Chapitre 23

Sid entra dans une Croce Nera vide alors que le soleil disparaissait derrière le Monte Friccio. Camilo avait remis les tables et les chaises en place. Il était en train de passer un coup de serviette sur son bar quand Sid s’assit face au comptoir. Le barman dit :

– Pas mort ?

Sid répondit simplement :

– Pas mort.

Camilo lui tendit une chope et grogna :

– Ce bar a connu le sang, les morts pendant des siècles, entre règlements de comptes, les centaures ou les guerres, mais il a toujours rouvert dans les plus brefs délais. Je vais essayer d’oublier que j’ai essuyé, gratté pour enlever le moindre reste de cervelle et d’intestin de ce pauvre gamin.

– La guerre est une horreur, je suis désolé que tu aies eu à le découvrir ainsi.

– Ce n’est pas ta faute. C’est Giacco qui a fait ça, qui veut monter les gens contre toi. Si je t’en tenais responsable, il aurait gagné, ce connard. À ta santé, à celui qui a fait trembler le Val Nessona, qui a redonné vie à son peuple, qui a réussi à tenir tête à ce psychopathe et qui a redonné espoir aux nocturnes.

– Je n’ai pas redonné espoir à qui que ce soit. L’autre jour, je me suis plus couvert de ridicule qu’autre chose.

– Cela aurait été le cas si les actes n’avaient pas suivi les paroles. Les gens aiment la Croce Nera, ils sont venus m’aider à tout remettre en place, ils avaient juste peur vu les agissements de Giacco. Depuis l’autre soir, ils ne parlent que de toi. Ils ne pensaient pas que tu réagirais aussi vite et aussi fort. Les premières heures, les événements des catacombes sont arrivés ici tels qu’ils se sont déroulés, par Felicia et Frasca, ensuite il y a eu les rumeurs : certains sont persuadés que tu as tué Giacco, d’autres pensent que tu lui as tranché la jambe, enfin bon, tu connais les Nessoniens. Mais ta cote de popularité est remontée en flèche. Maintenant que l’on sait que tu es vivant, tu vas voir, le bar va à nouveau se remplir. Finis ta chope, il y en a exactement septante-huit pareilles qui t’attendent, toutes offertes par des personnes différentes, j’ai fait une liste. La première est pour…

Il sortit un bout de papier griffonné. Il parcourut la liste et dit :

– Frasca, la seconde est pour Shadow, puis après il y en aura d’autres. Bois !

« La guerre est une horreur, je suis désolé que tu aies eu à le découvrir ainsi »

 

 

Il colla le verre contre les lèvres de Sid et le força à boire une grande gorgée en riant. L’Ange Noir avala et rigola :

– Si je bois trop, je risque de me tromper de lit et de me coucher contre Valeria.

Camilo explosa de rire :

– Raison de plus pour boire toutes tes tournées ce soir. Salut, lança-t-il à Frasca entrant dans le bar, Jester boit la tournée que tu lui offres, il veut oublier qu’il est un héros.

– Je serai un héros quand Giacco sera mort, dit le Protettore.

La sorcière s’assit à côté de lui :

– Tu es déjà le héros, le champion des loyalistes, tu leur as rendu Fort Cuoresanguinoso, une vie saine et décente. Pour moi, tu as toujours été un héros, plus que je ne l’ai jamais été.

Elle commanda de la bière et posa son bouclier sur le comptoir. Sid remarqua que l’arrière de l’objet avait été poli, faisant disparaître les encoches qui l’avaient choqué auparavant.

– Nouvelle ère, nouveau départ, dit-elle en surprenant son regard. Bientôt les vampires ne seront plus du tout des ennemis, ce serait irrespectueux de garder ces souvenirs douloureux.

– J’espère au moins que ta mission de destruction t’a fait plaisir, fit Sid en terminant sa chope.

À peine eut-il posé le verre sur la table qu’il se remplit comme par magie, Camilo précisant :

– Celle de Shadow.

Frasca grimaça :

– Pas tant que ça. J’ai laissé la plupart de mes cibles à Shadow, je me contentais de passer derrière elle et d’allumer le feu.

– Je pensais que de la chasse aux vampires te comblerait.

– Non, Alberto m’a parlé de l’assaut à venir et de mon rôle. Je préfère démontrer mes talents lors d’une victoire décisive, pas sur de petites escarmouches, et Shadow avait besoin de s’entraîner.

