Chapitre 17

Les fantômes présents ainsi que Frasca, Sid et Shadow reçurent un coup de massue sur la tête quand Alberto déclara que Lino, le diplomate de génie et éminent inventeur, était une femme du nom de Fortuna. Le vampire nuança :

– Ou plutôt Fortuna est le nom que sa mère lui a donné. Elle a toujours considéré s’appeler Lino. Je pense qu’elle a pris son autre prénom pour disparaître afin de mieux réapparaître. Malheureusement, bien que votre histoire m’éclaire sur les derniers instants de ma fille, de nombreuses questions restent en suspens. J’imagine que je dois des explications à la plupart d’entre vous qui avez connu Lino de son vivant ou par les récits qu’on vous en a fait. Premièrement, je pense que vous vous demandez « Pourquoi un génie comme Alberto est allé inventer une histoire pareille? ». La réponse est simple : Giacco. Mon fils aîné est un salopard de première, un sadique, imaginez un peu ce qu’il aurait pu faire à sa sœur s’il avait su que c’était une femme. De plus, avec ses idées de sang pur, il aurait pu essayer des choses auxquelles je préfère ne pas penser. Secundo, vous vous demandez peut-être qui était au courant. Comme je le dis souvent, un secret bien gardé est un secret détenu par peu de monde. Il n’y avait qu’Erra et moi qui savions que Lino était une fille, ainsi que sa mère, mais pour une raison qui m’échappe, je ne me souviens plus de qui il s’agit. Quelque chose me turlupine. En effet, bien que ma très estimée Lino ait toujours porté une haine sans limite envers les sorcières et particulièrement Frasca, pour des raisons que je tairai afin de respecter le secret de la blondinette, vous la décrivez comme un animal. Je sais que Frasca est très peu objective et qu’elle très bien a pu aussi influencer le jugement de sa sœur, mais je m’étonne que Lino soit devenue folle.

Frasca grogna :

– Et pourtant, cette Fortuna n’avait plus rien à voir avec Lino. Avant son départ, Lino me haïssait profondément, mais c’était une haine glaciale. Il, ou elle, m’aurait assassiné froidement sans état d’âme. Là, elle avait la volonté de me faire souffrir. Et puis s’il s’agissait Lino, pourquoi s’en est-elle pris aux loyalistes et a-t-elle laissé son frère vivre tranquillement dans les catacombes ?

Alberto la fusilla du regard :

– Je ne sais pas si tu te rends compte que je fais mon possible pour ne pas m’emporter. Alors tu vas faire profil bas, saleté de sorcière. Si Sid n’avait pas autant de respect pour toi, tu serais morte depuis cinq minutes et ta sœur, je l’aurais exhumée et jetée au fond du lac Saffro, ainsi son fantôme aurait pu taper la discussion avec les poissons.

– Cette dingue avait empoisonné Frasca avec un truc infect, je n’allais pas la laisser continuer à tourmenter ma sœur, s’indigna Malissia.

– Dingue ? Regarde-toi dans un miroir, siffla froidement Alberto.

Sangue dit à Jester :

– J’ai connu Lino pendant plus de cinquante ans, jamais je n’aurais cru que c’était une femme. Je pensais qu’il était très pudique, d’où ses vêtements ne dévoilant que peu sa silhouette. Je le dirai à mon père quand il en aura fini avec les deux sœurs, mais j’ai ma petite idée sur ce qui a fait craquer Lino. Les années avant son départ, Lino était devenu plus sombre, plus violent, comme si quelque chose le rendait suspicieux. Il, ou elle, ne parlait pas beaucoup de ses problèmes. Seuls ses lieutenants, et on peut m’inclure parmi ceux-ci, étions ses interlocuteurs. Sa confiance envers moi s’était un peu étiolée après que j’aie intégré Frasca, son ennemie jurée, à la communauté nocturne. Lino m’avait promis que de mon vivant, il ne toucherait pas à la Sorcière Blanche, du moment que je ne lui imposais pas sa présence. Mon frère… ma sœur – il va falloir que je m’habitue – craignait qu’il n’y ait des traîtres au sein des loyalistes. Elle avait sûrement raison, continua le fantôme, marquant toujours un temps d’arrêt avant de parler de Lino au féminin, mais il est aussi possible que quelqu’un la faisait chanter, un de ces traîtres peut-être. Peu avant son duel contre Giacco, Lino m’a donné une lettre que je ne devais ouvrir que si Giacco la tuait. C’était la liste de ses suspects, j’en suis sûr. Mais elle a vaincu Giacco et elle est partie, je pensais qu’elle finirait par revenir et que c’était une lettre d’adieu et un acte de succession, alors j’ai brûlé le parchemin. C’est une théorie, mais pour l’instant, tu as d’autres priorités que de remuer le passé : fédérer les loyalistes, vaincre Giacco, redonner vie à notre peuple.

