Les Oubliés

Japon, nord de l’île principale, préfecture d’Aomori

Le nord du Japon est connu pour ses hivers rigoureux. Les étés, en revanche, sont doux, en particulier à l’ombre des arbres qui recouvrent pour beaucoup la préfecture d’Aomori, qu’on peut traduire par forêt verte. La nature y est souvent préservée de la présence humaine, ainsi elle prend ses aises. Elle n’est jamais loin des villes et offre toujours un bel écrin aux nombreux temples qu’elle abrite.

C’était en juillet, pendant les vacances scolaires. Plusieurs mères s’étaient donné rendez-vous au bord du Lac Usori, entouré par une chaîne de huit volcans dont le Mont Osore était le point culminant. En sortant de la voiture, un garçon d’une huitaine d’années, qui aurait certainement préféré rester à ne rien faire à la maison, ne remarqua même pas les eaux turquoises qui s’étendaient à perte de vue. Hélas pour lui, « ne rien faire » ne faisait pas vraiment partie des activités plébiscitées par les Japonais, écoliers ou non. Et ce, quand bien même il était en congé. La maman sortit à son tour du véhicule. Elle était debout depuis cinq heures du matin, comme chaque jour ; elle avait préparé de quoi occuper les enfants et, évidemment, les bentō.
Elle s’était particulièrement appliquée, l’attention que l’on porte à quelqu’un qu’on aime se cache dans les moindres détails et son fils Hayami méritait bien ces efforts, il avait travaillé dur.
Et bien qu’elle avait remarqué qu’il n’était pas bien disposé aujourd’hui, elle pensait que la brume se lèverait. Sûrement. Dans un cadre pareil, il ne pouvait en être autrement.
Pendant que son fils restait appuyé contre la portière de la voiture, sa mère alla saluer ses deux amies qui étaient venues avec leurs petites filles. Ça n’allait probablement pas améliorer l’humeur du garçon. Comme beaucoup à son âge, les filles, ça ne l’intéressait pas ; essentiellement parce que ce à quoi elles s’intéressaient ne l’intéressait pas.

La mère de Hayami était douce et tant qu’il était poli avec ses compagnes de route, elle ne le brusquerait pas. Elle voulait que tout le monde passe une bonne journée. La balade s’annonçait splendide, le ciel était d’un bleu immaculé et le soleil s’élevait à son rythme, réchauffant petit à petit l’air frisquet et humide du matin. Le groupe débuta sa sortie par la visite de Bodai-ji, un temple bouddhiste millénaire qu’on aurait dit posé dans un cratère, entre un lac et des collines verdoyantes. En raison des volcans alentours, l’atmosphère y était soufrée et le site quelque peu lunaire ; le gris des pierres l’emportait sur toute autre couleur et était agrémenté de-ci de-là de touches multicolores. Le sanctuaire, à l’instar de ceux que l’on retrouve partout sur l’archipel, était composé de multiples bâtiments et éléments disposés dans un espace ouvert et étendu : des portes, des statues, des pavillons, des pagodes, etc. Avant d’entrer, les filles se précipitèrent à sa gauche où une rangée de statues représentant toujours le même homme joufflu et chauve, assis, dont seules les mains étaient positionnées différemment d’une statue à l’autre : les six Jizō, indiquait un panneau en bois à leurs pieds. Devant eux se trouvaient des sortes de jardinières en pierre remplies de sable et dans lesquelles étaient plantés des petits moulins à vent de toutes les couleurs. Hayami, lui, traînait les pieds et se dirigeait au son des appels de sa mère.

Une fois la première porte franchie, tous se trouvèrent devant sanmon, la porte la plus importante du site, et son avant-toit légèrement incurvé s’étendant au-delà des murs. Elle possédait trois entrées distinctes, symbolisant les trois étapes de l’illumination, et menait au hall principal, celui de Bouddha.

Malgré sa taille impressionnante, rien ne trouvait grâce aux yeux de Hayami qui fixait ses pieds et levait le nez occasionnellement, pour repérer le groupe. Il nota néanmoins les nombreuses piles de cailloux dispersées un peu partout sur leur route, sans qu’elles ne suscitassent un enthousiasme qui le pousserait à poser des questions ; tout l’inverse des autres participantes.

Il faut dire qu’à Shimokita, la ville d’où ils venaient, on trouvait essentiellement des temples de proximité, beaucoup plus modestes. Les fillettes – et Hayami – n’avaient jamais eu la chance de voir de tels édifices.

Alors que la visite se poursuivait dans la bonne humeur – générale à une exception près –, la mère de Hayami tentait, en vain, de stimuler son fils. Elle venait à ses côtés, se mettait à sa hauteur, lui racontait ce que disait la légende ; c’est-à-dire, que les âmes des défunts se rassemblaient ici avant de rejoindre l’au-delà, raison pour laquelle ce lieu était très visité ; et que le pont rouge sur la droite qui permettait de traverser la rivière Shozu – bien qu’elle eût davantage la largeur d’un ruisseau que d’une rivière – était très semblable à celui qu’empruntaient les âmes les plus vertueuses. On aurait pu l’appeler l’autoroute vers le Paradis, alors que les pécheurs devaient s’y aventurer à la nage et ses eaux étaient infestées de monstres. S’ils avaient la chance d’arriver sur l’autre rive, leur voyage jusqu’au bout de l’Enfer, en revanche, n’en était qu’à son commencement. Mais ni les monstres, ni l’Enfer ne semblaient titiller la curiosité du garçon ; les mots glissaient sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard. À vrai dire, il était imperméable à tout ce qui l’entourait aujourd’hui.