« Pour moi, tu as toujours été un héros, plus que je ne l’ai jamais été »

 

Elle marqua un temps de silence avant de dire :

– Sid, il faut qu’on parle sérieusement.

– Je t’écoute, dit Sid.

– Je n’ai pas envie de te perdre, c’est pour cela que je te cache mon passé. Depuis notre dispute, ce n’est plus comme avant, ou plutôt tu n’es plus comme avant. Tu es distant avec moi, tu te fies à Shadow plutôt qu’à moi, ta meilleure amie. Je voudrais que les choses reviennent à la normale, comme Alberto et toi, alors qu’il te cache au moins autant de choses que moi.

Sid la regarda et répondit :

– Tu es toujours ma meilleure amie, ici. Mais voilà, je dirige un peuple en guerre, un peuple que tu détestes et qui, pour les plus vieux, te déteste également. Les choses vont revenir comme elles étaient, je te le promets. Mais avant, nous avons des choses sur lesquelles nous concentrer.

Le bar commença à se remplir, des elfes, Siria, Ophelia, des centaures, des nymphes, Giula, et même quelques exorcistes, emmenés par Carletta. Au fur et à mesure, les gens remarquant Sid accouraient pour le féliciter, pour lui faire une accolade. Depuis son retour, jamais Sidney n’avait vu le bar aussi peuplé. Carletta se présenta face à lui et devant ses hommes déclara :

– Je considère que tu as tenu parole et vengé mon frère. Giacco n’est pas encore pendu sur la place du village, mais ça ne saurait tarder. Je viens ici dans une volonté de pacifier nos rapports. La ligne de conduite fanatique de mon père, Zaretto ou d’autres commence à gêner. Certains d’entre nous se posent des questions sur un homme, violent et agressif, menaçant des innocents.

– Il était temps, grogna Frasca.

– Mon frère était un garçon gentil, intéressé par votre communauté. C’est en son nom et pour lui que je fais ça. La dernière fois qu’on s’était vu, on s’était disputé après la fusillade évitée à Saffro. Il… il est parti en direction de Spadina, espérant trouver votre Fort pour faire des excuses. Il s’est sûrement fait enlever à ce moment là. Je ne veux pas que le dernier souvenir de mon frère soit cette dispute, c’est pourquoi certains d’entre nous ont décidé de rejoindre la Garde Nessonienne.

Sid écarquilla les yeux :

– Toi dans la Garde Nessonienne ?

– Non, ceux qui m’ont accompagnée ce soir. Je reste dans l’Ordre pour éviter que mon père ne pose trop de problèmes.

Les exorcistes qui étaient avec Carletta se mirent en rang et, tour à tour, vinrent poser leurs armes sur le comptoir devant Sid. Ils n’étaient que sept, mais cette nouvelle ravirait Marco et Ettorio. La cheffe des exorcistes ajouta :

– Et je viens faire mes excuses pour avoir abusé des responsabilités que Felicia m’a données pendant ton absence. Bonne soirée.

Elle quitta le bar, après que le Protettore l’ait remercié. Sid donna le numéro d’Ettorio à un des exorcistes restants et regarda le bar reprendre vie petit à petit. Un centaure, attablé avec Garz, leva sa chope et cria d’une voix lourde et rocailleuse :

– À Jester ! Plus jamais je n’oserai me moquer de celui qui vient de casser une guibolle à Giacco !

« Je considère que tu as tenu parole et vengé mon frère. Giacco n’est pas encore pendu sur la place du village, mais ça ne saurait tarder »

 

Camilo répéta :

– Buvons en l’honneur de notre ex-Protettore au rabais ! À Jester !

Sid aurait voulu disparaître. Il avait souhaité ce moment toute sa vie, mais il se sentit gêné. Il avait fui devant Giacco et les gens voyaient cela comme une victoire. Un groupe de nymphes s’était installé près de lui, amas de gloussements aux vêtements bariolés et aux cheveux arc-en-ciel. Sid continua sa discussion avec Frasca, qu’il savait très croyante dans la tradition saffrese :

– Tu peux me parler de Wiggia ?

La sorcière haussa un de ses sourcils et répondit :

– La Mère des Sorcières ? L’Esprit de la Magie et de la Vie ? Pourquoi ? Alberto t’a encore raconté des conneries sur les Anges ? Enfin conneries, certains faits sont avérés, mais les esprits aussi.