« Je pense que vous vous demandez : « Pourquoi un génie comme Alberto est allé inventer une histoire pareille? » »

 

Shadow, se tenant non loin de là, dit à Sangue :

– S’il y a des traîtres parmi les loyalistes, Sidney doit le savoir.

– Vous avez entendu les sorcières : Lino s’en est chargée à son retour dans la Vallée. Je pense que c’était sa priorité avant d’assouvir sa soif de vengeance envers Frasca. Si elle avait réussi à la tuer, je pense qu’elle s’en serait prise à Giacco en personne, mais j’imagine qu’elle aurait dû reprendre son identité masculine. En étant Fortuna, elle pouvait agir sans qu’on la prenne pour un fou qui attaque ses alliés. Ses cibles devaient être des vampires haut-placés, sinon elle s’en serait chargée elle-même avant son départ pour l’Écosse. Si elle s’en était prise à ses lieutenants, elle aurait risqué de diviser ses alliés.

Jester regardait Alberto et les sœurs Macchiavetti s’enguirlander sous les yeux des fantômes présents. Il dit d’un ton absent :

– Je suis d’accord avec Sangue, nous avons des priorités. Autant garder un front uni contre Giacco, donc pour l’instant, l’affaire Lino est en attente.

L’Ange Noir s’interposa Frasca et Alberto :

– Cessez de vous battre, nous règlerons nos comptes plus tard. Et à ce que je sache, c’est Malissia qui a tué Fortuna, Lino, enfin peu importe comment vous l’appelez, pour venger sa sœur, sans savoir qu’il s’agissait de mon ancêtre. Frasca a peut-être nui à Lino, mais quand celle-ci était à la tête de la communauté et, ou, du Conseil des Six. Si Lino ne l’avait pas prise comme cible plus tard, elle serait encore là. Fin de la discussion. Maintenant, mettons nos histoires de côté et tirons dans le même sens. Shadow et moi avons fini notre entraînement. Les vampires semblent s’être calmés mais je pense que ce n’est que temporaire. Il nous faut commencer à préparer une attaque sur les catacombes. Alberto et moi, nous irons chercher les loyalistes, Frasca, tu te mets à disposition de Shadow qui organisera la protection des mortels et des autres habitants de la Vallée pendant que je m’occupe des vampires. Quelqu’un a quelque chose à redire ?

Shadow leva la main :

– Pour la première fois depuis que je te connais, j’ai l’impression que tu assumes ton autorité et j’ai envie de la respecter. Frasca, tu iras chercher l’Ancien, il te suivra plus facilement que moi, et je vais retrouver Zjök. On se retrouve à la Croce Nera pour coordonner la protection de la Vallée.

La sorcière s’était levée lors de sa dispute avec Alberto, elle répliqua :

– Si tu penses que je vais mettre un genou à terre devant une gamine comme toi, tu te mets le doigt dans l’oeil.

