Les Lumières d’Avalon

Tout a commencé par un dossier laissé négligemment sur le bureau d’un de mes confrères « expert en légendes et bizarreries ». Toujours en quête d’une manière de tuer le temps, j’ai profité de l’absence de mon collègue pour lui subtiliser ce dossier et le compléter avec mes propres connaissances.

Me voici maintenant dans un lieu coupé de toute civilisation au coeur de l’Irlande, le dossier dans une main dans une de mes poches, ce carnet comme témoin et une lampe de poche pointée sur une arche au sein d’une forêt.

Le dossier de mon collègue traitait de la légendaire Avalon, lieu supposé du dernier repos du roi Arthur Pendragon et territoire de Morgane le Fay, l’une des plus puissantes magiciennes de tous les temps, rivalisant de pouvoir, à son époque, avec le grand Merlin.

Pour beaucoup d’historiens, d’auteurs et de chroniqueurs de l’époque, Avalon est une île à l’ouest de Camelot. Cette dernière était théoriquement située en Grande-Bretagne, où Avalon serait l’île de Man ou une île cachée. Tant moi que mon collègue, pensions qu’Avalon était un territoire sur une autre île à l’ouest de l’Angleterre dont les paysages avaient pu inspirer les descriptions féeriques de la contrée mythique : l’Irlande. Après quelques jours de jeu de piste à croiser les observations de mon confrère et les miennes, à me servir de mes connaissances en géométrie sacrée et à écouter les rumeurs locales, je pense être arrivée à destination.

Ce n’est pas ma première chasse à la légende et je suis plutôt douée à ces jeux-là. Je dirais même que je suis une des meilleures – si ce n’est la meilleure – dans ce domaine. Je vous passerai donc tous les détails techniques m’ayant amenée devant la porte d’Avalon. Premièrement, vous n’y comprendriez rien. Et puis, j’ai toujours eu pour philosophie de ne pas dévoiler mes découvertes en grandes pompes ni de les rendre accessibles à n’importe quel quidam.

L’arche devant laquelle je me tiens est recouverte d’un entremêlement de branches surmontant une porte de pierre ornée de motifs celtes. En son centre, un nœud celtique pour le moins étrange, le cercle dans lequel il est inscrit était dentelé vers l’extérieur, semblable à un engrenage. J’observe le reste de la structure sculptée et me rends compte de tout un ensemble de roues du même genre constituant un système mécanique bien trop avancé pour l’époque à laquelle on attribue la légende arthurienne.

Une porte de ce type ne s’ouvre pas à n’importe qui: soit il faut prononcer une formule magique, soit effectuer un rituel. Il arrive également qu’il y ait un passeur. Mais le plus souvent, la solution la plus simple et la plus logique, c’est d’avoir la clé de la porte en question.

Cependant, je me fais la réflexion suivante : si cet ouvrage est d’époque la complexité de sa configuration mécanique devait suffire alors à empêcher les intrus de pénétrer dans Avalon. J’observe donc en détail les différents engrenages présents. Je constate qu’ils ne sont pas sculptés à même la porte et que certains sont reliés à des poulies et des câbles serpentant entre les branches l’encadrant. Il me faut donc trouver comment déclencher le mécanisme – en espérant qu’il soit encore fonctionnel après plusieurs siècles.

J’essaie tout d’abord de faire tourner un élément au hasard. S’il ne semble pas totalement entravé, il est bloqué par ses voisins.

Je fais alors courir le rai de ma lampe sur l’entièreté de l’arche et de la porte de pierre. Dès que je vois un câble, je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière des ronces ou la porte. C’est en suivant un des fils que j’ai pu me rendre compte que certains d’entre eux s’enfoncent dans le sol.

Je m’affaire donc à examiner sous mes pieds, dégageant feuilles mortes et terre humide. Après plusieurs minutes de recherches infructueuses, mon orteil heurte quelque chose. Je me jette au sol et fouille l’endroit, ma lampe de poche entre les dents, la légère douleur due au choc vite oubliée par l’enthousiasme de la découverte.

Sur le sol se trouve une plaque marquée de formules en vieil irlandais, également recouvertes d’engrenages. Le motif principal est un corbeau dans le style de l’époque. Celui-ci est un peu surélevé par rapport aux autres éléments de la plaque. J’essaie de presser dessus en vain. Déception insuffisante pour que j’abandonne. Je fais courir mes doigts sur le volatile de pierre et constate qu’il y a un espace entre celui-ci et la plaque. Une main suffit pour agripper le motif et tirer dessus de toute mes forces, me blessant légèrement au passage, la pierre tranchante s’attaquant à mes phalanges.

