Consciences des Mariannes

Juin 2029, dans le Pacifique non loin de l’île de Guam

La mer est calme. Rien à voir avec l’effervescence dans laquelle je baigne depuis notre départ ce matin. Tout le monde s’agite, et dans l’atmosphère règne un mélange d’excitation et d’appréhension. Même s’ils sont formés pour, les sous-mariniers qui s’affairent autour de moi ne peuvent décemment pas être aussi sereins qu’ils le laissent paraître. Si ?

Ça me réconforterait sûrement qu’ils crèvent de trouille… comme moi. Qui aurait cru que je me retrouverais un jour dans une boîte de conserve qui s’enfonce les heures passant, de plus en plus dans une pénombre dont je crains tout, puisque qu’on ne connaît rien ou presque de ce qu’elle abrite.

Moi, la petite assistante d’une professeure de paléontologie renommée tant pour ses découvertes et ses connaissances que pour ses humeurs, disons, changeantes. Lorsque j’ai décroché ce job, j’ai pensé que j’allais taper mes petits rapports tranquillement et m’occuper de son agenda tout en voyageant un peu partout au gré de ses conférences et des sites de fouilles qu’elle aurait trouvé dignes d’intérêt. Au début, je le reconnais, ses sujets d’étude ne m’intéressaient pas vraiment. Et bien que j’admire la patience de ces chercheurs d’ossements avec leurs pinceaux, j’ai toujours été davantage attirée par les vivants que par les reliques. Mais c’était pour faire bouillir la marmite que j’avais posé ma candidature. Sans diplôme ni expérience dans le domaine, je devais cette réponse positive au caractère de ma future patronne qui avait tellement écrémé la liste des postulants et fait fuir ceux qu’elle avait retenus qu’à la fin, il ne restait plus que moi.

D’emblée, il était clair que notre collaboration n’allait pas être une sinécure. Je ne rechigne pas au travail, au contraire, et je savais que me reviendraient des tâches ingrates. Cependant, je n’imaginais pas devenir à la fois la machine à écrire, la machine à café, le réveil matin, le porte-choses en tout genre, celle qui fait les téléphones, s’occupe des comptes, des formalités administratives, de la logistique, de remplir la pharmacie, le frigo et de nourrir Cachou, le chat noir qui dort sur l’imprimante de son bureau à l’Université de Boston. Heureusement, le ménage m’est épargné.

Sur le plan professionnel, la Professeure Grant est brillante, reconnue par ses pairs, c’est une femme de terrain passionnée, mais en ce qui concerne la vie pratique, la vie au milieu et avec ses congénères, la vie dans cette époque, elle part avec un très gros handicap. D’où ma grande utilité, qui s’avère en fait être une nécessité pour elle.

Bon, revenons à nos moutons et à ces profondeurs vers lesquelles je me dirige inexorablement. Je me retrouve au cœur de ce qui fait l’actualité depuis quelques temps et ce aux quatre coins du globe, c’est-à-dire un phénomène inexpliqué qui pousse une partie de la faune sous-marine des zones abyssale et hadale à remonter vers la surface, engendrant notamment des collisions avec les navires. Et s’il n’y avait que cela… Alors que le nombre d’échouages de cétacés était déjà croissant, s’ajoutent ceux de créatures tout droit sorties des entrailles de la terre, et elles sont peu reluisantes. La cohabitation est réellement devenue problématique. Certes, elle l’était déjà, étant donné que l’homme empiète sur les mers, les saturent de filets, de trafic, de bruit, etc. Mais depuis peu, on a constaté une agressivité inhabituelle qui touche jusqu’aux plus petits organismes marins. L’hypothèse la plus terre à terre est que le monde fait face à un dérèglement global sans précédent, et que nous commençons à en constater les conséquences tous les jours avec plus de netteté. Et ce n’est qu’un début.

Mais quel lien avec la situation dans laquelle je me retrouve, c’est-à-dire à faire partie d’une expédition sous-marine vers vingt mille lieues sous les mers dans une embarcation si exiguë ?


Tout commença quand un homme d’une cinquantaine d’années toqua à la porte du bureau de la Professeure un jour de pluie. Cet homme grand aux traits tirés voulait à tout prix rencontrer ma patronne afin de lui transmettre une boîte qui m’avait tout l’air d’une simple glacière. Étant dans une phase de décompression intense – de sommeil – après un voyage qui n’eut pas les résultats escomptés, elle ne voulait être dérangée sous aucun prétexte. Toutefois, M. Méliès – c’est sous ce nom qu’il se présenta – insista sur le caractère urgent de sa requête, si bien qu’il ne pouvait accepter une fin de non-recevoir. Devant mes multiples tentatives de lui fixer un rendez-vous ultérieur et sentant probablement que je n’allais pas changer d’avis, il décida de monter le volume de ses plaintes et, sans tarder, la Professeure, qui avait le sommeil extrêmement léger, sortit de son bureau en trombe. Et à sa moue, elle bouillonnait, intérieurement pour l’instant, à tel point qu’il sembla que la pièce s’était réchauffée d’un coup. Elle dit, les dents serrées :

– C’est quoi… ce… boucan ?! C’est qui qui beugle ?

