Le Lac aux Mouettes
adapté d’un conte des États-Unis
Le Magicien était assis à une table de l’auberge de Mosouké, un marchand qu’il avait rencontré quelques années plus tôt. Il était assis avec le propriétaire des lieux, la femme et les enfants de celui-ci, ainsi qu’avec Youkitchi, le meilleur ami de Mosouké, que le vagabond avait également rencontré lors de son dernier périple au Japon. Comme souvent, l’enchanteur racontait ses aventures devant un bon repas. Étincelle était également présent, couvert de poissons par la femme de Mosouké. Le Magicien parla d’un pays de l’autre côté de la mer, une terre de pionniers et de colons.
« Je me joignis à une de ces caravanes ayant pour but d’établir des colonies au centre des terres. J’étais poussé par la curiosité de découvrir de nouveaux paysages, mais également par le souhait de m’assurer que les colons que j’accompagnais ne nuiraient pas aux natifs de la région. Car j’avais entendu parler de pionniers manquant de respect aux autochtones. Je m’étais installé à l’arrière d’un chariot couvert, Étincelle était lové dans mon baluchon. Nous avançâmes dans les terres à travers d’immenses forêts de pins, au pied de superbes montagnes, sur des sentiers sauvages.
Le voyage fut long et rude. Il dura des mois, où nous perdîmes plusieurs de nos compagnons de route, à cause du froid, de la fatigue ou de la maladie. J’officiais en tant que médecin, mes connaissances en guérison ayant convaincu les pionniers de me garder avec eux et de me nommer à ce poste. Malheureusement, je ne pouvais pas toujours sauver les mourants, malgré mes talents de guérisseur. »
Mosouké s’exclama :
– Vous êtes donc docteur ? Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous nous avez caché ceci. Vous auriez pu soigner Youkitchi de sa frivolité, ajouta-t-il en riant.
L’intéressé répondit :
– Depuis que tu as ouvert ton auberge, tu es au moins aussi jovial et rigolard que moi !
Tous rirent de bon coeur. Le Magicien répondit :
– Bien sûr que je ne suis pas médecin, mais je connais quelques trucs. Il fallait que j’aie une utilité dans la caravane, sinon ils n’auraient pas accepté une bouche de plus à nourrir. Je suis conteur errant, je vous l’ai déjà dit quand nous nous rendions à Kyoto, il y a des années.
Le sorcier reprit le cours de son histoire :
« Alors que l’hiver nous menaçait, nous arrivâmes dans une plaine de sable blanc où se trouvait un grand lac, alimenté par les ruisseaux dévalant les pentes glacées des montagnes cernant la plaine. Certains colons décidèrent qu’il s’agissait de l’endroit idéal pour établir un village, d’autres voulurent poursuivre la route. J’avertis ces derniers des risques de l’hiver, mais ils ne voulurent rien entendre. Je préférai rester avec ceux qui s’installèrent sur le bord du lac, car, pour être honnête, je n’ai jamais aimé que l’on ne prenne pas mes avertissements au sérieux, et je suis très susceptible. Nous fondâmes un petit village. Les mois passèrent et notre colonie se développa. Je crois que jamais, depuis que je suis sur les routes, je n’ai passé autant de temps au même endroit. Les enfants de la communauté venaient écouter mes histoires au tour d’un feu, leurs parents me demandaient conseil pour la vie du village. Je ne voyais pas le temps passer.
Le printemps arriva. Les champs se dorèrent de blé et de maïs. Nous étions satisfaits de notre petite colonie. Cependant, secrètement, je me préparais à quitter le village. Je suis fait pour une vie de nomade. Une nuit, je décidai de disparaître. J’étais confiant pour la colonie. Les champs étaient fertiles, les forêts alentour regorgeaient de gibier et les habitants du village étaient des gens bons et travailleurs.
Je m’en allais en longeant le lac, Étincelle sur mes talons. Le soleil pointait le bout de son nez quand j’entendis des cris en provenance du village. Un gros nuage noir enveloppait les champs de blé et de maïs : des sauterelles !
Je vis alors une importante colonie de mouettes à l’autre bout du lac. J’accourus vers les oiseaux. J’ai la capacité de pouvoir communiquer avec les oiseaux de toutes espèces. Je leur dis qu’un festin de sauterelles les attendait au village. Il n’en fallait pas plus pour que les mouettes s’envolent en direction de la colonie. J’entendis les pionniers crier de plus belle :
– Malheur ! Le peu de choses que les sauterelles vont nous laisser, les oiseaux vont le manger !
Mais ces cris furent vite remplacés par des hourras. Je pus entendre :
– Les mouettes mangent les sauterelles, c’est un miracle.
Je souris, satisfait. Je pus voir un petit garçon me faire un signe de la main. Il m’avait sûrement vu parler aux mouettes. Il criait à s’en déchirer les poumons :
– Au revoir, Docteur Wizbo ! Au revoir, Spark ! Merci pour tout !
Je dois vous avouer qu’il fut difficile pour moi de ne pas verser une larme en voyant le garçon rejoint par le reste de la colonie pour me souhaiter bonne route avec de grands gestes. Je repris donc la route vers de nouveaux paysages et de nouvelles histoires à découvrir. »
Youkitchi remarqua :
– Wizbo est un nom étrange.
Le Magicien rigola :
– Ce n’est bien évidemment pas mon nom, c’est la manière dont les colons m’appelaient. On me surnomme le Magicien. Mon nom personne ne le connaît, sauf Étincelle et moi, à ma connaissance.
La femme de Mosouké dit :
– Ce doit être déprimant parfois de passer sa vie sur les routes sans lieu d’attache, sans compagnons.
Le Magicien leva les yeux vers elle
– Je ne suis jamais seul. J’ai mon chat, et des compagnons de route d’antan qui sont prêts à m’ouvrir leur porte si j’en ai besoin.
Youkitchi nota :
– Vous n’avez donc pas eu de vie avant d’être conteur ? Des parents, un village natal et des souvenirs d’enfance ?
Le sorcier soupira :
– Mon passé est l’histoire, la seule, que je garde pour moi. Malgré les siècles et les aventures, les émotions sont toujours vives. Sur ce, je vais aller me coucher, une longue route est derrière moi, mais une encore plus longue se trouve devant mes yeux et il me faut être en forme pour la parcourir !
Il monta dans sa chambre et alla dormir avec son chat, ignorant où sa route le mènerait et quelles histoires il allait raconter.