Chapitre 20
– J’espère que tu plaisantes, Sidney, dit Valeria les bras croisés, debout en face de l’Ange Noir.
Jester s’assit sur l’établi de Lino et sourit :
– Je suis on ne peut plus sérieux.
Valeria regarda autour d’elle :
– Ta nouvelle chambre ?
– Résidence secondaire. Le Fort est trop loin de la Croce Nera à mon goût.
– C’est très bien décoré, un peu vieillot mais joli. Revenons à nos moutons. Tu te souviens de ce que j’ai dit à Alberto quand il m’a dit que je ferais une bonne cheffe de clan ?
– Oui, cependant tu avais comme référence les responsables du massacre de Pordio et aux meurtriers de Giacco. Tu as vu à quoi ressemblent les vampires que je dirige maintenant.
La mage fit les cent pas en redressant nerveusement son bandana. Elle se regarda dans un miroir, comme pour se visualiser en vampire. Jester avait pris une bière en cuisine pour étancher sa soif, imaginant que, au vu les festivités que les vampires allaient organiser pour leur retour, il risquait d’en manquer bientôt. Il en but une gorgée et enleva son manteau de Protettore, il faisait trop chaud. Valeria demanda :
– Et tu me dis que l’idée serait de m’injecter une sorte de venin pour me changer en vampire. Est-ce que tu es seulement sûr que ce n’est pas risqué ?
– Lino l’a utilisé sur Pjefä, la reine elfe ; ça a marché sans la changer en monstre sanguinaire.
– J’imagine, cependant, que ce n’est pas sans douleur.
– Aucune idée.
La mage se gratta la tête :
– Je suis aussi une leader, celle des mages, même si certains me tiennent responsable du carnage de Pordio et me demandent de passer la main. Je ne peux pas les laisser pour rejoindre un peuple dont je ne connais que les massacres et les mauvais coups. Je ne sais rien de la culture vampire.
– Moi non plus, mais Alberto me la fait découvrir. La plupart des vampires sont jeunes, moins d’un siècle. L’espérance de vie n’était pas très haute à plus d’une centaine dans les souterrains, même pour des nocturnes. Ils ne connaissent presque rien du passé des vampires, sauf les histoires des survivants. Même mes chefs de clans ignorent beaucoup du monde moderne. Niccolò leur amenait des magazines et des journaux de ses escapades en ville, mais c’est tout. Ils arrivent dans un fort adapté au vingt-et-unième siècle, une cheffe de clan comme toi permettrait de faciliter la découverte de notre époque.
« Tu te souviens de ce que j’ai dit à Alberto quand il m’a dit que je ferais une bonne cheffe de clan ? »
– Ta Vittoria a aussi étudié à Genève, elle peut s’en charger.
– Et je souhaite avoir un clan de mages vampires, pour certains aspects logistiques : guérison, potions, enchantements, lever une malédiction…
Valeria coupa :
– Je peux le leur apprendre sans devenir une vampire.
– Si tu refuses, je respecte ton choix et je nommerai quelqu’un d’autre. Mais je constate que tu n’as pas encore clairement refusé.
– Parce que je veux avoir tous tes arguments avant de décider. Quand Alberto m’a parlé de ça à Pordio, j’étais sous le choc du bain de sang de la nuit précédente. Aujourd’hui, je suis honorée que tu me fasses assez confiance pour me nommer à la tête d’un de tes clans et pour faire de moi une de tes lieutenantes, c’est une décision importante. Tu aurais pu choisir Shadow, une des nymphes qui te collaient au train en permanence ou l’Ancien qui, même s’il le cache, se fait vieux, et ce Venin pourrait le revitaliser, mais tu m’as choisie. N’importe qui dirait oui à la quasi-immortalité et à la jeunesse presque éternelle, cependant je suis aussi la fille d’une syndic, tu te rends compte le scandale que Gicchi fera ?