Jester lui prit le bras et fixa froidement Frasca :

– J’ai dit : tu te tiens à disposition de Shadow. Elle est gardienne de la Vallée, suppléante, comme tu l’as été pendant que ta sœur était en voyage. Soit tu fais ce que je dis, soit tu restes loin de cette affaire, mais pas de cavalier seul, pas de sabotage de l’autorité que je donne à Shadow. Tu n’es plus gardienne de la Vallée, tu n’es plus la sœur de l’Ange Noir, tu n’es plus sous la protection de Sangue et le Protettore n’est pas un froussard comme Lunos. Alors tu es mon alliée, et ce malgré tes secrets, ou tu fais comme les autres sorcières et tu te contentes d’aller boire des verres chez Camilo et tu n’appelles qu’en cas de besoin. Si tu es mon alliée, pour une fois, tu t’écrases. J’ai désigné Shadow pour coordonner les efforts, parce que, même si on n’est pas toujours d’accord, c’est à l’heure actuelle la personne en qui j’ai le plus confiance.

La sorcière baissa les yeux et soupira :

– D’accord, Sidney.

Le Protettore ajouta pour sa collègue :

– Si jamais, Frasca est une bonne guerrière et quelqu’un d’intelligent, tu n’es pas obligée de rejeter d’office tout ce qu’elle dit.

Shadow opina du chef :

– Je ne l’aime pas, mais je sais faire la part des choses. J’y vais. Frasca, je te dépose chez l’Ancien ?

La sorcière suivit la dragonne hors de la chambre funéraire et de la Nécropole. Sid dit à Alberto :

– Et toi, tu as des objections ?

Le vampire sourit bêtement en se frottant la nuque :

– Non, voir un de mes descendants clouer le bec de Frasca me comble de bonheur. J’ai une petite remarque cependant. Tu te souviens, quand je t’ai parlé des causes de l’échec de la bataille des catacombes ? Si tu veux attaquer Giacco dans le Labyrinthe, il va falloir cartographier les catacombes, et à ce que je sache, elles sont toujours pleines de vampires peu fréquentables.

Ce fut Taurus qui prit la parole. Il dit :

– Le Maudit a fait creuser les catacombes. Son frère doit avoir participé à la construction du Labyrinthe, comme il a aussi assisté Luce qui a fait bâtir le Caveau d’Oscuro. Vous devriez vérifier si Zjök n’a pas une copie des plans.

Sid approuva d’un signe de tête avant d’ajouter :

– Ma sœur va venir passer un week-end dans la Vallée et elle va m’amener mes inventions. Il y a parmi elles plusieurs gadgets électroniques qui peuvent nous être utiles. Notre objectif est l’assaut sur les catacombes, il nous faut nous préparer. Je vais passer chez moi me reposer, je n’ai pas dormi depuis trois ou quatre jours et même pour un Ange Noir, c’est beaucoup. Je te retrouve au Fort demain.

« Si jamais, Frasca est une bonne guerrière et quelqu’un d’intelligent, tu n’es pas obligée de rejeter d’office tout ce qu’elle dit. »

 

Le lendemain, après une journée passée au lit, l’Ange Noir retrouva Vittoria et Alberto dans la salle de réunion de Fort Cuoresanguinoso. Durant ses deux semaines d’entraînement, Jester avait pris confiance en lui. Son attaque réussie sur la planque de Bialvo et avoir tenu tête à Frasca avaient conforté son retour en force, plus sûr de lui que jamais. Il était prêt à assumer le rôle d’Ange Noir et de chef du Conseil des Six, et en tant que tel, il devait mettre fin à la menace que représentait Giacco pour les habitants de la Vallée, en plus des raisons personnelles liées à son rang de chef de clan. Cependant, son peuple se composait à l’heure actuelle d’un ancien chef du Conseil connu pour sa morale toute relative et d’une avocate fraîchement nommée à la tête de son clan. Sid dit aux autres :

– Demain, Vittoria nous mène chez les loyalistes. Je suis un peu déçu que mon message ne soit pas passé auprès des fidèles de Giacco.

