La Fille spirituelle du Pauvre homme

adapté d’un conte grec

En Grèce vivait un vieil homme très pauvre qui, pour subvenir aux besoins de sa fille unique, déjà adulte, vendait un peu de bois et de paille au marché local. Un jour, alors qu’il se démenait à trouver des clients, ce pauvre homme assista à un étrange spectacle sur le port : le roi était debout sur un bateau, tendant une bourse qui semblait remplie d’or. Il hélait la foule :

– Celui qui parviendra à répondre à mes énigmes gagnera l’or !

Le vieux se faufila dans la foule. Malheureusement les énigmes du roi étaient d’une telle difficulté que personne ne parvint à lui donner les bonnes réponses. Le pauvre homme baissa les yeux et tourna les questions dans tous les sens, mais il n’arrivait pas à trouver de solution possible. Il quitta l’assemblée, triste de ne pas avoir l’esprit assez vif pour gagner cet or dont il avait cruellement besoin.

Quand il arriva chez lui, sa fille l’accueillit en le prenant dans ses bras. Remarquant la mine déconfite de son père, la jeune femme demanda :

– Que se passe-t-il ? Pourquoi tes yeux semblent gonflés de tristesse ?

Le vieil homme lui raconta la scène dont il fut témoin au port. La jeune fille était très maligne, elle demanda :

– Peux-tu me dire quelles étaient les énigmes ?

L’homme s’assit. Il mit une main sur l’épaule de sa fille, mais lui déclara que même pour une jeune femme aussi intelligente qu’elle, les énigmes du roi étaient tout bonnement impossibles à résoudre. Elle insista, répétant qu’aucun problème ne pouvait avoir de solution.

Tout comme chaque serrure avait sa clé, les énigmes du roi avaient sûrement leurs réponses. Finalement, son père lui rapporta les questions posées par le monarque. Il énonça la première :

– Qui embrasse le monde entier, mais ne rencontre personne lui ressemblant ?

Le jeune femme s’exclama :

– C’est évident, pourtant ! C’est le soleil ! Dans sa course où il embrasse le monde de sa lumière, il ne rencontre aucun semblable !

Le père sourit tendrement à sa fille. Il la savait plus sage et réfléchie que la plupart des filles de son âge, mais elle ne cessait de le surprendre par sa vivacité d’esprit. Il lui soumit la seconde énigme :

-Qui est celle qui nourrit ses petits enfants et dévore les grands ?

Encore une fois, la fille du pauvre connaissait la réponse. Elle fut même surprise que personne au port n’ait trouvé la clé pour résoudre ce problème. La jeune femme expliqua à son père qu’il s’agissait de la mer, car elle nourrit certaines petites rivières et dévore les fleuves quand ceux-ci se jettent dedans. Le regard triste de son père se changea petit à petit en un sourire plein de fierté d’avoir une fille aussi vive d’esprit. Il lui rapporta la troisième énigme, croisant les doigts pour qu’elle ait également réponse à celle-ci :

– Quel arbre est à moitié blanc et à moitié noir ?

Sa fille posa ses mains sur ses hanches :

– Père, celle-ci est peut-être la plus simple des trois. Il s’agit de l’année. Elle est à moitié blanche, car à moitié composée de journées éclairées par le soleil et à moitié noire, car plongée dans l’obscurité quand la nuit tombe. Maintenant retourne au port et va donner les réponses au roi.

Le vieil homme s’exécuta. Il répondit aux énigmes du monarque et comme promis, celui-ci lui offrit l’or. Alors que le vieillard tournait le dos pour rentrer chez lui, les bras chargés de bourses pleines de petites pièces, le roi l’interpela :

– Comment as-tu trouvé mes réponses ? Je t’ai aperçu dans la foule, ce matin. Tu semblais aussi désorienté que les autres. Tu disparais une heure ou deux et tu reviens avec la solution de mes trois énigmes.

Le vieux répondit sans honte :

– C’est ma fille. Ce doit être la jeune femme la plus intelligente et spirituelle du royaume.

Le roi se passa la main sur le menton, souriant au vieil homme. Il était curieux et aimait les défis. Il déclara :

– Si ta fille est aussi vive d’esprit que tu le prétends, amène-la ici !

Il désigna un rocher posé non loin de là et dit solennellement :

– Je veux que ta fille tue ce caillou ! Je veux voir son sang couler !

L’assemblée éclata de rire tant la demande royale était ridicule. Quelques instants plus tard, la fille du pauvre homme apparut à la foule, un couteau à la main. Elle s’avança vers le roi et dit :

– Je vais tuer ce rocher, je le ferai même saigner. Mais avant cela, il faut que tu lui donnes une âme, car seul ce qui possède une âme est capable de verser du sang.

Désarmé par la réponse de la jeune fille, le seigneur dut se rendre à l’évidence :

– Tu es sûrement la jeune femme la plus intelligente de mon royaume.

En plus d’être très maligne, la fille du pauvre homme était très belle.

– Je souhaiterais faire de toi mon épouse, continua le roi, si tu l’acceptes.