J’ignore si c’est mon sang ou l’action de tirer sur le corbeau qui a enclenché le mécanisme, mais après quelques cliquetis tout le système de poulies et d’engrenage s’est mis en branle. Ce que j’ai pris pour de simples fils s’illuminent de couleurs phosphorescentes, comme parcourus par une énergie ou un fluide inconnu. La lumière remplit le nœud celtique central de la porte qui se met à tourner, comme un verrou.

Moi qui m’attendais à une simple réaction mécanique, je suis toujours le cul par terre à écrire la scène pour ne pas oublier une once du spectacle dans mes notes. D’où vient cette lumière, cette énergie ? Je vais sûrement le découvrir en poursuivant mon exploration et en décrivant mes découvertes.

Je ne sais pas ce qui m’attend derrière la porte qui s’ouvre sous mes yeux, tel un sas vers un monde mystérieux, mais je brûle d’envie de passer la barrière entre le monde tangible et les lumières d’Avalon avant qu’elle ne se referme, c’est pourquoi je me suis très vite relevée et j’ai plongé sous l’arche de branche illuminée par cette énergie inconnue. Bien m’en a pris, car à peine mes yeux se posaient sur Avalon, que j’ai entendu la porte se refermer lourdement derrière moi.

Je me trouve dans un endroit extrêmement vaste. Le ciel est visible à travers les branches des arbres immenses me surplombant. Le long de leurs troncs, je peux observer des câbles similaires à ceux qui se trouvait dans le système verrouillant la porte. Je suis dans un océan de lumières, dans un lieu qui n’a rien à voir avec ce que je m’attendais à découvrir. Mon coeur bat la chamade alors que je m’avance dans cette large clairière à moitié couverte.

Ma vue doit s’habituer à tous les stimuli lumineux, mes pas sont donc dans un premier temps timides, peu assurés. Je me méfie aussi des potentiels jeux d’ombre et de lumière tant que je n’ai pas la vue claire. Ce n’est donc qu’après quelques mètres que je m’arrête pour observer plus en détail le lieu où je me trouve.

En me lançant à la recherche d’Avalon, je pensais que je trouverais des vestiges, un tombeau, en d’autres termes, un lieu mort, mais je suis au centre d’un endroit regorgeant de mouvements que ce soit de ce qui ressemble à des pompes, des pistons ou des créatures étincelantes se déplaçant tantôt en essaim, tantôt individuellement. Des cavités sont creusées dans les troncs d’arbres, qui sont entourés d’escaliers en colimaçon.

La clairière forme une sorte de longue avenue avec en son centre une place et au bout de celle-ci une haute tour non pas de pierre, mais de métal chromé, parcourue de lumière.

Ma première interaction avec un des habitants d’Avalon est avec ce que je nommerai une fée. Une petite femme ailée, d’une vingtaine de centimètres, qui s’est mise à voleter sous mon nez en cliquetant. Elle semblait m’observer, si je me fie à ses mouvements de tête, car ses yeux sont cachés par une visière fixée sur son crâne. Elle est équipée de bottes en métal argenté se terminant par des genouillères et porte un justaucorps de la même couleur réfléchissant les détails de mon visage. En regardant autour de moi, je constater que ses – nombreuses – semblables sont également vêtues de la même manière. Les ailes de ma curieuse observatrice sont parcourues de veinures lumineuses.

J’ai tenté de communiquer du mieux que je pouvais. On peut dire que je suis un peu désorientée par l’aspect métallique et technologique des lieux et de ses habitants. Je me suis donc contentée d’un « Bonjour » peu assuré, ce qui a plongé la fée dans une légère hilarité, attirant ses congénères ainsi que d’autres autochtones.

Je ne peux vous décrire toutes les créatures qui se sont amassées autour de moi, mais certaines se détachent du lot. Je me suis basée sur les légendes irlandaises et les récits concernant le petit peuple pour les nommer.

Les fées ne portent pas toutes de visière : certaines arborent un œil rouge rattaché à une plaque située sur leur tempe, d’autres ont des yeux parfaitement normaux. Cependant, le cliquetis accompagnant leurs battements d’ailes évoque un je-ne-sais-quoi de mécanique. Quelques fées arborent des prothèses en métal à la place de tel ou tel membre.

Des êtres de la même taille que les fées, mais de genre masculin gambadent dans les air, sans se servir d’ailes. Ces leprechauns semblent se servir de petites hélices équipée sur leurs gilet pour se maintenir en apesanteur. Leurs petites barbes ressemblent à des amoncellement de fils de fer.