– Justement, tu pourrais permettre aux mortels de mieux accepter les vampires.
– Si j’accepte, tu comptes injecter le Venin à d’autres mortels ?
– Non, je l’ai promis à Alberto et à moi-même. Si je te le propose à toi, c’est qu’en dehors de Vittoria, j’ai désigné mes chefs sur le tas parce que ces choix s’imposaient : Massimo et Rosanna sont des sangs nobles et Niccolò, une grande gueule qui veut le bien de tout le monde, le genre qui serait capable d’un coup d’état s’il n’est pas déjà aux côtés des chefs. J’ai besoin d’une amie pour diriger ce Conseil avec moi.
Valeria plongea ses yeux dans ceux de Sid. Elle n’avait jamais été une amie aussi proche que Frasca, Camilo ou Shadow, mais les rares fois où ils s’étaient retrouvés seuls, une certaine complicité était apparue. La mage posa sa main sur l’épaule de Sid :
– Je ne sais pas si ce que je fais est vraiment sensé. Promets-moi seulement que tu ne me laisseras pas seule parmi les autres vampires.
– Tu acceptes ?
– Les mages ont besoin de quelqu’un d’autre. Si j’avais su les avertir, leur apprendre à se battre contre les menaces qui courent dans cette Vallée, Pordio ne serait pas associé à un massacre. Je veux me venger de ce que Giacco a fait à mes compagnons, mais je ne suis pas une leader, je ne suis pas faite pour diriger seule, peut-être qu’à six ce sera plus facile pour moi. J’accepte de devenir une vampire. Laisse-moi juste quelques jours pour régler quelques bricoles et faire mes bagages pour emménager ici. Je dois aussi trouver un bon chef pour les mages, et c’est peut-être le plus important.
– Avant, je dois faire approuver mon acte par le Conseil, histoire d’être transparent avec mon peuple. Tu veux bien me suivre ?
Par le biais d’un message à Vittoria, il convoqua ses conseillers dans la salle de réunion qu’il utilisait avec Alberto. Une fois dans la pièce, il expliqua sa démarche. Alberto était présent, assis dans un coin.
« Je suis honorée que tu me fasses assez confiance pour me nommer à la tête d’un de tes clans et pour faire de moi une de tes lieutenantes. »
– C’est une réunion du Conseil des Six, fit Rosanna, seuls les chefs de clan sont conviés.
– Si tu avais lu les lois, les membres du clan Cuoresanguinoso sont invités à leur guise à participer à chaque réunion, dit Alberto.
– Suffit, coupa sèchement Sid, Alberto est un ancien chef du Conseil et en tant que chef actuel, je le considère comme indispensable au bon fonctionnement de notre peuple. Mais je vous demande maintenant d’approuver ou de réprouver ma démarche : acceptez-vous que Valeria Conti, leader de la Compagnie des Mages Nessoniens, laisse son rôle pour nous rejoindre après avoir subi un traitement au Venin ? Nous sommes cinq, qui est pour ? Qui est contre ?
Alberto ajouta :
– Je tiens à dire, en faveur de la Signorina Conti, qu’elle est prête à subir un traitement extrêmement douloureux pour le bien de notre peuple. De plus c’est une charmante jeune fille, avec un caractère très agréable à vivre, à la différence d’une Nottebella qui tient un peu trop de sa mère. Si ça peut aider certains à se décider, je suis d’avis d’accepter la démarche de Sidney, notre chef bien-aimé.
– Je ne suis pas toi, Alberto, garde les surnoms pompeux pour toi, siffla Sid.
Vittoria fut la première à prendre position :
– Ayant été là lors de l’étude sur le Venin et sur les recherches de Lino, je pense que cette démarche est sûre. De plus, Valeria est une bonne personne. J’approuve la démarche et l’accepte comme cheffe de clan.
Niccolò se gratta la tête :
– Pourquoi choisir une mortelle ? Pourquoi pas un sang non-noble du clan Lunascura ?