La jeune cheffe de clan le rassura :

– Les vampires se trouvant dans les catacombes vont attendre la bonne occasion pour nous rejoindre; les chefs de clans les surveillent sûrement. Une fois que la rumeur aura atteint les différentes planques, des groupes nous rejoindront peut-être. Pendant votre absence, je me suis penchée sur vos recherches. Après le départ de la Tueuse de Vampires, Alberto m’a parlé de vos études sur le Venin et je crois que vous avancez dans la mauvaise direction. Depuis les révélations qui sont tombées hier soir, j’ai la confirmation de ce que je soupçonnais : Lino n’était pas naïve, elle était consciente de la dangerosité de ses recherches et les a codées. Je ne connais rien à la chimie, mais entre les loyalistes et mes études de droit, j’ai appris à reconnaître ce qui est caché et à lire entre les lignes. J’ai décodé tout ce charabia, m’aidant d’internet pour comprendre un peu les formules chimiques, et, en fait, la solution pour éviter que le Venin ne rende fou tient en un élément qui annule entièrement l’élément provoquant la folie, indispensable selon elle. Si vous voulez, Lino a écrit un premier texte décrivant la fabrication du Venin avec comme subtilité qu’elle a augmenté la dose de la molécule provoquant la folie. Ainsi si Giacco tombait sur cette formule, il créerait des vampires incontrôlables, des animaux qui pourraient lui trancher la gorge. Elle l’explique dans la seconde partie du texte qui est caché dans le premier texte à travers des mots-clés faisant référence à différents ouvrages. Dans la reliure de ces livres, en général écrits par Lino elle-même, la fille d’Alberto a placé des parchemins complétant les phrases du premier texte. Dans certains livres, elle a même greffé les pages, ce qui faisait qu’au milieu du livre retraçant les généalogies des six clans, il y avait une page parlant du Venin, sans contexte. Ce que je veux dire, c’est que ce que vous avez récupéré est un leurre contenant les bases de la vraie formule, mais que le texte n’est pas complet. J’ai déjà sept pages et il manque des livres, des livres que je n’ai jamais vus ici.

Alberto regarda les pages que Vittoria avait posées sur la table. Il écarquilla les yeux. Le père de Lino s’exclama :

– Certaines pages parlent du Venin, mais d’autres parlent de la façon dont elle a eu son fils, Timothy. C’est un traité de chimie et d’alchimie interdite, une des sept pages qui mentionne aussi le virus qu’elle a injecté à Frasca.

Sid dit, surpris :

– Pourquoi elle parle de la façon dont elle a eu son fils ?

Alberto répondit :

– Cela me semblait aussi étrange quand j’ai découvert ton existence, ton sang ne ment pas, tu es bien le descendant de Lino. Le fait est que ma fille aimait les femmes, elle a eu une histoire d’amour avec Pjefä, la reine elfe dont je t’ai déjà parlé. Son rapport avec la gent masculine était compliqué, peut-être parce qu’elle devait agir en homme. Elle pouvait éprouver un profond respect envers des hommes, comme envers Nox, ou Zjök, mais elle gardait souvent ses distances, se contentant de rapports courtois. Les seuls dont elle a été proche furent les membres de sa famille, ainsi que Pietro Luzzianese, son bras droit.

– Ainsi que de Mauro qui était aussi un de ses plus proches lieutenants, ajouta Vittoria fièrement.

Alberto la regarda en coin et corrigea :

– Non, le choix de Mauro de rester du côté des loyalistes est toujours un mystère pour moi, je ne serais pas si fier d’avoir un ancêtre comme lui, si tu veux tout savoir. Lino ne le supportait pas. C’était un opportuniste, un rat de la pire espèce. Ton grand-père et ton père étaient certainement des gens respectables, mais Mauro… tu ne nous as pas dit qu’il était mort mystérieusement durant le ministère de Malissia ?

Sid se souvint de cette remarque faite le soir où lui et Vittoria s’étaient rencontrés. À la lumière de ce qui s’était dit à la Nécropole, il devenait évident que Lino avait assassiné l’ancêtre de la cheffe des Nosferi. Mais pour quelles raisons ? Vittoria se tut devant l’évidence. Alberto reprit son discours au sujet de la naissance de Timothy :

– Donc voilà, je ne comprenais pas comment Lino avait fait pour avoir un enfant, bien que je sache qu’elle avait souvent regretté de ne pas pouvoir être mère. Rien qu’en lisant les deux pages abordant le sujet, je comprends qu’elle…

– … a eu son fils toute seule, sans rapport, passe-moi les détails, conclut Sid.