– Non, je… je crois que je l’ai rencontrée et qu’elle m’a sauvé la vie.

Frasca hocha la tête :

– Les esprits existent. La preuve la plus flagrante est le nid du Phénix au sommet du Monte Fenicio où, deux ou trois fois par siècle, on peut apercevoir Fiane, l’esprit gardien du feu. J’ai eu entendu parler d’apparition de Grabi, Bero, Agari, ou même Rea, mais jamais de Wiggia. C’est plus une métaphore qu’un être dont l’existence est prouvée. À quoi ressemblait-elle ?

– À une femme en blanc, le visage voilé, les cheveux argentés. Giacco m’avait presque perforé la poitrine et il m’avait cassé le nez, elle n’a eu qu’à poser sa main sur mes blessures pour me soigner. Elle ne m’a pas dit qui elle était mais j’ai reconnu une épée angélique à sa taille. Alberto a supposé que c’était Wiggia.

« Buvons en l’honneur de notre ex-Protettore au rabais ! À Jester ! »

 

Frasca fronça des sourcils :

– Une épée angélique ? Si ça existait, comment saurais-tu à quoi ça ressemble ?

Sid se savait sur un terrain glissant. Selon Alberto, les idéologies spadinese et saffrese étaient compatibles, mais Frasca ne semblait jamais de cet avis quand le sujet arrivait sur la table. Il dit avec calme :

– J’en ai vu une dans un livre au Fort, celle de Conisciu. Ce sont de grandes épées à une main, plus larges que les épées draco-féeriques.

Frasca restait perplexe :

– Il y a une théorie qui dit que la Thanata des vampires serait notre Wiggia, ils la décrivent aussi vêtue de blanc. Le blanc est la couleur du juge ou du destin. Ma mère m’a assigné cette couleur, persuadée que je ferai de grandes choses.

– Mais cette inconnue disait être une amie de Thanata.

Frasca posa son verre lourdement sur la table :

– Elle t’a sauvé, elle n’a pas dit son nom, fin de l’histoire. On enquêtera sur elle plus tard. Je ne veux pas m’avancer sur ce sujet avec toi qui subis clairement l’influence d’Alberto. C’est peut-être une mage qui vit selon des préceptes New Age, ou une fée qui se serait perdue et qui ignore que son peuple a disparu.

Sid fit remarquer :

– Tu ne supporterais pas que la tradition spadinese soit une réalité, même si elle ne signifiait pas que la saffrese soit fausse. Les gens ont raison, tu ne supportes pas d’avoir tort.

Frasca haussa les épaules :

– Je suis comme ça.

– Franck, mon pote lausannois que tu as rencontré, est aussi de ce genre. Quand il parle, il ne laisse pas de place au doute, être sans réponse ou avoir tort le tuerait. C’est insupportable.

– Tu as l’air d’apprécier les gens comme ça, pourtant. Alberto est aussi sorti de ce moule, sauf que lui prétend tout savoir, tout connaître.

Sid approuva et prit la troisième chope que lui tendait Camilo avant de quitter le comptoir, il venait de voir Shadow arriver. Il s’approcha de la Protettrice et lui sourit :

– Beau travail !

La jeune femme lui tapa sur l’épaule :

– Dommage que tout le monde n’en ait que pour toi, pour changer.

Elle avait vraiment l’air amer, comme si cette vieille rancœur ressortait avec les événements passés. Elle alla vers le comptoir sans un regard pour Sidney. L’Ange Noir baissa les yeux, seul parmi les tables de la Croce Nera à nouveau pleines. Frasca et lui étaient en froid, et les honneurs de la frappe contre les vampires ravivaient l’aigreur de Shadow.

« Tu ne supporterais pas que la tradition spadinese soit une réalité, même si elle ne signifiait pas que la saffrese soit fausse. Les gens ont raison, tu ne supportes pas d’avoir tort »

 

Il sortit avec sa chope et se rendit au bord de la Capra pour boire seul, loin du tumulte et loin de ce qui lui rappelait que finalement la vie de héros, c’était être seul en étant entouré. Il regarda comme souvent les étoiles et se marmonna :

– Au moins, je sais que je suis capable de faire des trucs bien.