– Parce que ce sont tous des gens, un peu… commença Alberto.
– … Naïfs, je sais, dit le Maninere, mais pourquoi ne pas leur donner une chance ? Même si ce serait une bonne opportunité pour nous rapprocher des mortels. Je suis désolé, Signorina Valeria, mais je suis contre à cette démarche. Cependant si le Conseil n’est pas de mon avis, je ne vois pas pourquoi je m’opposerais à sa décision.
Rosanna dit seulement :
– Je désapprouve. Soit on utilise le Venin pour grossir nos rangs de façon conséquente, soit on ne l’utilise pas. Je veux également qu’on conserve le Venin.
« Alberto est un ancien chef du Conseil et en tant que chef actuel, je le considère comme indispensable au bon fonctionnement de notre peuple. »
Si Massimo refusait, Sid devrait choisir un Lunascura de naissance pour diriger le clan, mais pour lui, la décision était entérinée à moins d’un coup de théâtre. Le chef des Luzzianese dit de sa voix calme et apaisante :
– Je suis d’accord avec chacun d’entre vous, car vos arguments sont justes. Cependant, j’ai un doute sur l’utilisation de masse du Venin, entamer une campagne de « recrutement » pourrait être perçue comme une agression par certains. D’autant que malgré l’annulation des effets secondaires amenant à la folie, ce processus pourrait être éreintant, voir mortel, et cela pourrait ensuite entraîner des rumeurs et une forme de méfiance envers nous. Niccolò, les Lunascura ont besoin d’un sang noble, même « artificiel » pour les diriger, ce clan est un champ de ruines. Je suis pour l’intronisation immédiate de Valeria Conti-Lunascura.
La mage croisa les bras et demanda :
– Ce clan est aussi pathétique que ça ?
Niccolò hocha la tête, impossible de dire s’il acquiesçait ou s’il pensait le contraire. Il fit constater :
– La plupart de nos vampires sont jeunes, rares sont ceux qui ont plus de cent ans. Une grande partie des vétérans ont refusé de nous suivre, le choix de Sid de se passer d’eux dans son Conseil n’a pas été apprécié. Ces jeunes ont, pour la plupart, passé leur vie dans les tunnels, entassés, cloîtrés. Je me rendais une fois par mois à Locarno ou à Ascona avec quelques-uns d’entre eux et je ramenais des journaux, des objets que je volais. Cependant, les autres clans avaient des leaders, des vétérans, qui leur contaient notre âge d’or. Je dirais que la majorité de nos vampires ne sont pas prêts pour une guerre ouverte contre Giacco, trop déconnectés du monde extérieur, trop faibles et novices dans les arts du combat.
Sid coupa poliment :
– Nous en discuterons plus tard, chaque chose en son temps, Niccolò.
Alberto se leva et expliqua à Valeria :
– Federico Lunascura, le dernier chef de sang noble de ce clan était un connard, son père, Enzo Lunascura, était un connard et ainsi de suite, mais bref… Federico était fils unique et quand il a rejoint Giacco, avec la majorité des siens, il ne restait plus qu’un petit groupe de Lunascura parmis les loyalistes, surtout les plus faibles qui se faisaient persécuter par les autres Lunascura, ce clan étant connu pour avoir comme seule loi celle du plus fort. De plus, Mauro Nosferi, un traître ayant une certaine influence sur Lino, je ne sais pour quelle raison, en a choisi lui-même le chef, sûrement le plus manipulable du groupe. Donc, à la différence des autres clans, ils n’avaient pas de leader charismatique, de chef capable de les motiver.
Massimo reprit :
– Depuis, les autres avaient tendance à éviter les Lunascura, considérés comme faibles et peu éduqués. Le fossé entre les quatre autres clans, Cuoresanguinoso exclus, et le tien s’est creusé.