J’aurais aimé qu’il réponde à ma place, quand elle est comme ça, je préférerais disparaître, mais malheureusement, c’est moi qu’elle regardait comme si j’étais la responsable de cette atteinte à sa tranquillité. Je répondis :

– Je suis navrée, Professeure. J’ai fait mon possible pour que Monsieur revienne à un autre moment, mais il ne veut rien entendre.

– Je dois absolument vous montrer quelque chose, Professeure Grant ! Euh… Je veux dire, bonjour Professeure. Pardonnez mes manières, c’est que je détiens dans cette boîte…

– Je m’en balance de vos excuses. Le relationnel, c’est pas mon fort, alors soit vous détenez un élément qui présente un intérêt scientifique, soit vous sortez. J’ai pas de temps à perdre, il n’y a que les fossiles qui puissent me garder éveillée. Au…

– Et que diriez-vous d’un fossile vivant ?

La veine de colère qui ressortait en plein milieu de son front se mua en un plissement des yeux qui reflétait, à ce stade, le peu de crédibilité accordée à l’énoncé de M. Méliès. Les traits toujours crispés, elle invita néanmoins l’homme à entrer dans son bureau. Enfin son chantier, devrais-je dire. Elle ne campait pas seulement sur les plaines désertiques de l’Utah ou au bord des rivières chinoises de la Province de Hubei où les fossiles pullulaient, elle campait partout. Elle avait tellement investi les lieux que je m’interrogeais quant à l’utilité d’avoir un logement à l’extérieur. La pièce était jonchée de livres, de piles de dossiers, d’instruments, de boîtes d’ossements, de canettes de boissons énergisantes, de gobelets à café, de bols de nouilles instantanées ; la poubelle débordait de papiers et dans un coin trônait un canapé chesterfield en cuir piqué vert, tellement raffiné qu’il devait se demander ce qu’il faisait au milieu de tout ça.

L’espace était si encombré et elle était comme un poisson dans l’eau ; elle trouva son chemin avec aisance, tandis que son invité surmontait les obstacles tant bien que mal. Elle alla s’asseoir sur la chaise de son bureau, dégagea le cheni un bout plus loin et observait l’homme qui dût se résoudre à s’occuper lui-même de trouver un siège. Je m’apprêtais à les laisser quand la Professeure insista pour que je découvre avec elle les raisons de cet esclandre. Elle souhaitait sans doute que je sois le témoin d’une histoire qu’elle avait d’ores et déjà classée dans la catégorie « extraordinaire pour les gens ordinaires ».

Refroidi par cet « accueil », l’homme ne se laissa néanmoins pas démonter et, au lieu, de débuter par un récit, qu’il pensait inutile compte tenu de l’attitude de son interlocutrice, il posa la glacière au milieu de la table, sous le nez de Madame. Sans explication, avec pour seule consigne :

– Je m’en remets à votre expertise. Regardez par vous-même si je me fourvoie ou non.

J’eus impression de voir un léger sourire sur le visage de la Professeure qui disparut aussi vite qu’il était arrivé. Les convenances étaient une perte de temps avec elle, droit au but aurait pu être l’un de ces mots d’ordre ; certes, elle voulait être respectée mais les pincettes et surtout, la brosse à reluire l’insupportaient au plus haut point. Elle posa ses deux mains sur le bureau, des deux côtés de la glacière, et se releva. Puis elle souleva délicatement le couvercle pour en ressortir un emballage sous vide d’une drôle de forme. Elle se saisit d’un plateau de dissection en acier, d’un cutter et enfila des gants avant de procéder à l’ouverture de l’échantillon. On pouvait sentir qu’elle se délectait de ce moment, qu’elle semblait étirer en longueur, comme si avant de savoir tout était possible et qu’après, l’attendaient surtout la déception, la banalité.

Mais quand elle extirpa cette masse grisâtre – qui ressemblait à un morceau de je-ne-sais-quoi en décomposition dégageant une odeur cohérente avec ma déduction – je la vis écarquiller les yeux, elle sut instantanément de quoi il s’agissait.