Alberto remarqua :

– Cela n’a pas l’air de te perturber.

– Pourquoi ça me perturberait ? Une fois que j’aurai vu la formule complète de ce qu’elle s’est inséminée, je me ferai peut-être du souci, mais ma famille va bien, je suis en bonne santé, c’est le principal. Combien de pages sont encore référencées dans le texte de base ?

Vittoria répondit :

– Selon le texte sur le Venin. Il en manque encore douze, si on ajoute les pages qui sont elles aussi codées, j’imagine que, dans le Fort, c’est quelques centaines de pages et je pense que certains des livres sont dans son manoir en Écosse.

– Les plus récents sûrement, mais le Venin est le premier sujet qu’elle aborde dans ce texte, donc les pages qui nous intéressent sont ici, dit Alberto. Avec ce codex, certaines choses s’expliquent, comme la vérité sur la longévité de Pjefä et sa jeunesse inchangée au cours des ans. Lino a dû lui injecter le Venin, ce qui veut dire qu’elle y travaillait  sous mon nez. Elle a dû mettre ses formules par écrit dans le cas où elle mourrait, durant la guerre entre mes enfants.

« Lino n’était pas naïve, elle était consciente de la dangerosité de ses recherches et les a codées. »

 

Sid décida de montrer la bibliothèque secrète à Vittoria. Alberto n’eut pas le temps d’approuver ou de protester, son descendant lui rappelant que c’était lui le chef du Conseil des Six. Après un quart d’heure d’explication sur la pièce, Vittoria explora la bibliothèque comme si elle venait d’arriver au paradis. Sid s’assit à la table où trônait la carte de la Vallée. Alberto se mit en face de lui et demanda :

– Comment penses-tu faire comment pour persuader les loyalistes de te rejoindre ?

– Je suis le descendant de Lino, l’héritier légitime. Ils me suivront ou ils n’auront pas de place dans ce Fort quand l’ordre sera rétabli au sein de notre peuple. Je ne veux forcer personne à me suivre, mais on ne peut pas me tourner le dos dans la tourmente et espérer que je sois reconnaissant quand tout va bien. Je ne suis pas un tueur, je ne vais pas buter ceux qui ne veulent pas me suivre, du moment qu’ils ne me nuisent pas.

L’ancien chef du Conseil hocha la tête en signe d’approbation. Il nota :

– Bien que Lino ait éliminé tous les traîtres, il se peut que certains loyalistes essayent profiter de ta présumée inexpérience et de ton immaturité pour s’élever dans la hiérarchie, ou que d’autres soient satisfaits de la situation et considèrent qu’ils n’ont pas besoin de chef. Garde l’oeil ouvert et l’esprit vif.

Vittoria jeta une pile de livres sur la table. Elle dit avec humour :

– Vous m’aviez caché cette magnifique pièce. Pour vous rattraper, vous allez m’aider à chercher les pages du codex de Lino. Si demain nous allons chez les loyalistes, ce serait un atout d’avoir le Venin dans la manche. Je les connais, même s’ils attendent un signe de l’héritier de Lino, ils ne suivront pas un gamin de vingt-cinq ans qui a disparu pendant des années aussi facilement. Mais la mort de Lunascura, celle d’Humberto, la présence d’Alberto et l’attaque sur Bialvo sont des arguments forts pour convaincre les plus loyaux envers Lino, qui représentent une majorité.

Sid et Alberto aidèrent Vittoria à chercher les pages du codex. Ils passèrent quelques heures à feuilleter des grimoires, des livres, des manifestes récoltés à travers la Vallée et l’Europe au cours des voyages de Lino. Ils réunirent une centaine de pages. Plusieurs chapitres, les plus anciens, étaient complets, les plus récents devaient être cachés en Écosse. Une fois le document sur le Venin reconstitué, Sid et Alberto se rendirent dans le laboratoire et commencèrent à synthétiser la formule. C’est en regardant l’heure que Jester devina que le soleil s’était levé, et qu’il était temps de partir rejoindre les loyalistes. Mais avant, Sid regarda le liquide rouge qui était censé être le Venin. On aurait dit du sang. Alberto constata :

– Dans mes souvenirs, le Venin que m’a injecté Nabero était d’une couleur moins claire, il était plus épais. Je pense que Lino a réussi à créer une formule excluant les effets secondaires. Malheureusement, nous ne pouvons pas le tester à moins d’en injecter à quelqu’un. Mais si ça se trouve, nous avons synthétisé un poison.