– C’est pourquoi je compte les former à la magie des grimoires. Valeria a été à la tête de la Compagnie des Mages, elle est intelligente et surtout elle n’a pas vécu enfermée dans des tunnels pendant ces deux cents dernières années. Ce clan a besoin d’une figure charismatique et d’un atout qui puisse les mettre au même niveau que les autres.
Rosanna dit avec ironie :
– Bien. On a notre sixième conseillère, si elle survit à l’injection.
– On va y aller doucement, dit Sidney. Valeria veut tout d’abord quitter son rôle auprès des mages, passer du temps avec sa mère pour lui expliquer ce qu’il se passe. Une fois qu’elle sera prête, on lui injectera le Venin par petites doses, comme Lino l’a fait avec Pjefä.
La cheffe des Nottebella répliqua :
– Il n’y a pas que ce problème ! Les Lunascura sont un peu en dessous à tous les niveaux, certains s’attendaient de par leur ancienneté ou parce qu’ils sont plus malins que les autres à être nommés chef. S’ils apprennent que tu leur souffles la politesse, ils vont s’en prendre à l’obstacle entre eux et la broche de chef des Lunascura. Valeria sera faible, en train de lutter contre la douleur, que pourra-t-elle contre un coup de poignard dans le dos ? Tu ne comptes pas la suivre partout ou rester à son chevet ?
Sid était bouche bée :
– Moi qui était persuadé que tu étais juste là pour donner l’avis de ta mère…
– Wanda et moi sommes deux personnes différentes. Elle aurait continué à se battre pour l’utilisation du Venin ou contre la nomination de la mage. Le Conseil a pris une décision à la majorité, bien que c’était joué d’avance vu les liens entre toi et Vittoria, qui est également la protégée de Massimo. Je me plie à sa décision. Valeria est désormais cheffe de clan, bien que sa nomination officielle attendra qu’elle soit une vampire, et entre chefs de clans, nous nous serrons les coudes, sinon nous allons chuter comme le Conseil de Lino.
Jester dit :
– Bien dit. Valeria, quand tu seras prête, dis-le moi.
« Ce clan est aussi pathétique que ça ? »
L’Ange Noir regarda ses chefs de clan et reprit la problématique posée par Niccolò quelques instants plus tôt :
– Point suivant, ce que vient de dire notre collègue du clan Maninere. Je suis conscient que notre peuple est composé en grande partie de jeunes vampires pas assez expérimentés pour le conflit qui fait rage, ou de vétérans aigris et nostalgiques. Je ne pense pas les impliquer dans le conflit, ou du moins pas de force. Nous avons en face de nous deux cents vampires, pour la plupart sans le moindre sens de l’honneur, avec plus d’expérience que les nôtres, menés par un excellent militaire, à ce qu’on dit. Mais si nous regardons plus froidement les faits : ces types ont peur, sinon ils se seraient déjà jetés sur les mortels de façon plus spectaculaire, ils s’en seraient pris à la communauté nocturne et auraient exterminé les dernières sorcières. Qu’est-ce qui les effraie près de deux cent cinquante ans?
Rosanna qui était la seconde plus âgée, après Massimo, répondit :
– Premièrement des sorcières de Treghia, beaucoup plus nombreuses qu’eux et ensuite de Malissia, qui faisait un peu peur à tout le monde chez les vampires. Durant le ministère de Lunos, les vampires des catacombes ont toujours craint les sorcières de Treghia. Après que Piroggio, le dragon, a brûlé le village et décimé le peuple des sorcières, ils ont essayé de pointer les crocs hors de leurs cachettes, mais ils sont tombés sur Frasca et ont déguerpi sur le champs. La Sorcière Blanche a joué le rôle gardienne pendant le ministère de ce trouillard de Lunos. D’après ma mère, c’est vraiment ton apparition dans la Vallée, puis ta disparition qui les a motivés à sortir. De plus, ils sont plus nombreux vu que comme chez nous, ils se sont reproduits entre vampires.