Déçue, pour lui d’abord, qui se gâchait un jour de loisir pour des broutilles, elle osa une comparaison, maladroite certes, mais humaine dirons-nous, avec les enfants qui l’entouraient et qui se comportaient bien moins égoïstement que lui. En regardant les filles qui les accompagnaient opiner de la tête, et croire apercevoir les mères faire de même, comme tous les « spectateurs » du reste, Hayami prit une profonde respiration et déballa à peu près tout ce qu’il avait sur le coeur à propos de cette « foutue journée », de ses vacances « qui n’en étaient pas », de ces filles qu’il devait « se farcir », et termina par ce temps « qu’il aurait voulu passer avec papa ! »
La mère n’eut même pas réellement le temps de rétorquer quoique ce soit que Hayami franchit le pont à grandes enjambées et disparut dans la forêt de cyprès juste derrière. Un silence de plomb était tombé d’un coup. Tout le monde regardait du coin de l’oeil la pauvre femme, mère d’un ingrat, au minimum.

Après avoir repris ses esprits – ou du moins donné l’illusion qu’elle les avait retrouvés –, elle dit à ses amies qu’elle partait chercher son fils qui devait bouder à l’abri des regards. À peine avait-elle dépassé la première rangée d’arbres qu’elle se mit à appeler Hayami qui n’était certainement pas bien loin. Et elle n’avait pas tort, sauf que l’enfant avait la tête et la dent dures : hors de question pour lui de répondre. Il allait forcément passer un mauvais quart d’heure et il les avait accumulés depuis ce matin. C’en était trop ! Alors qu’on peut aisément imaginer dans quel état cette mère se trouvait, sans doute blessée par des propos qu’elle n’avait pas mérité, il fallait y ajouter l’inquiétude grandissante de ne pas arriver à localiser son fils. Lui, restait planqué, assis et les bras croisés, derrière une immense souche, en attendant que la voix de sa mère se tût.

Quand il ne l’entendit plus, il se décida à sortir du bois. Tout de suite, il pensa qu’il avait dû ressortir à un endroit différent d’où il était entré : le temple avait disparu. Il y avait bien un pont, mais il était beaucoup plus loin que dans son souvenir. Une vaste plaine de rocaille le séparait désormais de lui. Le ciel s’était assombri. Il pouvait deviner un point lumineux par-delà le pont, mais le reste n’était que grisaille et fumées. L’atmosphère était lourde et l’horizon flou. Il se résolut tout de même à se diriger vers le pont, son seul point de repère. Sa mère saurait le retrouver là, même si cette perspective ne l’enchantait guère. Il soupira et entama sa marche à travers un paysage de désolation et la seule âme qui vive qu’il croisa fut celle d’un crapaud, posé sur un caillou en train de le regarder passer.
Après quelques dizaines de minutes, Hayami commença à distinguer des silhouettes dans le brouillard et à percevoir des bruits, comme des pierres qui s’entrechoquaient, et un écho qui les multipliaient, lui faisant croire qu’il se dirigeait vers une carrière ou une mine.
Bien qu’il était du genre à faire le fier à bras, il n’en menait pas large. L’inquiétude se dessinait progressivement sur son visage en voyant ces taches sombres devenir plus nettes à chaque pas. Le pire, c’était que leur nombre grandissait. Pas leur taille, en revanche, ce qui lui donnait sans doute un peu de courage pour continuer à avancer.

Jusqu’à que ce qu’il les visse véritablement, il marchait sur la pointe des pieds. Et quelle ne fut pas sa surprise – et son soulagement – quand il tomba nez-à-nez avec une petite fille debout devant une pile de cailloux. Cette dernière se rua vers lui, et le sourire à pleines dents qu’elle afficha un quart de seconde se mua en une moue dépitée ; elle se tourna aussi sec et lâcha un « ce n’est qu’un nouveau » à l’attention des autres. Hayami n’avait même pas eu le temps de les remarquer, ils étaient des dizaines, chacun à proximité d’un monticule de pierres. Au loin, pareilles silhouettes peuplaient l’horizon, « peut-être étaient-ils des centaines » pensa l’enfant ; et « où suis-je ? » commençait à résonner dans sa tête. Et qu’est-ce qu’ils font tous là ? Le garçon, désorienté, s’apprêtait à poser la question quand, voyant la fillette et son visage déconfit, il entreprit plutôt de s’approcher d’elle et lui demanda pourquoi elle semblait si réjouie à première vue et si déçue l’instant d’après. Assise à côté de sa pile, elle lui répondit qu’elle attendait le Protecteur.

