mais je suis un Vallese. Ma vie est dans mon bar, pas sur un champ de bataille ou dans une guérilla.

Sid hocha la tête. Même s’il avait été un fils de dragon ou un chef de clan vampire, Sidney connaissait assez bien le barman pour savoir que sa vocation était de boire et de chanter avec ses clients. Il lui tapa dans le dos. Camilo ajouta :

– J’ai dit mon truc, alors maintenant Shadow, tu as aussi un petit secret ? Chercher les petites magouilles de chacun, c’est une chose, mais quand on cache quelque chose soi-même, c’est un peu hypocrite.

La dragonne souffla agacée :

– Non, je n’ai pas de secret.

– Pas même la raison pour laquelle Sid et toi n’avez jamais réussi à vous entendre ? Tu sais, la raison pour laquelle tu es particulièrement rancunière en raison de son absence ? Dans ce bar, les murs ont des oreilles et tes petites discussions avec l’elfe marteau n’échappaient pas à un barman trop curieux.

Felicia répliqua sèchement :

– Ce n’est pas un secret, ce sont des choses qu’on ne dit pas. Et puis j’avais dix-huit ans quand il est parti, j’étais juste très triste parce qu’il me manquait. C’est normal, je tiens à lui. Après une année, je me faisais une joie de le revoir et il n’est pas revenu.

Camilo fit mine de traduire à un Sid craignant de comprendre :

– La petite Mirelli a passé deux ans à obtenir de la reconnaissance, de la communauté nocturne, mais plus particulièrement d’un jeune garçon qui occupait le poste qu’elle visait. Elle voulait travailler avec lui, pas comme subordonnée mais comme égale afin de partager des moments ensemble. Si vous passiez votre temps à vous crêper le chignon, c’est que Felicia ne voulait pas juste être la seconde ou une amie : elle avait le bégu…

– Camilo ! coupa Shadow.

Sid avait compris et l’attitude de Shadow devenait un peu plus claire. La Protettrice, notant que le barman en avait déjà trop dit, précisa :

– Avec le temps, c’est quelque chose qui est passé. Je t’en veux plus de m’avoir laissé me débrouiller pendant cinq ans, sans soutien autre que ces fanatiques d’exorcistes. J’ai appris à différencier un amour d’adolescente de mes priorités. Donc voilà, je l’admets, j’étais amoureuse de Sid quand il vivait ici, puis quand il est parti. J’aurais même voulu que tu me proposes de t’accompagner à Lausanne. Il n’y avait pas que toi qui souffrais de nos prises de bec. Maintenant, je suis passée à autre chose, je suis Protettrice, je veux aider mon idiot de collègue, trop bête pour remarquer que j’ai passé deux ans à lui courir après, à mettre un terme au conflit dans lequel il est impliqué. Je n’ai plus de sentiments pour Sidney, fin de la discussion. Je propose que quand nous en aurons fini avec Giacco, nous nous mettions en quête de réponses, tant sur Frasca que sur Zjök, mais surtout sur Alberto. Si nous devons protéger la Vallée, il vaut mieux avoir des alliés fiables et connaître leur passé. Ils connaissent tout de nous, ou presque.

« Ce qui est horrible, je trouve, c’est qu’elle cache ses tendances dictatoriales derrière des allures de bonne copine. »

 

Sid approuva vivement :

– Je suis d’accord. J’en ai assez d’être pris pour un idiot, prétendument fragile, qu’on me répéte que je ne suis pas prêt, ou que ça ne me regarde pas. Le passé de Frasca me regarde, on dit d’elle qu’elle est la Tueuse de Vampires, et elle semble ne pas s’être contentée de la guerre des Cœurs Sanglants et de son intérim pendant l’absence de Malissia pour assouvir son plaisir malsain. Je ne veux pas qu’elle finisse par nuire à mon peuple et à mon Conseil des Six. Alberto m’a dit qu’il comptait sur moi pour tuer Nabero, ça me concerne. Zjök, je n’en sais rien et en soi je m’en fiche, mais quelques informations sur son passé nous permettraient peut être de mieux comprendre ses paroles. En savoir plus sur certains morts pourrait aussi nous être utile. Notamment, à l’heure actuelle, sur Lino et Sangue.

Camilo mit les pieds sur la table et dit:

– Pour ma part, les secrets de chacun concernent les intéressés. J’ai un pressentiment. Les temps changent, d’ici peu, les vampires seront à nouveau actifs dans la vie de la Vallée. Si Sid fait ses preuves, il pourrait s’attirer des ennemis puissants. Nous devons savoir sur qui nous pouvons compter. L’Ancien, Frasca et Zjök se font appeler les Doyens et d’une certaine manière, Alberto les a rejoints. Nous sommes jeunes et nous avons grandi avec la modernité, à la différence de ces vieux. Avant, le Protettore était un chef et un législateur. Mais cela s’est perdu après la Grande Guerre Nessonienne. Ce sont les Doyens qui jouent ce rôle, même s’il est moindre, moins fédérateur. Je veux connaître ceux qui dirige la communauté et leurs passés. Je suis prêt à vous aider, même si ça implique que je doive sortir de ma Croce Nera bien-aimée.

Felicia mit sa main au milieu de la table, Sid mit la sienne au-dessus en précisant :

– J’ai promis à Alberto de plus me mêler de ses affaires. Mais on percera les mystères qui entourent les Doyens. J’ai appris à mener des enquêtes avec un ami à Lausanne, et sans trop m’avancer, c’est un des meilleurs détectives du monde.

Camilo se joignit à eux :

– Dès que les vampires sont tombés, je suis des vôtres.

Shadow dit solennellement :

– Nous sommes les chasseurs de secrets du Val Nessona !

par

Illustration :