Il n’avait plus de téléphone pour savoir l’heure, il utilisa le VamPad qu’il avait accroché à son poignet pour vérifier les mises à jours sur la géographie des catacombes. Certains pièges devaient avoir été déclenchés par des vampires malchanceux. Cela faisait un ou deux vampires en moins pour l’assaut final. Il buvait tranquillement assis sur un rocher, bercé par le tumulte de la cascade voisine, le chant de la rivière. Il se rappela le chemin parcouru en deux mois, du jour de son retour à la Croce Nera, son dos contre un arbre, son épée d’argent jetée sur le sentier, ses retrouvailles avec Frasca. Il mesura les changements, qu’ils soient dans la communauté nocturne ou en lui-même. Les choses avaient évolué, tant d’événement auxquels l’Ange Noir n’auraient jamais pensé être confrontés s’étaient produits. S’il s’attendait à l’activité de Giacco, il n’avait jamais conçu un tel déferlement de violence. Le retour d’Alberto et son implication dans la vie de Jester, la prise de pouvoir du jeune homme chez les loyalistes, les tensions avec Frasca, l’ouverture de Fort Cuoresanguinoso, rien n’avait laissé présager ces événements alors que Sid se tenait ici, sur les rives de la Capra, avec Frasca, au début du mois de juillet. Le Lausannois dépressif se reposant sur l’épaule de la Sorcière Blanche, peu sûr de lui, était devenu le chef du Conseil des Six et avait fait subir un revers cinglant à Giacco Cuoresanguinoso, le vampire qui l’effrayait tant à son retour. Et pourtant, cette nuit, Sid avait l’impression d’avoir remonté le temps, Felicia était à nouveau aigrie par le manque de considération dont elle était victime, comme au retour de Sid, la Croce Nera était à nouveau bruyante et chantante comme avant son départ, les loyalistes faisaient la guerre aux traîtres de Giacco, reprenant le combat deux siècles après l’avoir abandonné, Alberto Cuoresanguinoso avait fait son grand retour. Où en était la Vallée ? Faisait-elle marche arrière ou une nouvelle époque s’annonçait-elle ? Sid avait-il une influence sur ce qu’il se passait ? Pouvait-il orienter le Val Nessona et ses habitants vers un nouvel âge d’or ? Il regarda son reflet dans l’eau, déformé par le courant. De quel droit pouvait-il prétendre instaurer une nouvelle ère pour la Vallée ? Pour les vampires, il n’était pas le seul décisionnaire, et il ne comptait pas les guider vers des temps meilleurs, mais les intégrer au système actuel. S’il cherchait à diriger le Val Nessona et ses nombreux peuples, d’autres lui assureraient-ils que ce qu’il considérait comme juste ne serait pas une injustice pour quelqu’un ? Non, il n’était pas un leader, un réformateur, et il ne voulait pas l’être. Le temps agirait, rien ne servait de faire des plans ou de spéculer sur le futur, tout ce que savait Sid, c’est qu’il ferait son possible pour que chacun puisse vivre au mieux avec l’avenir qui s’annonçait. Il finit sa chope et retourna à la Croce Nera pour la rendre à Camilo. Le bar semblait deux fois plus plein qu’au moment où le Protettore s’était éclipsé. Il se fraya un chemin à travers les clients, et posa son verre vide sur le comptoir. Les nymphes présentes autour du bar gloussèrent :

– Maintenant que la sorcière n’est plus là, on peut passer du temps avec toi. Merci de nous avoir permis de revenir ici.

Sid marmonna :

– Vous en aviez toujours la possibilité, mais vous étiez trop froussardes pour sortir et vous exposer sous le nez de Giacco.

– Oh, il est tellement adorable quand il est sarcastique, s’exclama avec entrain une grande nymphe aux cheveux roses et aux vêtements rayés d’orange et de bleu.

Camilo tapa sur l’épaule de Sid en lui mettant une nouvelle chope dans les mains :

– Avoue que tes groupies t’avaient manqué.

Sid avala une gorgée :

– Au moins maintenant, je sais pourquoi j’ai des groupies. Je ne comprends pas comment je faisais pour ne pas me brûler les yeux avec toutes ses couleurs mal assorties quand j’avais dix-huit ans.

Les nymphes s’agitèrent :

– C’est de toi qu’il parle, disait l’une.