Il était perdu, dans tous les sens du terme. Se doutant qu’il n’avait pas compris la raison de sa présence ici ni où était ce « ici », la fillette lui annonça sans détour qu’« ici », c’était le « paradis perdu des enfants morts trop tôt » ; l’endroit où atterrissaient les âmes de celles et ceux qui n’ont pas eu d’existence, ou une existence si brève qu’elle ne compte pas en tant que telle.
Plus loin, au bout du pont rouge, se trouvait le Paradis, et en amont de la rivière, exempt de tout passage facile, les Enfers. Et ces enfants étaient entre-deux. Hayami se mit à secouer la tête, c’était forcément un rêve. Il rétorqua à cette fille que si ce qu’elle disait était vrai, ça signifiait qu’il était mort et c’était impossible. Il s’était juste caché dans la forêt quelques minutes tout au plus, à l’abri derrière un arbre. La fillette qui allait lui répondre que les nouveaux venus ne se souvenaient généralement pas de leur mort, se ravisa. Ce garçon avait des souvenirs. Elle lui demanda plutôt quel était son âge. Ce à quoi il répondit fièrement qu’il avait huit ans et demi, presque neuf ! Le bruit des cailloux cessa aussitôt et les yeux de Hayami firent un rapide tour d’horizon : tous les enfants le regardaient, étonnés. Il avait l’impression que même le congénère du crapaud croisé tout à l’heure, posé par terre, était surpris. Après un long silence, la fillette lui dit qu’il devait s’être égaré, qu’il avait la chance d’avoir vécu et que certainement, le pont lui était ouvert. Elle disait cela comme s’il s’agissait d’une bonne nouvelle…
S’il n’était pas en train de rêver, sa vie avait donc prit fin. Et sa maman ? Elle l’attendait. Peut-être était-elle encore en train de l’attendre. Il ne s’était pas manifesté dans la forêt. La dernière fois qu’il l’avait vue, il s’était détourné d’elle. Il avait été méchant. Injuste. Il ne pensait même pas ce qu’il avait pensé alors. Le garçon tomba sur les genoux ; le sol étant couvert de pierres, il les avait amochés à l’impact, ils pleuraient rouge et sur ses joues coulaient des larmes. La fillette s’approcha de lui, se pencha à peine et un doux sourire aux lèvres, lui glissa : « Je m’appelle Toshiko, ne t’en fais pas. Tu n’es pas seul. »

Hayami, les yeux gonflés et rougis, tenta de faire comprendre à Toshiko qu’il s’était mal conduit envers sa mère et qu’il avait entendu ce qui arrivait aux personnes ayant commis de mauvaises actions, ce n’était pas le pont qui leur était réservé, mais bel et bien la rivière pleine de monstres et ensuite… le pire, les Enfers – ce que sa mère lui avait raconté n’était pas complètement tombé dans l’oreille d’un sourd, manifestement. La fillette essayait de le réconforter un peu mais Hayami n’écoutait rien et, dans un éclair de colère, lui lança que si cet endroit était le paradis perdu des enfants morts trop tôt, elle n’avait pas connu ses parents et donc, qu’elle ne pouvait pas se mettre à sa place !

Toshiko, la tête enfoncée dans les épaules et le visage en partie dissimulé par ses cheveux, commença, calmement et les mâchoires serrées : « Puisque c’est comme ça… » Pour finir en hurlant : « Va en enfer ! C’est là où vont les égoïstes ! »
Cette phrase eut le même effet que si elle avait scié les jambes du garçon. Il était immobile sur ses genoux ensanglantés, et les spectateurs qui les entouraient demeuraient silencieux. En temps normal, il aurait surenchéri, il avait la riposte sur le bout de la langue. Mais il se tut. Les paroles prononcées par la fillette précédemment se mirent à repasser dans sa tête, en boucle, et les yeux de Toshiko qui le fixaient lui firent réaliser qu’il avait dépassé les bornes. Après l’avoir admis – intérieurement – des questions jaillirent : pour quelle(s) raison(s) des enfants si jeunes, donc par conséquent exempts de tout péché, étaient-ils coincés aux portes du Paradis ? Ayant si peu vécu voire pas vécu du tout, qu’avaient-ils bien pu faire ?
C’est donc spontanément et d’un ton qui tranchait complètement avec sa dernière sortie, qu’il demanda : « Toshiko, que fais-tu là alors ? » D’abord surprise, son visage se décrispa lentement en regardant ce garçon dont la sincérité était aussi évidente que ses remarques pouvaient être impulsives. Elle avait beau connaître la réponse, au fond d’elle, la fillette ne la comprenait pas. Elle soupira et s’assit en tailleur face à Hayami. Avant qu’elle n’entamât son récit, une mise au point s’imposait ; elle n’aimait pas être interrompue et gare à lui s’il lui prenait l’envie d’expulser tout ce qui lui venait à l’esprit, elle ne le tolérerait pas deux fois ! Après avoir accepté les règles, Hayami était prêt à écouter. Elle expliqua :