Massimo nuança :
– Nous avons toujours cherché à ne pas contourner cette loi. La plupart de nos jeunes vampires sont des enfants de mortels, comme moi, comme Vittoria ou Niccolò. Nous avons préféré, de façon générale, préserver la santé de nos enfants plutôt que de leur faire subir les effets de la consanguinité au nom d’un orgueil nous désignant comme trop supérieurs aux mortels. Il aurait été bon pour moi que cette remise en question eut lieu plus tôt, cependant je ne pouvais pas déclarer après des années d’anonymat être le fils de Pietro. Toutefois, certains vampires répugnant à sortir, ou trop effrayés à l’idée de se retrouver face aux hommes de Giacco ou à Frasca, ont bel et bien contourné cette loi.
Alberto, qui s’était rassis sur sa chaise au coin de la pièce, commenta :
– Je pars deux, trois siècles et c’est le foutoir. Comment j’ai fait pour vous diriger pendant tout ce temps sans me rendre compte que plus de la moitié d’entre vous étaient des crétins ?
– Vous en étiez conscient, Alberto, dit Massimo, la preuve, vous passiez votre temps à vous plaindre que nous étions un peuple incapable de se diriger tout seul.
– Ces derniers jours me démontrent que j’avais bien raison, pauvre bougre que je suis, même une cheffe aussi talentueuse que Lino n’a rien pu faire de vous.
Jester recadra la discussion :
– Dans les raisons de se cacher, il y en a une qui est toujours là et qui meurt d’envie de massacrer des vampires. De plus, Alberto est de retour, nous avons une jeune femme aux pouvoirs draconiques de notre côté et je leur ai montré assez récemment que je pouvais être violent. Je vous ai choisis tous les cinq parce que vous désirez le bien des vampires et parce que vous semblez prêts à mourir pour notre cause, celle de Lino. J’ai réfléchi aux erreurs de mon ancêtre et la solution est toute trouvée. J’attends juste du matériel. Nos vampires ne seront pas prêts pour l’assaut sur les catacombes, encore moins pour une attaque quasiment frontale et désorganisée comme celle de 1726 menée par nos prédécesseurs. Cependant, vous, vous êtes des combattants, Niccolò, bien que tu sois plus un orateur qu’un soldat, je suis sûr que tu apprendras vite, Vittoria, notre juriste également. Valeria est une mage et s’est déjà battue. Rosanna et Massimo, vous êtes nos doyens, vous avez donc été formés par des vétérans et par des chefs de clan alors que les loyalistes n’avaient pas encore perdu espoir de gagner cette guerre. Mon plan est simple et ne requiert que nous, ainsi que la participation de nos alliés. Les catacombes ont trois entrées accessibles sans trop de danger : celle se trouvant à Capriggio, et je ne parle pas du Caveau d’Oscuro, celle de Spadina et celle se trouvant au dernier sous-sol de notre Fort. Dans ma tête, une fois que nous aurons les plans des catacombes, ce sera dans la poche. Les vampires ne sont pas des militaires comme les sorcières ou les elfes, nous sommes des assassins, nous agissons mieux dans l’ombre et le silence. L’objectif n’est pas de tuer tous les vampires, mais de faire chuter leurs chefs, nous allons donc les assassiner. Il y aura sûrement dans leurs rangs des dommages collatéraux, vu que je doute que nous puissions les approcher aussi simplement que ça. On commencera par une mission de repérage et de préparation, que je mènerai avec des volontaires, où je poserai des pièges à travers les catacombes. Le but sera d’y amener les hommes de Giacco en cas de problème. Ensuite, le jour J, Frasca, connue pour sa violence, entrera par l’un des accès, celui de Spadina. Quand l’alarme sonnera, nous, les chefs de clans, entrerons pour prendre les vampires à revers. Une fois le combat engagé et si nous ne parvenons pas à assassiner proprement les quatre enflures qui dirigent nos ennemis, ce sera au tour d’Alberto, de nos vétérans, de Shadow et des vampires ayant envie de se battre de foncer dans le tas, sans oublier que les Nottebella se soulèveront sûrement. À la différence du massacre de 1726, le combat aura été polarisé à un endroit par l’arrivée de Frasca et ne sera pas éparpillé à travers les souterrains. De plus, vu la force de frappe que représente celle que vous appelez la Tueuse, elle fera le ménage et nous arriverons dans leur dos en cherchant à isoler les chefs de clan qui ne seront plus qu’au nombre de quatre, comme je l’ai dit précédemment, Humberto et Federico étant morts et Wanda de notre côté.