Tous ne sont pas capable de voler, bien que leprechauns et fées semblent particulièrement nombreux. Plusieurs êtres humanoïdes aux proportions anormales et ornés d’appendices métalliques rentreront donc dans la définition de ce que je vais nommer gobelins.

Alors que la foule de ces êtres étranges continue à s’agglutiner autour de moi, un homme encapuchonné s’approche. Il est flanqué de ce qui semble être des soldats à cheval. Les montures sont entièrement métalliques, mais leurs cavaliers, un homme et une femme, vêtus de manteau en cuir noir surmontant un plastron marqué du nœud celtique inscrit dans un engrenage que j’ai pu voir sur la porte, ont des mouvements tout ce qu’il y a de plus humain. Leur faciès est caché par des casques munis de masques représentant ce qui est vraisemblablement leurs visages.

Les autres créatures s’écartent pour les laisser s’approcher, je peux observer plus en détail l’homme à la capuche. Il porte sur son épaule un long bâton se terminant par un globe de verre où brûle une flamme irisée. L’homme me fait une révérence pour me saluer et ses deux compagnons approchent leurs mains pour retirer leur casque afin de faire de même.

J’ai dû retenir un cri mêlant surprise et effroi, quand je me suis rendue compte que ce que je pensais être une pièce d’armure s’est avéré être leur tête, laissant leurs cous nus, dégageant chacun un feu similaire à celui contenu dans la lanterne de l’homme me faisant face. Les flammes sortent de leurs cou comme d’un bec Bunsen. Une fois remise de mes émotions, me disant qu’après les fées cliquetantes et les leprechauns équipés d’hélices, je ne devrais plus être surprise, je décide de désigner les gardes comme étant des Dullahan – nom issu des cavaliers sans tête du folklore irlandais.

L’homme à la lanterne me tend la main, m’invitant à le suivre. Sa main est entièrement mécanique, mais les traits que je parviens à percevoir sous sa capuche rouge sont bien de chair et de sang. Il me dit s’appeler Jack et me souhaite la bienvenue en Avalon, Royaume du petit peuple et de sa souveraine, Morgane le Fay. Je serais, selon ses mots, leur première invitée depuis plus de mille cinq cents ans et il me demande donc de pardonner la curiosité dont je fais l’objet.

Je l’interroge, alors qu’il m’amène sur la place séparant les deux côtés de la clairière, sur l’aspect des êtres présents, sur la technologie d’Avalon qui me semble bien avancée par rapport à l’époque arthurienne.

Mes questions suscitent des rires polis chez les deux Dullahan nous encadrant. Je peux remarquer plusieurs de leurs congénères veiller tout autour de la place, avec ou sans leur casque-tête.

Jack me dit que tout ceci est le fruit des recherches de Morgane, qu’il appelle parfois la Grande Fée, qui voyant les croyances des mortels se perdre, s’est attelée à rendre son peuple immortel, dans la crainte de finir seule dans son royaume d’Avalon. Elle a alors étudié la mécanique, la gestion des énergies et en additionnant tout cela à ses connaissances de la magie, elle est parvenue à la cité mi-sylvestre, mi-métallique que je visite en écrivant ces lignes. Elle a ainsi réussi à vaincre la mort.

J’insiste pour m’arrêter au centre de la place où se trouve une grande fontaine dont quatre jets sont projeté en direction du ciel, illuminés par les lumières des mécanismes. Quatre personnages forment la base de la pièce dont le sommet – d’où sort l’eau – est en forme de coupe, en forme de Graal. Il y a un chevalier vêtu d’une armure à l’ancienne, une femme dans une robe aux manches longues – une druidesse, selon mon guide -, un dragon et un roi, lui aussi portant une tenue traditionnelle de l’époque arthurienne. Si la fontaine a été agrémentée d’effets de lumière et de vapeur, c’est le dernier endroit à avoir conservé sa forme d’origine depuis ce que Jack nomme la Désillusion, ou l’instant où le peuple d’Avalon a commencé à dépérir face à la perte de contact avec les mortels. La fontaine est la tombe du roi Arthur, enterré dans une crypte en-dessous. C’est donc pour cela que son style est encore médiéval, à la différence du reste des lieux.

La lumière irisée qui parcoure Avalon m’intriguant encore, je demande à mon guide d’où elle provientt. S’agit-il d’électricité ? D’énergie atomique ? Mon interlocuteur ne semblant pas connaître ces mots, je lui fais voir ma lampe de poche et mon portable comme exemple d’outils électroniques. Il regarde mon téléphone avec intérêt et me dit de le montrer à la Grande Fée quand je la rencontrerai, car c’est à elle qu’il me mène, à sa tour d’acier et d’orichalque.