« Aucun d’entre nous ici n’a connu ses parents. Nous sommes morts avant d’avoir eu cette chance. Certains ne sont même pas nés. Personne n’a de souvenir. Tu l’as compris, ce sont les bonnes et les mauvaises actions qui déterminent l’endroit où tu traverseras la rivière.
Si ta vie fut sans conteste vertueuse, le pont te mènera sans encombre de l’autre côté.
Si tes quelques mauvaises actions ne pèsent pas plus lourd que les bonnes, tu passeras par le gué, c’est un peu plus laborieux, mais rien d’insurmontable.
Si tes bonnes actions ne suffisent pas à faire pencher la balance de leur côté, tu récolteras ce que tu as semé : il te faudra alors traverser à la nage des eaux profondes infestées de serpents. Évidemment, tu ne risques pas de mourir une deuxième fois ; cependant, dans le cas où tu serais avalé ou noyé, tu serais directement envoyé au pire niveau des Enfers.
Et nous dans cette histoire ? C’est simple, il n’y a rien à mettre sur la balance. Nous n’avons pas eu le temps de faire de bonnes actions. Nous n’avons eu le temps de rien. Bien sûr, comme toi sans doute, je pensais que je n’avais pas non plus eu le temps de faire quoique ce soit de mal et que donc, cela jouerait en ma faveur. Malheureusement, ce n’est pas aussi simple que ça. Ma mort a causé de la peine à mes parents. Ma mère m’a portée en vain. Nous ne sommes pas volontairement responsables de ce mal, c’est pourquoi les Enfers ne nous sont pas promis, mais en réalité, les autres chemins pas davantage. Nous sommes condamnés à rester dans les limbes où nous empilons les cailloux ; un pour papa, un pour maman et tous ceux qui nous ont pleurés, et de nouveau un pour papa et ainsi de suite : c’est notre pénitence. Il est dit que les enfants qui réussiront à empiler des cailloux jusqu’aux cieux se verront ouvrir la voie du pont et trouveront leur place dans l’autre monde. Hélas, à la nuit tombée, les démons chargés de déterminer la gravité des péchés et le sort des âmes damnées traversent la rivière pour démolir toutes les piles que nous avons mis la journée à ériger. Ils sont cruels et sans pitié. Et chaque matin, c’est pareil et tous les jours se ressemblent : nous devons recommencer à zéro… Nous n’y arriverons jamais.»

Hayami avait tenu sa langue, mais là, c’était plus fort que lui, il se releva et vociféra : « Mais c’est quoi, ce monde ?!! C’est injuste ! » L’instant suivant, il se rassit et souffla. Toshiko n’allait pas lui reprocher de dire tout haut ce qu’ici tout le monde pensait tout bas. En fin de compte, elle commençait à apprécier sa spontanéité, malgré qu’elle puisse être à double tranchant. Elle esquissa même un sourire. C’est à ce moment qu’il se souvint de celui qu’elle avait arboré une fraction de seconde quand elle était venue à sa rencontre. Il n’avait pas rêvé, elle avait bien parlé d’un Protecteur, non ? Il s’empressa de lui demander. En effet, il ne restait à ces enfants qu’un espoir : Jizō-sama. Hayami avait déjà vu ce nom quelque part… Ah oui, à l’entrée du Temple Bodai-ji, les six statues de « bonhommes chauves » qu’il avait à peine daigné regarder. Toshiko lui raconta que Jizō était un moine qui venait souvent les voir ; il était d’une très grande bonté, il leur donnait de l’affection, les consolait et jouait pendant de longues heures avec ces enfants livrés à eux-mêmes. Et autant qu’il le pouvait, c’est-à-dire à chacune de ses visites, il accomplissait des miracles.

Des miracles ? C’était très vague pour Hayami, cependant avant qu’il n’eût la possibilité d’en savoir plus, un garçon à quelques mètres de là, s’exclama : « Regardez ça ! Si je continue à ce rythme, ma pile aura atteint les cieux avant ce soir ! Je ne sais même pas depuis combien de temps je m’entraîne, une éternité, au minimum… » Sans doute, son optimisme et son abnégation dans l’exécution de sa tâche avaient redonné quelques couleurs aux fraîchement arrivés, les autres en revanche – et Toshiko en faisait partie – craignaient que leurs espoirs ne fussent une nouvelle fois déçus. Aucun n’avait jamais vu, ni entendu parler d’une seule âme ayant réussi telle prouesse. Et ce, pour une raison très simple qui ne allait pas tarder à se révéler.

De l’autre côté de la rivière, deux démons effectuaient leurs basses besognes : Daba, la vieille démone pâle et desséchée, était chargée de veiller à ce que les nouveaux venus, considérablement éprouvés par leur traversée, se dévêtissent afin que leurs habits fussent suspendus aux branches d’un arbre par Kenō, le démon cornu à la peau rouge. Dans cet entre-deux mondes, les vêtements renfermaient le poids des péchés que portait sur ses épaules une personne, et plus ils étaient graves, plus les branches auxquelles ils étaient accrochés pliaient ; l’arbre faisait office de balance et la sentence immédiate après la pesée était exécutée par Daba, elle torturait en fonction des crimes. Ce n’est qu’après ces sévices que l’âme rejoignait le cercle des Enfers qui lui était destiné, où elle tenterait d’expier ses fautes pendant des siècles et des siècles.