Sid regarda les dernières pages du chapitre. Lino parlait d’un antidote pour les Anges infectés par le Venin. Pourquoi un antidote destiné aux Anges ? Hormis Thanata et Nabero, ils étaient tous morts ou avaient disparus, encore fallut-il que la croyance spadinese soit avérée. Et quand bien même, pourquoi les Anges et pas les mortels ou les simples vampires victimes des effets secondaires ? Sid lut une note de bas de page griffonnée au crayon, presque effacée par le temps :

Codex de Thanata 54:1179

Le Protettore appela son ancêtre. Alberto s’exclama :

– Elle a écrit ça après sa mort ! Elle m’adresse un message ! Elle m’a pardonné !

Il prit les pages et fonça dans sa chambre, Sid sur les talons. Le vampire ouvrit un gros coffre ancien dans un coin, il en sortit une grande cape bleue comme tissée en saphir et ornées de motifs étranges, qui semblaient être un mélange des styles vampires, elfes et sorcières. Il jeta à travers la pièce des outils en argent et en bois rare, ainsi qu’une épée superbe, plus longue que son épée draco-féerique, aux ornements si fins qu’on aurait dit qu’il eut fallu un siècle pour la forger. Alberto marmonnait :

– Je me souviens de ce fichu codex, je l’ai volé lorsque je me suis échappé des Limbes pour la deuxième fois. Mais où est-il passé, il est aussi gros qu’une brique, il ne peut…

Il sortit une enveloppe jaunie par le temps. Il écarquilla les yeux. Sid lut sur son épaule la lettre qu’Alberto sortit :

Mon très cher et estimé Alberto,

La prochaine fois que tu viendras à mourir, je vais te passer l’envie de dérober les affaires des autres. Comme tu ne sembles pas décidé à revenir dans la Vallée, je prends l’initiative de récupérer mon codex, que, j’en suis sûre, tu n’as même pas pris le temps de lire.

Avec toute mon affection.

T.

Le vampire déchira la lettre et leva les yeux au ciel en s’adressant au plafond :

– Si tu faisais plus attention, ce ne serait pas aussi facile de te voler tes affaires, espèce de bureaucrate!

Un petit morceau de poutre se détacha du  et tomba sur la tête d’Alberto, comme pour répondre à ses mots. Il dit à Sid, d’un ton des plus neutres, comme si tout ceci était normal :

– Je déteste qu’on touche à mes affaires.

L’Ange Noir demanda :

– Je me doute bien que tu vas me répondre que ça ne me regarde pas, mais… je peux savoir ce qu’il se passe ? Et comment ça se fait que tu sois allé dans les Limbes, ou que la personne qui a écrit cette lettre parle de ta prochaine mort ?

Alberto commença à ranger ce qu’il avait sorti du coffre. Sid, attiré par l’épée, la prit discrètement et la cacha dans son dos, du mieux qu’il put. Elle était légère, comme si elle était composée partie d’air.

Mon très cher et estimé Alberto,

La prochaine fois que tu viendras à mourir, je vais te passer l’envie de dérober les affaires des autres.