À la fontaine, je vois un groupe de femme dont la bouche est recouverte de ce qui se rapproche d’un amplificateur. Je les entends chanter des louanges aux héros disparus, à Arthur et à Morgane. Elles sont vêtues de robes à corset. Leurs voix grésillent à travers le métal, rendant le chant peu mélodieux, mais étrangement envoûtant.

Nous nous approchons de la tour de Morgane. À mon passage, les visages se tournent dans ma direction. Les Dullahan sont bien plus nombreux au pied du domicile de la Maîtresse des lieux.

Au pied de la tour se trouvent deux escaliers argentés se réunissant à une dizaine de mètres du sol, à l’entrée du bâtiment. Il ne s’agit pas d’un simple cylindre pointant vers le ciel, mais d’un édifice muni de plusieurs appendices asymétriques lui donnant une apparence légèrement tordue et difforme. Comme si les bâtisseurs de la tour n’avaient pas réussi à se mettre d’accord pour lui donner un aspect harmonieux et homogène.

Jack me laisse devant une porte en pierre similaire à celle se trouvant à l’entrée d’Avalon, toute en engrenages et en symboles celtiques. En me retournant pour faire face au reste de la clairière depuis le petit balcon en hauteur où je suis, je constate que la quasi-intégralité des habitants ont le regard tourné dans ma direction.

À vrai dire, je ne sais absolument pas où me mettre. Si j’ai choisi d’être chasseuse de légendes, c’est pour rester dans des cercles confidentiels et éviter d’attirer l’attention. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je ne rends jamais mes découvertes publiques. J’esquisse un léger geste de la main en espérant que ça satisfera la curiosité des habitants d’Avalon. Je sais que dans mon trench-coat trop grand et avec mes cheveux en bataille, j’ai l’air d’un épouvantail et que pour un public ordinaire, ma salutation aurait l’air des plus ridicules, mais les spectateurs ici présents n’ont absolument rien de banal.

Après un moment de gêne, qui m’a semblé une éternité, une partie du peuple est retournée à ses occupation, tout en, j’en suis sûre, continuant à suivre les événements du coin de l’oeil. Je me rends compte que depuis que j’ai été invitée par Jack à le suivre, quelqu’un ne m’a pas quitté. J’avais mis le cliquetis permanent à mes oreilles sur le compte des essaims de fées et de leprechauns, mais j’étais tellement absorbée par ce que je découvrais en compagnie de mon guide et de ses deux Dullahan que je n’avais pas fait attention à un élément permanent dans mon décor : la fée, la toute première créature que j’avais rencontrée à Avalon n’avait jamais cessé de me suivre, de près ou de loin.

Un peu plus confiante qu’à mon arrivée, et vu que les portes de la tour de Morgane restent closes, je tente à nouveau d’établir la communication avec la petite femme ailée. Je la salue à nouveau et contrairement à la première fois, elle me répond.

Je lui demande pourquoi elle me suit avec tant d’insistance. Elle me répond que c’est par pure curiosité. Elle m’interroge sur mon identité. Je me présente et elle en fait de même. Elle se nomme Titania. Elle souhaite m’accompagner lors de ma rencontre avec la Grande Fée, et honnêtement vu la tournure que prend ce qui devait être la « simple » visite d’un tombeau, je n’y vois pas d’inconvénient. Après tout, si problème il y a à ce qu’elle soit avec moi, on me le signalera bien assez vite… Je présume.

La porte de la tour s’ouvre soudain dans un vacarme de rouages et d’engrenages, dévoilant un large hall où se tient une personne que je présume être Morgane, la maîtresse de ces lieux.

Morgane s’approche de moi. Elle porte une robe noire épousant élégamment ses courbes. Les manches de celle-ci sont amples donnant l’impression que ses bras sont des ailes de corbeau. Son visage est masqué – et je craindrais qu’elle me fasse le même coup que les Dullahan si je ne voyais pas de beaux cheveux sombres tomber sur ses épaules. Le masque semble suivre les traits de son visage, tout en ajoutant une forme de parure sur son front. Ses yeux vides me glacent le sang. Après tout ce que j’ai observà depuis mon arrivée, je m’attends à ce que la main qu’elle me tend en guise de salutation soit faite de métal et de mécaniques avancées, mais au contraire, elle est d’une peau pâle et ses doigts sont fins et élégants.