C’était une journée comme les autres de leur côté, jusqu’à ce que l’agitation en provenance de l’autre rive n’attirât leur attention. La brume faisait qu’ils ne pouvait qu’ouïr, à défaut de voir quoique ce soit. Néanmoins perturbé, Kenō, qui était vissé dans son arbre, plissait les yeux dans l’espoir d’apercevoir l’origine de ces remous. Après qu’un nuage eût passé, il vit apparaître une silhouette filiforme. Difficile de déduire de quoi il s’agissait, surtout que Kenō, qui était peut-être très agile dans un arbre, n’avait pas inventé le fil à couper le beurre. Il décrivit alors à Daba la scène floue sous ses yeux. Elle, avait tout de suite compris qu’il se passait quelque chose de singulier, de telles clameurs étaient rares. Pour l’un comme pour l’autre, l’idée que ces garnements se réjouissaient était tout bonnement intolérable, il fallait que cela cesse sur le champ.
Et ce malgré la période de la journée – ils opéraient d’habitude la nuit tombée – et le fait que se pressaient au portillon les nouveaux arrivants. Enfin, de toute manière, ces derniers ne devaient pas être pressés de connaître leur funeste sort, pensèrent-ils.
Et c’est déterminés que Daba et Kenō traversèrent le pont et marchèrent en direction des voix. Ils réalisèrent, au fur et à mesure de leur progression, que cette ombre longiligne était une pile de cailloux… Non, en fait, c’était une véritable tour ; pour pouvoir atteindre une hauteur suffisante, le garçon avait empilé les pierres en quinconce et en cercle, ses mains étaient couvertes d’argile et donc, l’édifice était relativement solide malgré l’humidité ambiante. Les autres enfants étaient attroupés devant, enthousiastes. Jamais Daba n’aurait pensé voir ça un jour. Elle jeta un rapide coup d’oeil pour s’assurer que seuls des « morveux» les entouraient. C’était le cas. Il y avait juste un crapaud sur un rocher à l’écart. Parfait.

Il était temps de passer à l’action, de réduire à néant cette construction et tout espoir qu’elle faisait naître. La vieille démone qui n’avait pas d’égal pour « s’occuper » des êtres de chair et de sang, n’avait, par contre, pas la force de son acolyte musculeux ; c’est pourquoi elle l’envoya démolir la tour pendant qu’elle se chargerait des « mioches ».

Toshiko regardait l’édifice avec un mélange d’espoir et d’appréhension, pendant que Hayami contemplait les visages des enfants près de lui. Il eut même l’impression que le soleil avait percé l’épais brouillard tant ils irradiaient. « Si leurs parents les voyaient » songea-t-il. Savaient-ils que leurs enfants étaient censés demeurer ici et leur vouer leur vie après la mort, à défaut d’avoir pu les combler de leur vivant ? Ils passaient leur temps à tenter de réparer un drame dont on ne dénombrait que des victimes. En pleine réflexion, il fut brutalement ramené à la réalité par l’apparition tonitruante de Kenō qui s’était lancé comme un boulet de démolition sur la tour. Les enfants se reculèrent aussi vite afin d’éviter les retombées. Derrière eux se dressait Daba. Leurs joues rosies par l’enthousiasme s’estompèrent d’un coup pour devenir pâles comme un linge. Hayami chercha Toshiko du regard, même elle semblait terrorisée à la vue de la démone. Hayami le serait à moins s’il avait eu vent du surnom de la vieille femme, l’écorcheuse.

Mais alors que tous étaient figés, le garçon qui avait trimé des heures pour empiler autant de cailloux se rua en direction du démon rouge, s’agrippa à l’une de ses jambes et commença à lui mordre le mollet de toutes ses forces. Kenō laissa échapper un cri de douleur – et probablement de surprise. Qui eût cru que quelqu’un, une enfant de surcroît, aurait osé s’en prendre à la terreur ocre ? Il agitait sa jambe dans tous les sens mais le « nabot » était accroché comme une sangsue et ses efforts pour le décoller étaient vains. Enfin, jusqu’à ce que sa comparse ne vînt l’en débarrasser à coups de pieds. Alors que l’autre se tenait le mollet en sautant sur un pied, la démone se préparait à corriger le responsable de ce qu’elle considérait comme un affront inadmissible.
Frapper des enfants ne faisait pas partie des tâches qui lui étaient dévolues, elle se contentait, en général, de les tourmenter ; mais là, c’était une question d’honneur. Elle leva sa main droite décharnée aux longs doigts se terminant par ce qui ressemblait davantage à des griffes qu’à des ongles, et s’apprêtait à faire tomber le couperet quand Hayami se mit entre-deux, les bras écartés et dit avec conviction : « Non. C’est déjà assez que vous détruisiez sa tour. Vous n’allez pas lui faire encore plus de mal ! » Daba le regarda de plus près, « Je ne t’ai jamais vu, toi, tu ne peux être qu’un nouveau pour te montrer aussi téméraire » ricana-t-elle. Elle n’avait rien contre l’idée de passer ses nerfs sur deux gamins à la place d’un, bien au contraire. Cependant, Hayami ne bougea pas d’un iota et lui lança sur un ton défiant qu’elle devrait être moins sûre d’elle car, après tout, ils n’étaient que deux face à des dizaines d’enfants. La démone reconnut qu’il avait de la mordache mais l’invita à constater qu’il était désespérément seul… C’est alors que Toshiko prit place à ses côtés, suivie de plusieurs camarades qui grossirent les rangs de l’opposition, jusqu’à ce qu’il n’en restât point d’autres. Daba, dont le teint était gris comme la cendre, enrageait. Elle demanda à son compère de revenir par là et de se positionner de sorte à prendre les enfants en tenaille au lieu de se lamenter misérablement sur quelques petites entailles de rien du tout ! Malgré leur solidarité, les jeunes étaient en mauvaise posture ; une armée d’enfants face à deux démons adultes : le combat était toujours déséquilibré. Hayami, d’un mouvement brusque, tourna la tête, il lui sembla avoir aperçu un éclair vert sur sa droite. Mais il avait dû mal voir.