Le roi était jeune et avait beaucoup de charme. La jeune femme fut comblée par la demande du monarque. Elle accepta. Cependant, le seigneur posa des conditions :

– D’ici trois jours, tu viendras à mon palais. Mais tu devras arriver en chevauchant et sans chevaucher, tu devras m’apporter un cadeau que je ne recevrai pas, et la foule qui sera réunie en l’honneur de nos noces devra t’accueillir sans t’accueillir.

La jeune femme accepta les conditions.

Une fois rentrée chez elle avec son père, elle lui dit :

– Il faut que nous attrapions trois lièvres et deux pigeons. J’ai également besoin d’une chèvre.

Le matin du mariage venu, la jeune femme monta sur le dos de la chèvre. L’animal était si bas que la fille était tantôt assise dessus, tantôt debout marchant avec la chèvre entre les jambes. Elle donna les lièvres à son père et lui dit de les relâcher quand elle arriverait en vue du palais. La jeune femme prit les pigeons dans les poches de sa robe. Elle alla donc sur le dos de la chèvre, parfois chevauchant l’animal, parfois posant les pieds par terre. Quand son père, qui l’attendait déjà au palais, la vit arriver au loin, il laissa les lièvres sortir du sac où il les avait mis. Envoyant les animaux gambader dans la foule, l’assemblée de dignitaires et de courtisans se dispersa pour les attraper. Dans le désordre que les lièvres avaient provoqué, la fille s’approcha du roi et lui tendit les pigeons, qui s’envolèrent dès qu’elle voulut les offrir à l’homme qu’elle allait épouser. Ainsi, elle était arrivée au palais sans chevaucher, mais en chevauchant quand même, elle avait offert au roi un présent que celui-ci n’avait pas reçu et la foule l’accueillit sans vraiment l’accueillir. Le roi fut ravi :

– Tu seras ma reine ! Une femme vive d’esprit est plus précieuse qu’une femme de naissance noble.

Le soir venu, les deux jeunes mariés discutèrent. Le roi fit promettre quelque chose à la fille du pauvre homme :

– Tu ne te mêleras pas des affaires d’état. Je tiens à gouverner par moi-même.

Ils vécurent heureux de longues années. Mais un jour, le roi eut un accident. Lors d’une promenade, un cheval fou profita du sommeil de ses propriétaires, se prélassant sous un olivier, pour s’échapper et heurter de plein fouet le destrier du roi, le tuant sur le coup. Dans une colère noire, le seigneur fit arrêter les paysans ayant négligé la surveillance du cheval enragé et ordonna qu’on les exécute. Les femmes des fermiers vinrent voir la fille du pauvre homme qui leur expliqua comment sauver leurs maris.

Le roi était insomniaque et avait besoin d’une solution soporifique pour dormir. Volontairement, la reine ne lui donna pas le soporifique, mais un simple bol d’eau. Le roi ne parvint pas à dormir et entendit sous sa fenêtre les cris des femmes des fermiers qu’il avait condamnés :

– Un monstre marin est venu nous dévorer ! Aide-nous, noble roi ! Nous prierons les dieux qu’une vie longue et heureuse te soit accordée !

Le roi alla à la fenêtre et répondit aux femmes :

– Malheureusement, bien que je sois roi, je ne suis qu’un homme. Je ne peux vous sauver du monstre marin.

Les épouses des paysans pleurèrent de plus belle :

– Tu ne peux nous sauver, malgré le fait que tu sois roi. Mais tu veux faire tuer nos maris parce qu’ils n’ont pas pu empêcher un cheval d’en tuer un autre.

Le roi dut se rendre à l’évidence. Ces femmes avaient raison. Il descendit et leur rendit leurs maris. Il regarda la mer et constata qu’il n’y avait aucun monstre marin. Il reconnut la ruse de son épouse.

Le lendemain, vexé que sa femme se soit mêlée des affaires de l’état, il lui dit :

– Je vais prendre mon soporifique, pour rattraper le sommeil perdu. Tu peux prendre ce qui t’est le plus cher et le plus précieux dans ce palais, mais quand je me réveillerai, tu devras être partie.

– Bien volontiers, mon cher époux, dit la reine.

Une fois que le roi se fut endormi, la fille du pauvre homme l’emballa dans sa couverture. Elle donna le baluchon ainsi formé à un serviteur :

– Amène ceci à la maison de mon père. Mais fais attention, il est rempli de porcelaine.

Quelques heures plus tard, le roi se réveilla chez le pauvre homme. Ne reconnaissant pas sa chambre, il paniqua. Une paire de bras fins et doux le rassura. La reine avait attendu qu’il se réveille pour se manifester. Elle lui dit :

– Tu m’as autorisée à prendre ce qu’il y avait de plus cher et précieux pour moi dans ton palais. J’ai donc pris mon cher mari, car rien n’est plus précieux que toi à mes yeux.

Le roi fut attendri par le choix de son épouse. Il la prit par la main et la ramena au palais où ils purent vivre heureux encore de longues années.