J’ignore si je dois la saluer d’un baise-main ou en lui serrant la main. C’est Titania qui me souffle de mettre un genou à terre et de poser mes lèvres sur la main de la magicienne pour lui témoigner mon respect. Je commence à me dire que d’avoir une petite conseillère sur mon épaule n’est pas un mal. Je me plie donc au protocole.

Morgane m’invite à la suivre dans son antre. Elle ne se plaint pas de la présence de Titania à mes côtés. Elle lui tend même la main que la petite fée s’empresse d’embrasser. La sorcière reste silencieuse alors que les portes se referment derrière nous.

Je suis Morgane dans de longs escaliers. Le silence est pesant, j’hésite à le rompre en demandant à Titania si la magicienne est d’ordinaire aussi avare en paroles. Mais je crains de manquer de respect à notre hôte, ne serait-ce qu’en chuchotant. Les talons argentés de Morgane tapant contre les marches rythment notre ascension dans la tour de la Grande Fée.

C’est dans un petit salon où sont disposées quatre chaises médiévales, recouvertes de cuir, que nous nous arrêtons. D’un geste ample de la main, Morgane m’invite à m’asseoir. Elle me tourne rapidement le dos, mais ce que j’ai d’abord pris pour un manque flagrant de courtoisie s’avère au contraire une attention chaleureuse. Après s’être affairée dans le tiroir d’une commode posée contre le mur, la magicienne dépose sur une des chaises une réplique miniature de celle-ci, parfaitement adaptée pour Titania.

La sorcière sort de son mutisme : sa voix est semblable au chant d’un ruisseau. Elle se présente, bien que mes différents interlocuteurs se soient donné la peine de le faire depuis mon arrivée en Avalon. Son titre complet est Morgane le Fay, Druidesse de Logre, Reine du Petit peuple et des Sorcières, Prêtresse d’Hécate et Gardienne d’Avalon et de la Tombe du Roi Arthur.

Elle me souhaite la bienvenue et ne s’étonne pas de me voir griffonner dans mon carnet – bien que je tente de le faire le plus discrètement possible, ce qui, il me semble, entraîne un sourire légèrement moqueur chez Titania. Morgane me rappelle que je suis la première visiteuse dans son royaume depuis des siècles et qu’elle est honorée de rencontrer une personne ayant su trouver l’entrée secrète d’Avalon. Elle salue également Titania qu’elle définit comme la plus sage parmi les fées et une conseillère de confiance. Ma compagne ailée me suivait donc pour le compte de la magicienne ? Ou sa curiosité était-elle due à une soif de connaissances ?

Un silence gênant suit les présentations de Morgane. Je ne comprends que tardivement que c’est mon tour de me présenter. Je bégaye, parle dans ma barbe, déclenchant l’hilarité de Titania et un petit rire cristallin chez la sorcière. Je dis que je suis une chercheuse, que je suis en quête de ce qui semble mystérieux aux yeux du commun des mortels et que le hasard – à savoir, un œil indiscret sur le dossier d’un de mes confrère – m’a amenée à me pencher sur la légendaire Avalon.

Est-ce que j’ai trouvé ce que je cherchais, me demande mon hôtesse. Avalon correspond-elle à mes attentes ? Je réponds que non. Protocole ou pas, j’ai toujours appris à être honnête. Mais je précise que je ne suis pas déçue, juste désorientée. Je m’attendais à un lieu moins… vivant, moins lumineux…

Morgane me répète ce que Jack, mon premier guide m’a déjà expliqué. Elle ne souhaitait pas voir le Petit peuple, son Petit peuple, dépérir après la Désillusion et a donc étudié, fait des recherches. Cela a commencé par une prothèse sur un lutin blessé, puis un œil artificiel pour un gobelin et finalement par la mécanisation des ailes des fées afin de les rendre moins fragiles.

Je lui demande quelle est la source d’énergie qui alimente les circuits et les mécanismes présents à Avalon. Elle me répond simplement « la magie ». Une réponse qui me déçoit légèrement, je souhaiterais plus de détail : a-t-elle appris à maîtriser la foudre et l’électricité ? Avalon est-elle construite sur des mines d’uranium ? Je bombarde la magicienne de questions. Elle hoche la tête admettant ignorer le sens de certains de mes mots. Je me retrouve donc à expliquer à l’une des plus grandes sorcières de tous les temps les concepts d’énergies éolienne, hydraulique et nucléaire.

Comme pour Jack, je lui montre comme exemple d’électronique ma lampe de poche et mon téléphone. Et comme mon premier guide, Titania et Morgane semblent intriguées par ces outils modernes.