Les démons se rapprochaient dangereusement quand une lumière vive déchira le ciel gris. Et lorsque les enfants rouvrirent les yeux, un homme se tenait debout entre eux et Daba.

Il était grand, le visage souriant, le crâne lisse et lumineux de telle sorte qu’il paraissait auréolé. Il était vêtu d’un large kimono de couleur rouge et tenait dans sa main droite un bâton de marche en bois plus grand que lui et dont l’extrémité supérieure se terminait par une boucle en métal à laquelle étaient suspendus des anneaux qui tintaient au moindre mouvement. Hayami regardait Toshiko, elle souriait à pleines dents comme la première fois qu’il l’avait vue. Ce qui ne pouvait vouloir dire qu’une chose : le Protecteur était arrivé. L’angoisse qui avait saisi tout le monde à la gorge il y a quelques secondes avait été balayée par la simple présence du moine. Les démons s’arrêtèrent net. Ils savaient pertinemment que les Hautes Instances toléraient leur zèle et leurs opérations nocturnes tant qu’ils n’empiétaient pas sur leur mission principale, c’est-à-dire peser les offenses et agir en conséquence. Ils avaient d’ores et déjà outrepassé leurs attributions et s’en prendre à une figure de bonté et de piété si respectée que Jizō ne serait jamais pardonné.
L’homme, d’une voix douce et ferme, dit à la vieille démone : « Nombres d’âmes égarées attendent vos tourments, puisque tel est votre rôle, que vous prenez très à coeur d’ailleurs, nul besoin de tourmenter celles-ci alors qu’elles sont d’avance condamnées à l’échec et l’oubli. Chacun sa place, et la vôtre n’est pas de ce côté de la rive.»

Hayami n’en croyait pas ses oreilles. Le vénéré Protecteur, certes, éloignaient les malfaisants, mais il ne faisait rien pour ce pauvre garçon qui avait vu ses espoirs voler en éclats. Pire, il acceptait son sort et celui de chaque enfant coincé dans les limbes. Personne ne défendait les plus fragiles dans ce monde ? Il allait ouvrir la bouche quand Toshiko la couvrit avec sa main et lui fit signe avec l’autre de se taire. Tous regardèrent les démons repartir dépités. On entendit même Daba dire qu’ils ne perdaient rien pour attendre, que l’occasion de laisser libre court à leur brutalité se représenterait bientôt. Hayami regarda à nouveau vers la droite où il vit, pour la cinq ou sixième fois depuis qu’il avait atterri ici, ce crapaud qui semblait désormais lui sourire. Impossible, le garçon se frotta les yeux avec vigueur, puis, il saisit la manche de Toshiko et lui pointa l’amphibien du doigt en lui racontant qu’il avait l’impression que l’animal l’avait suivi toute la journée et – cerise sur le gâteau – lui souriait dorénavant. Quand il se retourna pour voir quelle était sa réaction, il était nez-à-nez avec le moine bouddhiste. Ce dernier posa sa main libre sur l’épaule du garçon et lui dit : « Tu ne te méprends pas, Junma te sourit. C’est un messager, il veille discrètement et m’alerte en cas d’urgence. En plus, tout le monde sait que les crapauds portent chance et ici, il est plus qu’utile. »

Jizō décela l’incompréhension dans les yeux du garçon, pas celle liée à l’originalité de son messager, en vérité, celle qui résultait des paroles et de l’attitude du moine. Celui-ci lui demanda alors ce qu’il aurait dû faire selon lui et le garçon rétorqua du tac au tac : « faire reconstruire cette tour par les démons qui l’ont détruite et laisser une chance au garçon d’accéder au Paradis ». Il réclamait justice. Il était déçu. Tout sage qu’il était, Jizō avait joué la carte de l’apaisement et Hayami, lui, obéissait aux impulsions de son cœur, ce qui l’avait conduit à s’interposer sans trop se préoccuper des conséquences. C’était d’ailleurs comme ça qu’il fonctionnait la plupart du temps, quitte parfois à aller plus vite que la musique. Le moine s’agenouilla face à lui et aux autres et dit : « Je ne fais pas de miracle. J’ai néanmoins formulé le vœu et dédié ma vie à délivrer tout être qui souffre pour ses fautes et ce, jusqu’à ce que les Enfers soient vides. C’est pourquoi je passe mon temps à arpenter les deux côtés de la rive. Pardonnez-moi de ne pouvoir rester plus longtemps aujourd’hui, vous n’êtes malheureusement pas les seules âmes qui attendent ma venue. Cependant, je ne me déplace jamais pour rien… »