Alberto applaudit :
– C’est un plan génial : Frasca fonçant droit vers la mort comme une kamikaze, vous, risquant de vous perdre dans le Labyrinthe à la recherche du lieu où Frasca a stoppé sa progression et, dans le cas où vous ne vous perdez pas, vous n’êtes même pas sûrs que les chefs de clan seront là. Autre petit détail, mais pas des moindres : comment allez-vous vous coordonner ?
« Je pars deux, trois siècles et c’est le foutoir. Comment j’ai fait pour vous diriger pendant tout ce temps sans me rendre compte que plus de la moitié d’entre vous étaient des crétins ? »
Sid sourit :
– Ma sœur m’apporte ce week-end toute la technologie que j’ai perfectionnée pendant cinq ans. Nous serons tous en communication radio et munis de GPS au poignet indiquant où se trouvent les autres. Ce plan va prendre du temps à se mettre en place et nous le peaufinerons une fois que nous aurons la carte des lieux, il faudra que Valeria ait fini son traitement, que nous cartographiions les catacombes, que vous appreniez à vous battre. Il y aura aussi un poste de contrôle ici au Fort, pour coordonner l’assaut. En attendant, nous, les membres du Peuple de la Nuit, continuerons à garder un œil sur la Vallée.
Alberto haussa les épaules :
– Faute de mieux, allons-y comme ça.
Les autres chefs de clan approuvèrent. La séance était levée. Les jours suivants, Sid n’eut pas de nouvelles de Valeria. Il restait à Fort Cuoresanguinoso pour superviser les rôles de chacun, se permettant quelques patrouilles dans la Vallée en Arlecchina, et une fois de temps en temps, la mise à sac d’une planque vampire où se trouvait des fidèles de Giacco. Le Fort auparavant trop vide s’animait. Un vieux Lunascura s’était approprié la cuisine et avait pris sous son aile quelques jeunes vampires ne sachant pas comment occuper leurs journées. Maria Maninere et Alfonso Luzzianese, deux des rares vétérans à avoir suivi Sid, formaient, avec Alberto, les plus jeunes au combat. Tous se réjouissaient d’avoir enfin des ressources pour appliquer leurs talents, y compris les quelques artisans, qu’ils soient vignerons, tanneurs ou couturiers. Les repas avaient lieu dans la salle de banquet, bien que certains préféraient s’isoler pour manger. La troupe crasseuse et affamée qui était entrée dans le Fort quelques jours plus tôt était désormais ragaillardie, d’une bien meilleure apparence. Ils avaient hissé la bannière du Conseil des Six sur la masure servant de couverture au Fort. Sid fut surpris en voyant les épées vampires faites par le forgeron et utilisées par les vétérans. Elles étaient courtes et pointues, comme de gros poignards. Un jour, Alfonso lui expliqua :
– Comme tu le sais, nous ne sommes pas des guerriers à proprement parler, mais des assassins. Là où une sorcière cherche à trancher, nous cherchons à planter. Une épée vampire peut être utilisée pour l’escrime traditionnelle, mais elle est plus efficace quand elle vise un point précis de l’adversaire et le transperce. C’est plus humain de tuer en une fois que de laisser l’ennemi se vider de son sang ou couvert de plaies, comme le font les sorcières. Les plus nobles possèdent de vraies épées à une main, comme Kustu ou Aauh, les deux seules lames draco-féeriques encore présentes dans notre peuple. Je crois que la petite Nosferi possède une épée sorcière et que Massimo a retrouvé la lame de son père depuis notre retour, mais ce n’était qu’une lame elfe. Une petite anecdote d’un vieux briscard : si tu vois un type avec une épée à deux mains dans la Vallée, méfie-toi, il a sûrement quelque chose à compenser. À ma connaissance, seul Oscuro se battait avec un espadon.