– Non, c’est de toi, tu t’habilles comme un sac à ordures, Kinga !

Elles commencèrent à se crêper le chignon, laissant ainsi Sid avec Camilo. Il était fort probable qu’elles oublient la raison de leur dispute, mais elles ne semblaient plus porter la moindre attention au Protettore. Sid dit à Camilo :

– Je ne sais pas ce qui m’attirait chez elles.

– Pas grand chose, tu étais un jeune homme en besoin d’affection, pas d’une relation sérieuse. Sinon tu serais avec Felicia depuis des années, vous auriez rompu, vous vous seriez remis ensemble, puis vous auriez à nouveau rompu, et ensuite…

– J’ai compris la chanson, Camilo. Pour moi, à l’époque, tout me semblait si simple. Même si certains me traitaient de mauviette ou de faible, je restais l’Ange Noir, j’étais dans mon monde, j’avais le droit au respect dû à mon rang. Aujourd’hui, je mérite enfin ce respect pour certains, mais rien n’est simple, je sais que derrière une bonne nouvelle peut se cacher d’autres problèmes.

« Oh, il est tellement adorable quand il est sarcastique »

 

Camilo rota et lui remit une chope pleine dans la main :

– Pense moins, bois plus !

Sid laissa la chope sur le comptoir et rentra chez lui. En arrivant, il fit signe à l’Ancien qu’il prenait le relais pour surveiller Valeria. Il alla voir dans la chambre où la mage était logée et la vit dormir tranquillement. Sid prit le temps de relater les derniers événements dans son journal.

Les jours passèrent et Jester voyait Valeria aller mieux quand il rentrait de ses allées et venues entre la Croce Nera et le Fort. Les nocturnes sûrs de la victoire des loyalistes sur Giacco commençaient à planifier la Fête des Peuples Perdus. Les vampires veillaient sur les VamPad s’assurant des pièges encore en place et des itinéraires à suivre pour attaquer. Mais au Fort, certains Lunascura avaient déjà manifesté leur agacement à être placés sous les ordres d’Alberto et de ne pas avoir de chef. Au point qu’un jour, une petite émeute éclata, une petite dizaine de Lunascura s’en prirent aux membres du Conseil des Six réunis dans leur salle de réunion. C’était ceux qu’Alberto avait déjà désigné comme désireux de se voir attribuer la broche du chef de clan. Sid calma tout le monde avant qu’il n’y ait une effusion de sang et proposa d’entendre les Lunascura concernés. Un homme visiblement assez mûr, sans pour autant paraître plus vieux qu’Alberto, se fit le porte-parole de ses pairs :

– Mon nom est Porpino Lunascura. Je suis le plus âgé des Lunascura présents dans le fort, j’ai deux-cent huit ans.

Sid coupa :

– Ton âge n’a aucune importance ici. Vittoria et moi-même sommes plus jeunes que la plupart des vampires et pourtant nous sommes chefs de clan.

Un Lunascura lança à Porpino :

– Ouais, n’en profite pas pour te faire mousser !

Sid nota :

– Je pensais que c’était Corro, le cuisinier, le plus âgé de votre clan.

– C’est mon frère cadet, de trois ans, mais le temps a eu plus de marque sur lui.

Alberto fit remarquer :

– Dans la Vallée, l’âge visible est souvent preuve de maturité et d’expérience. Ton frère est donc plus responsable que toi, en théorie.

– Il aime cuisiner et c’est son seul intérêt dans la vie, réjouir les palais de ses semblables. Il est peu intéressé par la renommée et les honneurs, fit Porpino.

– Alors que toi et les autres, vous avouez être en quête de gloire et de pouvoir, siffla Rosanna.

– Qui peut nous en blâmer ?

C’était une jeune Lunascura aux cheveux coupés très courts, Sid aurait cru qu’il s’agissait d’un jeune homme s’il n’avait pas entendu sa voix. Quand Lino se travestissait, elle ressemblait peut-être à ça.

– Nous voulons siéger au Conseil. Notre clan n’a pas voix au chapitre vu que c’est Alberto qui le représente, nous venons réclamer ce qui nous est légitimement dû.

Niccolò prit la parole :

– La situation des Lunascura n’est que temporaire, on vous l’a déjà dit. Le manque d’expérience et de figure d’autorité dans votre clan en font un cas spécial qui a toute notre attention.