Il se releva et prit quelques instants pour cajoler chaque enfant – y compris Hayami – en promettant de revenir jouer avec eux le lendemain. Ensuite, il s’assit et commença à défaire son kimono ; en-dessous, il portait une robe de couleur blanc, elle-même drapée dans un ample tissu ocre. Il désigna trois enfants : le pauvre garçon qui avait vu ses espoirs brisés par Daba et Kenō, une petite fille qui semblait épuisée adossée aux restes de la tour et Toshiko. Cette dernière qui s’était mise en tailleur, bondit d’un coup et plaça ses deux mains sur sa bouche pour s’empêcher de crier sa joie : il valait mieux être prudent, les démons n’étaient peut-être pas loin. Jizō leur demanda de s’approcher, les deux premiers s’exécutèrent aussitôt et bien que ce ne fut pas l’envie qui lui manquait, Toshiko se tourna d’abord vers Hayami, qui ne comprenait clairement pas ce qui était en train de se passer. Elle lui donna une pichenette, glissa quelque chose dans la poche droite de sa veste et lui chuchota : « Tu n’es peut-être pas si égoïste finalement. Tu aurais pu traverser le pont, merci d’être resté. »
Ensuite, elle s’avança vers le moine qui demanda dans la foulée aux trois enfants de venir se blottir contre lui et de s’agripper au sous-vêtement blanc : un contre chaque flanc et la plus petite contre son ventre. Puis, il remit son pardessus ocre de façon à sangler les jeunes élus jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus bouger, ce qui n’avait pas l’air d’être une mince affaire si on en jugeait par la transpiration qui commençait à perler sur son front. Une fois les enfants calés, Jizō renfila son large kimono rouge, rabattit le pan gauche sur le droit et serra la ceinture. Il prit une grande respiration et se releva gentiment. Le sourire aux lèvres, il dit : « À demain ! Je vous laisse Junma. Et pour toi, mon ami, il est temps de traverser ; tu n’es pas du tout au bon endroit. Ne t’inquiète pas, les égarés ne peuvent qu’emprunter un pont. » Il tendit sa main en direction de Hayami.

Ce dernier, un peu déboussolé, décida de se laisser guider par cet homme qui aurait sans doute pu désarmer quiconque par son calme et sa bienveillance manifeste. Le garçon lui donna la main et tout deux se dirigèrent vers la rivière. Le magnifique pont rouge voûté semblait bien plus imposant que celui dont il se rappelait, à côté du Temple Bodai-ji.

Sur la droite, ses yeux remontant la rivière aperçurent un arbre aux branches tombantes et au pied de celui-ci, la démone cendrée dont le rire sardonique parvenait sans peine à trouver ses oreilles. Il n’eut pas véritablement le temps de voir ce qu’elle était en train de faire, Jizō servit de paravent ; la scène et surtout, la délectation avec laquelle Daba accomplissait sa tâche était un spectacle dont il voulait préserver le jeune garçon ; sa visite semblait avoir été assez éprouvante comme ça. Ils entamèrent la traversée sous les regards, au nez et à la barbe des deux démons devrais-je dire, qui, malgré la rancœur et leur mépris envers le moine, n’auraient jamais osé l’arrêter et encore moins le fouiller. Hayami était soulagé, lui qui s’imaginait déjà devoir nager au milieu des reptiles. Était-ce, comme lui avait dit Toshiko, parce qu’au fond, il n’était pas si égoïste, ou parce qu’il avait une conscience et écoutait ce que lui disaient les autres, même s’il jouait les sourds à la perfection ? Arrivés au milieu du pont, le moine se pencha vers lui et lui demanda de partir devant, de courir jusqu’à l’autre rive sans se retourner.
« Ne t’en fais pas, tout ira bien. Je guiderai toujours les âmes que je porte. Poursuis ta route, on t’attend. Et n’oublie pas. » lui glissa-t-il. Jizō lâcha la main de Hayami et ce dernier, après un « à bientôt » adressé à Toshiko, sprinta pour atteindre l’autre côté.

Il ne put s’arrêter de courir, si bien qu’il trébucha et se retrouva dans les hautes herbes, mais sur la bonne rive. Il resta allongé sur le dos un moment. Le ciel était redevenu bleu. Jamais il n’avait autant apprécié l’odeur de la forêt et de la terre, le chant des oiseaux et des cigales. Le fond de l’air s’était assaini, la brise lui caressait agréablement le visage. Après quelques minutes passées la tête dans les nuages, il se redressa pour s’asseoir et fut, soudain, pris d’un mal de crâne, à croire qu’il avait rencontré un mur. Sa vision était floue et les couleurs, enfin retrouvées, lui paraissaient si vives qu’elles ne faisaient qu’empirer la douleur. Il se frottait les yeux dans l’espoir que l’horizon devînt plus net, et quand ce fut le cas, il vit avec stupéfaction que le paysage avait à nouveau changé ; cependant, il était étrangement familier. Le pont était toujours là, devant lui. De l’autre côté de celui-ci, des rangées d’arbres. À la droite du garçon, le lac et un temple. Encore sonné, il entendait néanmoins des voix qui provenaient de cette direction.