J’avais l’impression qu’elle essayait de garder son calme pour observer l’élément sous toutes ses coutures, avec la rigueur qu’elle disait indispensable à n’importe quel scientifique qui se respecte. Je connaissais sa spécialité en paléontologie, les reptiles marins et les poissons, mais j’ignorais quelle baleine blanche elle pourchassait à vrai dire. M. Méliès lui avait-il apporté un morceau de Moby Dick ?

La respiration haletante de la Professeure, entrecoupée de brèves apnées, m’indiquait que le petit tapage de tout à l’heure allait vite tomber aux oubliettes. Plus les minutes passaient et moins elle agitait cette chose dans tous les sens, jusqu’au moment où elle la reposa sur le plateau et s’enfonça dans sa chaise. Soudain, elle dit d’une voix monocorde :

– Monsieur, vous savez ce que c’est, je veux dire, exactement ?

– Hormis que c’est une dent et un morceau de mâchoire, non. Par contre, je tiens de source sûre qu’il n’appartient pas à un poisson connu dans les eaux où il a été découvert.

– Avant de me lancer dans l’énumération de mes constatations et des hypothèses qui en découlent, raisons pour lesquelles vous êtes venu me consulter aujourd’hui, j’aimerais savoir à qui j’ai affaire. Je suis toute ouïe.

– Je me nomme Albert Méliès, je suis originaire de Bordeaux et l’héritier d’une famille qui a fait fortune dans l’immobilier. Rien à voir avec le monde scientifique. Cependant, à la différence de mes parents qui investissaient dans l’art à accrocher aux murs de leurs maisons, je suis de ceux qui misent toutes leurs billes sur les pierres. J’acquiers des fossiles et des squelettes dans le but d’ouvrir mon propre musée dans ma ville natale. Je suis entré en possession de cette pièce par le plus grand des hasards : il s’avère que mon fils se trouve actuellement dans les Îles Salomon, il est biologiste et mène une étude sur la santé des récifs de la Mer de Corail. Il est basé à Honiara, la capitale, et prend le bateau pour se déplacer sur l’archipel. Il y a trois semaines de cela, son capitaine de bateau, un autochtone, lui a parlé d’un morceau de « chimère » – ce sont ses mots – retrouvé sur une plage du nord de l’Île Santa Isabel. Mon fils s’est tout de suite rendu sur place, pour savoir de quoi il en retournait ; heureusement, les quelques habitants aux alentours n’avaient pas touché à ce qu’ils considèrent comme un signe de mauvaise augure. Il a pu ramener l’échantillon avec lui et après l’avoir examiné de plus près, il en est rapidement arrivé à la conclusion qu’il valait mieux le confier à un véritable ichtyologiste afin de déterminer exactement de quoi il s’agissait. Je précise qu’il est spécialiste des cnidaires, et plus particulièrement des coraux de feu.

Il a évoqué cet événement étrange un soir au téléphone et, piqué par la curiosité, je me suis proposé de jouer les intermédiaires. Me trouvant aux Etats-Unis, je pouvais aisément trouver une personne sur place qui procéderait à l’expertise. Mes nombreuses relations dans les différents domaines scientifiques m’ont fait remonter quelques noms, dont le vôtre. Et si je suis ici, devant vous, aujourd’hui, c’est que vous êtes la seule de ma liste à être à la fois paléontologue et spécialiste des poissons. Et en dépit de mon ignorance en la matière, j’ai du flair pour dénicher des perles rares. J’espère avoir, bien que succinctement, éclairé vos lanternes.

– En partie. Je me contenterai de ça. Pour l’instant, dit-elle en le fixant dans les yeux. Bien, ce que je peux vous dire c’est que nous sommes en présence d’un bout de mâchoire inférieure, qu’il ne s’agit pas d’une dent mais davantage d’un bec et qu’il n’appartient effectivement à aucune espèce des eaux du Pacifique ou d’ailleurs. En tous les cas, pas en 2029. Par contre, il y a environ 380 millions d’années, durant ce qu’on appelle l’« ère des poissons», le Dévonien, cette mâchoire sillonnait les océans du globe. Avez-vous déjà entendu parler des placodermes ? Cette classe, éteinte à ce jour, regroupe des poissons, parmi les premiers vertébrés, possédant de puissantes mâchoires, une armure frontale constituée de plaques osseuses qui s’étendaient au-delà du crâne et probablement d’un corps cartilagineux ; je dis probablement, car les fossiles retrouvés se résument pour l’essentiel à la tête de l’animal, soit à peine un quart de sa masse totale. Pour tout vous dire, je suis perplexe. Pour en avoir examinés de près, je suis sûre à 99,9 % que ce bec appartient à un Dunkleosteus d’espèce non déterminée ou inconnue.