Morgane se lève et m’invite à faire de même. Je crains que mes questions et mes explications n’aient froissé son ego et qu’elle me renvoie séance tenante là d’où je viens. Titania quitte également sa petite chaise. Je sens mon coeur battre la chamade dans ma poitrine. La magicienne m’invite à la suivre. Vers la sortie ? Ou me réserve-t-elle un sort funeste pour s’assurer que le secret d’Avalon ne soit jamais divulgué ?

Nous ne nous dirigeons pas vers la sortie de la tour. Nous quittons le petit salon pour grimper encore plus haut dans les escaliers d’acier. À nouveau, le silence est pesant. Titania s’est assise sur mon épaule, sa présence est rassurante, même si elle s’est plusieurs fois moquée de mes maladresses. Elle amène un peu de légèreté dans la tour froide de Morgane le Fay. Devant nous, la sorcière joue avec l’écran tactile de mon téléphone. Son masque ne trahissant aucune émotion, j’ignore ce qui m’attend.

Nous arrivons au sommet des escaliers. Une vieille porte en bois se trouve au-dessus de la dernière marche. Elle semble presque anachronique en comparaison au reste d’Avalon, par son état et par les planches asymétriques la composant. Le grincement accompagnant son ouverture par Morgane contraste aussi avec les cliquetis et les sons mécaniques omniprésents en ces lieux.

Je découvre un laboratoire où mécanique et alchimie se côtoient dans un désordre sans nom. Les tubes et les globes de verre emplis de substances inconnues partagent la pièce avec les roues, les engrenages, les leviers et les poulies. Des plans et des formules sont suspendus aux murs. Le deux fenêtres offrent une vue imprenable sur Avalon et j’imagine que c’est depuis ce repère que Morgane veille sur son peuple.

Mes craintes ne sont pas calmées pour autant. Même si Titania m’assure que c’est un honneur que peu de personnes ont eu de pouvoir accéder au laboratoire de la Grande Fée, j’appréhende de me retrouver jetée par un des fenêtres ou de servir de cobaye pour une expérience. Après tout, je sais pour Avalon et si je venais à quitter son royaume, Morgane n’a aucune assurance que je ne divulguerais pas ses secrets et j’imagine que la magicienne tient à la discrétion de son peuple.

Morgane pose mon téléphone et ma lampe sur un établi et se tourne vers moi. Son masque empêche toujours de percevoir la moindre émotion. Elle me demande si j’accepterais de lui faire don des deux objets. Si la lampe est un sacrifice plus qu’envisageable, mon téléphone, c’est une autre histoire. Comment revenir à la civilisation sans GPS, sans pouvoir contacter qui que ce soit ? Je lui réponds que le téléphone est très précieux. Je peux entendre un soupir déçu. Elle me demande de bien réfléchir et qu’elle va commencer par démonter la lampe pour comprendre son fonctionnement et ce qui me laissera le temps de méditer sur ma décision concernant mon téléphone.

Alors que Morgane me tourne le dos pour disséquer ma lampe-torche avec enthousiasme. Titania m’interroge sur mon portable. Pourquoi tiens-je tant à cette petite tablette lumineuse ? Est-ce une magie dont je souhaite taire les secrets ? Ou le souvenir d’un aïeul que je préfère garder près de moi ? Je rigole intérieurement en me rendant compte de l’aspect insolite de la conversation. La fée me dit que rien que pour lui avoir offert ma lampe, Morgane tiendra à me faire un don en retour. Alors si j’acceptais de lui remettre mon téléphone qui me semble si cher, la magicienne me couvrira de cadeaux.

J’entends nôtre hôtesse pousser des petits cris de surprise et d’émerveillement alors qu’elle découvre le fonctionnement de la lampe électrique. Ses mains fines maniant ses outils avec précision, retirant les pièces avec délicatesse comme s’il s’agissait d’un trésor unique… Alors que pour moins de dix balles, je vais pouvoir me payer la même au magasin le plus proche.

Mais cet étonnement presque enfantin venant de la personne ayant créé le miracle technologique qu’est Avalon me fait beaucoup réfléchir. Je serais bien égoïste de l’entraver dans sa soif de savoir, une soif ayant pour but premier la survie de son peuple. Je trouverai bien un moyen de rentrer en ville. J’ai laissé ma voiture à la lisère de la forêt où j’ai trouvé l’entrée d’Avalon et en suivant la route, je tomberai bien sur un endroit où passer un coup de fil.