 

Alberto répondit à Sid :

– Je suis mort quatre fois, la première fois tué par Oscuro, une autre par ce crétin de Salvatore, la troisième fois, je me suis fait assassiner par l’Assassin de la cour de Treghia, et ma dernière mort, une sorcière a eu ma peau pendant la guerre entre nos peuples. De ce fait, comme j’ai connu personnellement Thanata, j’ai pu retrouver une amie dans son royaume qui manque de vie à mon goût. La première fois que je suis arrivé chez elle, elle m’a donné une grande liberté et je me suis enfui après deux jours… Je ne voulais pas que mes vampires pensent qu’ils étaient débarrassés de moi. Quand Salvatore m’a tranché la gorge, elle n’était pas contente, elle n’aime pas que l’on se moque d’elle. L’Ange de la Mort et du Destin m’a enfermé dans une pièce très confortable à côté de son bureau, elle prenait soin de moi, parce qu’on se respecte et on s’apprécie, après cinq mois, j’ai décidé de prendre la poudre d’escampette. Puis, vexée, à ma mort suivante, elle m’a mis dans une de ses prisons, celle des Limbes, qui se trouve dans notre dimension, et qui est normalement destinée aux pires crapules du Val Nessona.

Sid voulut dire à Alberto qu’il rentrait sûrement dans cette catégorie de personnes, à force de mentir, de tuer, de voler et de trahir. Aux yeux de beaucoup, il était la pire crapule du Val Nessona. Il se retint, pour une fois que son ancêtre daignait parler de son passé. Continuant son rangement, Alberto reprit :

– Mais j’ai à nouveau rusé et je me suis échappé, tout comme la quatrième fois. Thanata est une amie, mais je pense que depuis quelques siècles, elle m’en veut un peu de la faire tourner en bourrique.

Il chercha l’épée et regarda Sidney :

– Donne-la moi. Une épée angélique, ça se mérite.

L’Ange Noir s’exécuta. Le ton d’Alberto n’avait pourtant rien d’autoritaire, ni d’agressif, il tenait plus de la demande très polie qu’on ne pouvait pas refuser. Sur le ton de la discussion, le vampire raconta :

– C’est l’épée de Conisciu, l’Ange du Savoir et de la Connaissance. Même moi, je n’ose m’en servir, je ne m’en sens pas digne. Nos épées draco-féeriques, Aauh et Kustu, sont les plus belles lames offertes par les fées à des membres d’autres peuples, elles sont parfaitement équilibrées et adaptées à des chefs du Conseil des Six et à un Ange Noir. La Lame des Secrets est uniquement pour l’usage de Conisciu ou d’un Ange, même s’il est souvent considéré comme peu courtois de se servir de l’épée d’un autre Ange. Je ne me souviens plus où je l’ai eue.

Cette dernière phrase était de toute évidence un mensonge, mais Sid se dit qu’Alberto en avait assez dit pour le moment sur son passé, il ne fallait pas pousser sa chance. Il demanda :

– Nos épées s’appellent Aauh et Kustu ?

– Mon arme est Aauh, « Honneur » ; l’épée de Lino, la tienne désormais, c’est Kustu, « Devoir ». Les épées des fées ont des noms dans leur langue. Je n’appelle jamais mon épée Aauh. Je la surnomme la « Trancheuse de Sorcières ». Je ne t’ai pas dit le nom de ton épée, je pensais que tu voudrais la renommer, mais comme tu n’aimes pas donner des noms à des objets, autant que tu saches que ton arme, qui est censée être le prolongement de ton bras et de ton pouvoir, a un nom.

Sid le regarda ranger la Lame des Secrets dans son coffre. Il put voir de la mélancolie dans les yeux du vampire quand il contempla son reflet dans l’épée. Après l’avoir enroulée dans la cape bleue, Alberto la posa délicatement dans son coffre avant de le fermer à clé. Sid demanda, sachant que son ancêtre ne répondrait sûrement pas de gaieté de cœur et encore moins la vérité :

– Comment c’est, la mort ?

Le vampire s’assit sur son coffre et répondit :