– Vous ne m’en voulez pas trop, comme les autres vétérans ? demanda Sid.
– T’en vouloir, petit ? Non ! Je trouve une seconde jeunesse ! Et je vois mes petits-enfants sourire et rire, vivre, pardi ! Leurs parents, mon fils aîné et sa femme, une mortelle qui a décidé de vivre avec nous, sont morts lors d’un éboulement dans la planque du Monte Gattino. Ma fille est décédée en accouchant de son troisième enfant. Ses conjoints, eux, ont subi le sort de tous les mortels. Pendant vingt ans, j’ai essayé d’être le meilleur grand-père possible, avec les moyens du bord. Je donnais quelques vestiges de l’âge d’or à Niccolò pour qu’il leur achète des cadeaux en ville. Mais là, je vois mes cinq descendants découvrir ce que c’est d’être des vampires : rire, boire, danser, manger à s’en faire exploser la panse ! J’étais dubitatif, comme les autres, je ne t’ai suivi que pour eux, pour ne pas les abandonner, craignant de ne devenir qu’un vieux débris inutile, que personne n’écoute. Mais tu m’as demandé d’apprendre à ces jeunes à utiliser une épée, de leur raconter les histoires que j’ai vécues dans ce fort. Quand Giacco sera tombé, je serai fier d’être un vampire affirmant avoir toujours été loyal aux Cuoresanguinoso et d’avoir vécu chaque âge d’or qu’ils nous ont fait vivre ! Les vieux rabougris qui ont préféré rester au Monte Gattino s’en mordraient les doigts s’ils voyaient ce que je vois.
– Être vampire, c’est manger, boire, danser et rire ? C’est loin de ce que m’ont raconté mes amis à la Croce Nera, constata Sid en souriant.
– Alberto ne t’en a peut-être pas parlé, il y a des priorités après tout. Mais sais-tu, petit, que notre peuple a plus de deux cents fêtes par année ? Toutes accompagnées d’un banquet et la moitié se célébrant avec un bal ? Bien sûr, le vieil Alberto en a inventé des absurdes, comme la commémoration de la première mise en bouteille d’un vin vampire, ou la fête où l’on célèbre sa nomination en tant qu’Alberto le Magnifique. Tiens, d’ailleurs, tu n’as pas encore de surnom, petit ?
– On me surnomme le Bouffon Noir, à cause de mon nom de Protettore, mais je n’ai pas un aussi gros ego que mon ancêtre. Comment surnommait-on Lino ?
– On la surnommait Lino le Juste, ou Lino, le Diplomate… Mais pour être honnête, je n’ai jamais approuvé cette notion de surnom. Ce sont les sorcières qui donnent des surnoms officiels à leur reine, comme une sorte de titre, vu qu’elles n’ont pas de maison familiale, comme les elfes, ou de clan, comme nous. Quand je suis né, il y a de cela quatre cents ans et des poussières, c’était Vallena la Froide qui dirigeait Treghia, ensuite ça a été Luciana la Voyante. Il y a ton machin magique qui sonne.
Sid regarda sa poche et vit que son portable sonnait, c’était Valeria.
– Sid, ta sœur est arrivée, et je suis prête. Je t’attends devant chez toi.