À peine ouvré-je la bouche que la sorcière se retourne, les pans de sa robe tourbillonnant autour de ses chaussures aux lourds talons de métal. Elle me demande immédiatement si j’ai revu ma décision et si je veux bien lui laisser mon portable. Elle se dit consciente de mon immense sacrifice en lui offrant ma lampe sans demander de contrepartie et de la valeur d’un objet aussi merveilleux que mon portable. Elle me promet de m’offrir en échange les objets de mon choix dans sa collection de trésors. Tout comme ma discussion avec Titania sur le sujet, la conversation est des plus étranges. J’ai l’impression que quand Morgane me montrera ce qu’elle compte m’offrir, c’est moi qui me sentirai comme une voleuse. Quand j’annonce que je lui laisse mon portable si elle me laisse le manipuler une dernière fois, la magicienne tape joyeusement dans ses mains et me tend mon téléphone.

Je retire la carte SIM contenant mon répertoire et autres données personnelles. Je n’ai pas très envie de devoir le reconstituer en demandant à chacun de mes contacts leurs coordonnées – surtout que ça impliquerait de leur expliquer comment j’ai perdu mon téléphone et primo, je n’ai pas envie de répéter une quinzaine de fois la même histoire et, secundo, sérieusement, si je raconte la vérité personne ne me croira et je n’ai pas très envie de passer pour plus dingue que je ne le suis. De plus, la possibilité qu’un jour un de mes proches reçoive un coup de fil impromptu d’une magicienne arthurienne en pleine expérience ne me tente guère.

J’effectue la manipulation le plus discrètement possible. Si elle venait à voir la petite puce, je suis sûre que Morgane me la réclamerait. Heureusement, la magicienne est déjà de retour sur son établi à démonter la lampe et Titania, intriguée elle aussi, est passée de mon épaule à celle de la Grande Fée.

Je m’approche et pose mon téléphone sur le meuble où gît la carcasse de ma lampe. Morgane me demande par curiosité ce que j’avais besoin de faire avec ma « tablette magique ». J’improvise un petit mensonge. Je lui dis que le téléphone n’a pas d’énergie illimitée et que je m’assurais qu’il y en ait assez pour quelques heures.

Après m’avoir remerciée pour ma prévenance, la sorcière quitte la pièce pendant quelques instants. Je prends le fait qu’elle me laisse seule avec Titania parmi son matériel de recherche comme un gage de confiance. Je me sens un peu mal d’avoir menti au sujet de la puce.

Quelques minutes plus tard, Morgane est de retour avec un vieux coffre. Elle le pose sur une table et l’ouvre me présentant son contenu. Il est rempli de pierres précieuses. Certaines me sont familières, comme les saphirs et les rubis, d’autres totalement étrangères. Je suis un peu déçue : j’espérais pouvoir ramener un élément de la technologie développée par la magicienne. Cette simple pensée me fait culpabiliser, comment puis-je oser faire la fine bouche ?

Constatant ma réaction, Morgane me demande si j’estime que ce qu’elle me propose ne suffit pas à compenser la perte de mon portable. Elle me propose d’aller chercher un second coffre. Je réponds très vite que cela n’est pas nécessaire. Mais je précise que je m’attendais à un souvenir plus typique, une sorte d’échange technologie contre technologie. Je sais que vais le regretter, je ne suis pas à plaindre financièrement, mais le contenu du coffre devant moi me mettrait à l’abri du besoin pour le restant de mes jours. Cependant, j’ai la conviction que tout finit par s’équilibrer et que donc accepter un échange aussi avantageux en ma faveur risque à un moment ou un autre par m’attirer des ennuis. Ma technologie contre celle d’Avalon me semble bien moins risqué pour mon karma.

La magicienne semble à son tour quelque peu désorientée. Elle tourne sa tête en direction de Titania qui volette autour de mon portable. Elle m’explique que, comme mon portable, la technologie d’Avalon n’est fournie en énergie magique qu’en Avalon et qu’une de ses inventions me serait totalement inutile dans mon monde.

Je lui réponds que nous serions ainsi quitte, vu que mon téléphone se serait alimenté durant quelques heures seulement – bien que je ne doute aucunement que Morgane trouvera un moyen de relancer la machine en étudiant l’électronique. Titania s’envole en direction de l’épaule de la magicienne et lui murmure quelque chose à l’oreille. La sorcière se tient le menton visiblement intriguée par les confidences de la fée.

La Maîtresse d’Avalon me regarde et me dit, vu que ma participation à l’échange comprend un objet qui m’est cher, elle allait aussi se séparer de quelque chose qui lui était précieux, mais pas irremplaçable. Je la rassure lui déclarant que mon téléphone n’est pas irremplaçable.