– Non mais regardez-le, s’écria un Lunascura balafré, Niccolò le défenseur des sangs non-nobles commence à parler comme les snobs qui l’accompagnent.

« Dans la Vallée, l’âge visible est souvent preuve de maturité et d’expérience »

 

– D’où aurait-on besoin d’une figure d’autorité ? Vittoria n’est pas une cheffe en puissance et pourtant elle siège au Conseil, ajouta une autre membre des Lunascura.

Sid temporisa :

– Vittoria est membre du Conseil car elle fut la première à me rejoindre, et figure d’autorité ne signifie pas grande gueule.

Alberto ajouta :

– Passer des journées aux cachots ne suffit donc pas à vous calmer, bande de vautours, je vous ai dit qu’à la prochaine ânerie de ce genre je vous faisais exécuter.

Jester répliqua :

– On a besoin d’eux, l’époque où on menace pour obtenir le calme est révolue. On s’assoit et on discute calmement. Si les Lunascura sont décidés à nous poser des problèmes, peut-être devrions nous les mettre en ligne de front, avec Frasca, lors de l’assaut des catacombes. Ainsi ils pourront nous démontrer leur loyauté et leur désir de servir, que dis-je, de se sacrifier pour notre peuple. Votons. Qui est pour cette motion ?

Les quatre autres chefs de clan levèrent la main avec un sourire mauvais. Les Lunascura ne semblaient plus aussi sûrs de leur démarche. Sid posa ses yeux sur les prétendants au titre de chef de clan, il demanda :

– Alors qui parmi vous serait le meilleur chef de clan ?

Il y eut une explosion de piaillements, tous voulaient parler plus fort les uns que les autres. Après avoir tenté de répondre à Sid, les Lunascura se retournèrent les uns contre les autres. Alberto souffla à l’oreille de Jester :

– Superbe !

– Je sais. Tu vois, quand une dizaine de personnes s’unissent pour un poste, mais qu’il n’y a qu’un siège à pourvoir, tu peux être sûr qu’ils ont tous prévu de s’y asseoir, mais oublié que les autres ont eu la même idée.

Niccolò remarqua :

– On m’a dit que Lino avait fait la même chose, un jour où des contestataires ne voulaient plus d’elle comme cheffe de la communauté nocturne.

Alberto sourit :

– Ah oui, la fameuse révolte centaure de 1622. Les centaures pensaient pouvoir devenir le nouveau peuple dominant dans la Vallée, mais les différentes communautés de centaures ne s’étaient pas mises d’accord sur laquelle allait s’élever au-dessus de la foule. On en riait beaucoup à l’époque.

C’est alors que certains Lunascura sortirent leurs armes et s’attaquèrent à leurs semblables. Le Conseil tenta de les séparer avant qu’il n’y ait le moindre blessé. C’était un désordre sans précédent, rappelant à Sidney les loyalistes incapables de parler sans se couper la parole, mais avec l’horreur des armes pouvant décimer un clan déjà peu nombreux.

« Alors qui parmi vous serait le meilleur chef de clan ? »

 

C’est alors que la porte de la salle du Conseil s’ouvrit à la volée. Une vampire au manteau neuf, arborant déjà la broche de cheffe de clan, portant un bandana, entra dans la pièce et lança un regard dur aux Lunascura. Elle dit avec autorité :

– J’ai géré des mages, des adolescents faisant mumuse avec la Magie des Grimoires, je sais comment m’occuper des têtes dures comme les vôtres. Lunascura, en rang !

Valeria dut d’abord faire face à de la désapprobation. Elle dessina un cercle magique dans l’air et frappa dedans. Ce fut comme si une femme se mettait à hurler à en vriller les tympans. Valeria répéta :

– J’ai dit : en rang !

Les Lunascura s’exécutèrent. La nouvelle vampire se présenta :

– Je suis Valeria Lunascura, votre nouvelle cheffe. Notre clan va devenir un clan de mages, et vous allez tous m’aider à en redorer le blason. Si il y en a qui ont quelque chose à dire, c’est le moment.

Les Lunascura hochèrent la tête, effrayés. Valeria leur lança :

– Vous avez fait assez de tumulte pour aujourd’hui, dégagez !

Les mutins prirent leurs jambes à leur cou sans demander leur reste, laissant le Conseil des Six se réunir pour la première fois au grand complet.

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