– Quand un Nessonien lambda meurt, peu importe l’endroit, Thanata l’envoie dans une dimension de joie composée d’endroits agréables. Les plus grands héros nessoniens ont accès à une sorte de Panthéon, c’est là que se trouvent les fantômes des Protettori quand ils ne jouent pas les vieux aigris à la Nécropole. Les mauvais, les meurtriers, les démons et autres criminels sont envoyés, pour les moins pires, dans une prison hors de notre réalité, sans cellules, où ils sont entre eux, à se battre : l’Arène. L’Ange de la Mort pourrait les effacer de la réalité, les envoyer dans le Néant, mais elle répugne à le faire. Pour elle, chacun à le droit à son repos. Les pires personnages de la Vallée sont emprisonnés dans les Limbes et pourraient en sortir s’ils avaient mon intellect. Thanata préfère les savoir sous sa propre surveillance. Elle préfère rester dans notre dimension pour garder un œil sur la Vallée. Ils ne sont qu’une vingtaine à être bloqués la-bas. Pour les Anges Noirs, tu connais la chanson. C’est Thanata qui a organisé tout ça. S’ils meurent, les vrais Anges, ceux qui sont les dieux de la Vallée, disparaissent pour de bon. C’est triste, mais logique. Thanata serait immortelle sinon et serait une sorte de Dieu unique. Seul un Ange peut tuer un Ange, seul un dieu peut tuer un dieu, c’est pour ça que les Anges peuvent être qualifiés, exagérément, d’immortels, alors que nous ne sommes que quasi-immortels. Comparé à un Ange, nous tuer est un jeu d’enfant. Mourir, c’est comme si tu quittais ton corps, si tu tombes en mourant, tu as l’impression que ton corps s’arrête en heurtant le sol , mais que toi tu continues ta chute. Tu tombes alors dans un grand auditoire où Thanata te juge et décide de ton sort. Parfois elle fait des exceptions vis-à-vis de son organisation, certaines personnes demandent à être placées dans un souvenir ou dans un endroit où elles se sentent bien. D’autres veulent rester dans la Vallée et deviennent des âmes errantes, parfois nommées, à tort, âmes damnées. Il arrive que certains connards ayant foulé des pieds notre beau Val Nessona parviennent à gagner le droit de quitter l’Arène et reviennent sous forme d’âme errante, ce sont eux, les véritables âmes damnées. D’ailleurs quand on fuit les Limbes, c’est aussi sous cette forme, jusqu’à ce qu’on retrouve son corps, ou que Thanata nous le rende. Ça n’est jamais arrivé, mais elle m’a dit qu’elle pouvait le faire. J’ai entendu dans les Limbes que parfois, Thanata envoyait des innocents aimant se battre dans l’Arène… Elle a son fil rouge, mais elle agit au cas par cas. Ce n’est pas agréable de mourir, même si tu arrives dans le Panthéon, ou dans le monde des morts, que l’Ange du Destin surnomme le Gîte. Si certains morts reviennent à la vie, ceux qui sont dans le Gîte s’y refusent car là-bas on y est bien. Si on veut manger sans grossir on le peut, si on n’aime pas quelqu’un, on n’a qu’à éviter son chemin, c’est la fête tous les soirs, les fûts se remplissent tout seuls, si on veut être en bonne compagnie, le Gîte nous exauce.

– C’est le Paradis, résuma Sid.

Alberto ricana :

– Pour les chrétiens, oui. Mais on ne se promène pas en jupette avec une petite harpe. Non, imagine un monde où tout le monde peut coexister sans avoir à se soucier de ce que pensent les autres, dont la seule limite à la liberté est celle de chacun. Bien sûr, tu peux deviner que certains ont des différends à cause d’événements de leur vivant, mais comme on ne peut pas mourir là-bas, les combats sont vains. Et comme à chaque soir on rencontre quelqu’un de nouveau autour d’une bière ou d’un soda, on oublie vite nos tracas, et donc nuire à son ennemi est aussi inutile, car il n’a qu’à se retourner pour passer à autre chose.

« Mourir, c’est comme si tu quittais ton corps, si tu tombes en mourant, tu as l’impression que ton corps s’arrête en heurtant le sol , mais que toi tu continues ta chute. Tu tombes alors dans un grand auditoire où Thanata te juge et décide de ton sort. »

 

– Tu as été dans ce Gîte ?

Alberto dit en souriant :

– Thanata me l’a fait visiter avant de me jeter dans une cellule quand j’ai refusé d’y aller. Mon œuvre sur Terre n’est pas finie ! Et elle va se poursuivre en permettant au descendant de Lino de prendre sa place auprès des loyalistes !

par

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