Morgane pose ses mains blanches sur les rebords de son masque et après un cliquetis, le retire de l’ensemble comprenant une bande dorée autour de son cou et sa tiare. Elle dévoile ainsi un visage aux traits similaires à l’objet qu’elle vient de retirer. Sa peau est pâle et ses lèvres vermeilles donnent de la vie à son faciès. Elle possède des yeux anormalement sombres qui donne l’impression de sonder au les profondeurs de mon âme. La magicienne me le tend en souriant.

Elle me dit qu’elle s’en sert comme protection pour ses expériences et qu’elle tient à me l’offrir en échange de ma lampe et de mon portable. Il lui faudrait moins d’un jour pour en fabriquer un nouveau.

Je me sens légèrement gênée. Titania a l’air sidérée. Ce doit être un événement rare de voir Morgane sans masque. Cette dernière explique qu’elle cache son visage de chair et de sang pour se sentir plus à l’aise au sein de son peuple, car elle est la dernière habitante d’Avalon sans ajouts ni prothèse mécanique.

Le masque possède diffèrent lentilles permettant des grossissements au moment de travailler sur les plus petits systèmes mécaniques composant Avalon. Une des lentilles, alimentée par l’énergie mystérieuse parcourant les lieux, permet un semblant de vision thermique.

Morgane me tend toujours son masque et je n’ose le prendre. Elle insiste. Titania y va de son commentaire, me disant que ce serait la moindre des politesse que d’accepter le don que la sorcière me fait, après avoir refusé son coffre.

Je saisis timidement la pièce de métal doré dans les mains. Je sens le rouge me monter aux joues. Mon malaise arrache un nouveau ricanement de Titania et un petit rire cristallin de Morgane, dévoilant des dents semblables à des perles. Voir le visage auparavant masqué de la magicienne prendre vie me fait me rendre compte de sa beauté. Elle est la plus belle des personnes que je aie jamais vue, tout genre confondu, et sûrement que j’aurais jamais la chance de rencontrer à l’avenir.

Elle me rassure en me disant que je n’ai pas à me sentir aussi mal à l’aise. Que ce que je lui ai offert permettra au Petit peuple d’évoluer et qui sait, peut-être un jour, d’aller à nouveau à la rencontre des humains.

Je lui demande alors si elle souhaite la rencontre entre son peuple et le nôtre. Elle m’adresse un regard triste. Elle l’ignore. À la fois, elle n’aime pas savoir les fées et leurs congénères enfermés en Avalon, mais le monde tel qu’elle l’a quitté il y a des siècles n’était plus un endroit hospitalier pour ses protégés. Elle me demande s’il le serait aujourd’hui. Son ton révèle qu’elle connaît déjà la réponse. Non, il ne le serait pas plus qu’au Moyen Âge, il serait même pire et il ne mériterait pas de découvrir les merveilles qu’elle a réalisé, ici, à Avalon. Cependant ma bouche reste close, je n’ai pas le coeur à lui en parler. Titania est la première à interpréter mon mutisme.

Selon elle, il vaut mieux alors vivre dans le royaume de Morgane que dans un monde si terrible qu’il est impossible d’en parler. Pendant des siècles, le Petit peuple a pu vivre en autarcie grâce au recherches et à la bienveillance de Morgane le Fay, il le fera pendant des siècles encore si nécessaire.

Morgane approuve d’un signe de tête. Elle s’adresse alors à moi.

Je vais être raccompagnée vers la sortie d’Avalon. J’ai pour ordre de ne rien divulger de ce que j’ai découvert dans cette forêt irlandaise coupée du monde. Cependant, avant que je ne quitte sa tour, Morgane prend mon journal. Elle le feuillette et me le rend avec un petit sourire. M’autorise-t-elle à livrer ce témoignage écrit ? Peut-être afin que dans quelques années, quelqu’un puisse visiter son royaume avec de nouvelles technologies et savoir à lui offrir, ou avec de meilleures nouvelles sur l’état de notre monde. La magicienne a laissé ces quelques mots en m’empruntant ma plume :

Soyez prêts à nous recevoir quand nous reviendrons

Après avoir été raccompagnée à sortie d’Avalon, je me dirige en direction de ma voiture. En y arrivant, sous le soleil levant, je relis les mots de Morgane. Mon passage à Avalon semble m’indiquer que c’est une invitation à accueillir le Petit peuple. Mais une petite voix dans ma tête me rappelle la soif de technologie de la magicienne et qu’elle pourrait très bien en vouloir à l’humanité. Elle n’est d’ailleurs pas présentée comme un personnage très amical dans certaines légendes arthurienne. La phrase que j’ai sous les yeux serait-elle une menace ?

Auteur: Jaan Kask  Illustrationsstrohmian