Il mit un peu de temps à se lever, sa tête tournait, et se mut vers l’entrée. Une fois la première porte franchie, et au fur et à mesure de sa progression, il se rendit compte que ce n’était pas des voix qu’il entendait mais une ; et une qu’il aurait reconnu entre mille. Sa maman était en train de supplier deux agents de police d’organiser les recherches, pensant que son fils était perdu dans la forêt ou pire, qu’il était tombé dans un trou. C’est à ce moment que Hayami s’avança et dit d’une voix fluette : « Je suis vivant, maman. » La femme – qui ne remarqua même pas que cette phrase était un peu curieuse – se précipita vers son fils, et le prit dans ses bras, les genoux à terre. Elle le serra si fort qu’il ressentait dans sa chair l’ampleur de sa détresse. Puis, elle stoppa son étreinte pour l’observer : il n’était pas blessé, il venait « simplement » de lui flanquer la peur de sa vie. Naturellement, elle était fâchée, cependant les propos de Hayami étaient désarmants : il demandait pardon – c’était la moindre des choses – mais il n’arrêtait pas de répéter qu’elle lui avait manqué comme s’il pensait ne jamais la revoir et qu’il était heureux d’être de retour, dans ce monde.
Elle ne savait pas où il avait bien pu passer ces deux heures dans la nature, mais cette expérience l’avait ébranlé, c’était certain. Elle décida alors de ne pas en rajouter une couche, elle dit à son fils que l’essentiel était qu’il fût sain et sauf. « Il n’est que midi, on remet les compteurs à zéro et on oublie cette matinée, tu veux bien ? » lui lança-t-elle.
« Non, surtout pas ! » répondit Hayami. Cette réponse semait la confusion dans l’esprit de sa maman qui le regardait, un peu éberluée. Évidemment qu’il aurait voulu profiter de ce monde retrouvé, mais, au-delà de la promesse faite à Jizō, il lui était impossible d’oublier : tout cela avait semblé si réel ; Toshiko avait-elle existé… ?
« Une Toshiko avait forcément existé ! » pensa-t-il, frappant du poing la paume de son autre main, convaincu. Voyant que son fils était plongé dans ses pensées, sa maman lui proposa de trouver un coin d’herbe pour manger le bentō qu’elle leur avait préparé. Il était partant bien sûr, mais avant, il avait quelque chose d’important à faire. À une dizaine de mètres du hall abritant la représentation de Bouddha, se trouvait une statue assise de Jizō reposant sur un socle en pierre, ce qui la rendait encore plus imposante. Il voulait aller la voir. La mère de Hayami fut un peu surprise puisque son fils n’avait montré jusqu’alors aucun intérêt d’aucune sorte pour cette visite. Elle accepta néanmoins et, après avoir fait un signe de tête en direction de ses amies, qui pouvaient déjà partir s’installer pour pique-niquer, elle accompagna son garçon. Puis, elle resta légèrement en retrait pour observer sans le perturber. Il semblait d’un coup si sérieux.

Hayami inclina la tête devant la statue, comme il est d’usage de le faire en pénétrant dans un sanctuaire au Japon. Après avoir regardé le visage du Sage quelques secondes, il se mit à en faire le tour, ramassant des cailloux au passage. Il avait l’embarras du choix, il n’y avait que ça aux alentours. Ensuite, il commença, quasiment sous le regard de Jizō, à les empiler soigneusement. Sa maman n’en revenait pas, finalement, il devait avoir lu les quelques plaques informatives le long de leur parcours. D’autres piles, plus ou moins hautes, étaient disséminées ça et là. Il ne savait pas trop comment la terminer. Elle lui paraissait d’une bonne grandeur mais il manquait quelque chose, la touche finale. C’est à cet instant qu’il plongea sa main dans la poche droite de sa veste et en sorti un petit caillou tout rond, déclencheur d’un sourire radieux. À l’aide d’une pierre un peu pointue, il inscrivit un T et posa la dernière pièce à son édifice. Enfin, il s’inclina à nouveau un long moment, les yeux clos et les mains jointes : il priait Jizō de continuer à guider les âmes égarées ; de son côté, il formulait un vœu, comme celui du moine de voir les Enfers vidés, qu’aucun enfant ne demeure oublié.

Vingt ans plus tard, Temple Bodai-ji

Un jeune moine profite des premiers rayons de soleil et remplit ses poumons de l’air frais du matin.
Seuls les petits moulins à vent l’accompagnent pendant qu’il balaie les feuilles cramoisies de l’automne en prenant soin de ne pas déranger la moindre pile de cailloux. Il jette un regard en arrière pour apercevoir celle qu’il avait faite des années auparavant et comme tous les jours, en souriant, dit : « Je pense à toi, Toshiko »

 

   

 

 

Auteure: Kyaroru   IllustrationsPohy