 

 

La Professeure leva le nez de son sujet pour regarder son interlocuteur, après l’avoir ignoré pendant sa tirade. M. Méliès, qui l’avait attentivement écoutée, tentait de dissimuler, en vain, le sourire en coin qui se dessinait sur son visage. Ce nom semblait résonner en lui. Alors que pour moi, c’était simplement la preuve de l’existence d’un gros poisson-perroquet que l’on croyait disparu. Elle reprit :

– Avec les recherches océanographiques, la répertorisation des espèces, la technologie qui nous donne les moyens d’explorer des fonds marins toujours plus profonds, comment expliquer que personne n’ait jamais croisé sa route ?

Elle allait formuler une autre question, quand elle s’interrompit et ferma les yeux. L’homme qui la fixait avait l’air un peu décontenancé qu’elle s’arrête en plein milieu de son raisonnement, mais patienta. Moi, j’avais l’impression de voir des constellations de neurones clignoter au-dessus de sa tête, elle était en train de faire des liens. Ça ne dura qu’une minute ou deux. Puis, elle rouvrit les yeux et dit :

– Ok. Il est quasiment impossible qu’un prédateur d’une taille si importante ait survécu à cette période qui s’est achevée par une extinction massive des espèces, résultat de bouleversements climatiques et géologiques dont on n’a même pas une idée précise, sinon qu’ils étaient immenses. Et dans un environnement devenu hostile à la vie – on parle même d’anorexie des océans –, ce poisson se serait adapté aux modifications de l’eau, à la raréfaction de l’oxygène, de sa nourriture. Il aurait évolué parce que la situation l’imposait, pour sa survie et trouvé refuge au seul endroit qui aurait été épargné par la diminution du niveau des océans… en d’autres termes, les abysses ? Et je dis « il » mais c’est un bon réservoir de la population de cette espèce qui aurait dû suivre le mouvement. C’est tout bonnement insensé.

C’était la première fois que je la voyais perdue. La première fois qu’elle semblait ne pas savoir quoi penser.

– Pour être honnête, lâcha M. Méliès après qu’un ange eût passé, mes connaissances sont extrêmement limitées en ce qui concerne la faune, qu’elle soit préhistorique ou contemporaine. Par contre, j’ai de bonnes notions de la valeur des choses, notamment de ce qui est ancien. Je ne parle même pas de rare et ancien !

– Je sens que vous avez une idée derrière la tête depuis le moment où je vous ai vu à l’entrée de mon bureau. Je crois peu en l’être humain et son prétendu désintérêt. Ce n’est pas pur amour de la science que vous êtes venu me soumettre cet échantillon. N’est-ce pas ?

– Je suis un homme d’affaires, un acheteur. Je sers avant tout mon propre intérêt mais pourquoi ne rejoindrait-il pas celui de la science ? Ça fait longtemps que je souhaite organiser une expédition sous-marine, je finance depuis presque deux décennies un projet, mené par des chercheurs du CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) dont le but est de concevoir un submersible hybride avec une capacité de déplacements multidirectionnels. Après une phase de développement, la construction a débuté en 2023. Alors que tout le monde avait ses yeux rivés sur les étoiles, j’étais persuadé que sous nos pieds se cachaient des trésors insoupçonnés. Mon pays ne peut se targuer d’investir suffisamment dans ce genre d’épopées – et je le dis avec grand regret. La France se contente de ses collaborations internationales et dans le secteur de la recherche, les cerveaux français ont tendance à s’exporter là où on n’a pas peur de mettre les moyens.

Cependant, conscients de cet état de fait, certains membres du gouvernement qui chuchotent à l’oreille de la présidente sont prêts à soutenir une ambition qui pourrait faire briller la France dans le monde. Et ce d’autant plus que la quasi totalité des fonds nécessaires à la réalisation de cette mission ne proviendraient pas de la poche du contribuable à son insu.

Si ce que vous dites est vrai, et je n’ai aucune raison d’en douter, la présence de ce poisson serait une découverte majeure et une opportunité d’étudier un animal qui aurait subsisté malgré tout, à l’heure où l’existence humaine entrevoit sa finitude.

– C’est bien joli tout ça, vos nobles intentions et intérêts personnels non dissimulés, étalés même, tout comme votre fric. Toutefois, j’ai la désagréable impression que vous faites beaucoup d’efforts de langage pour me rallier à une cause que vous ne pouvez que supposer commune. Sachez que je suis peu sensible au racolage. Moi, je ne fais pas de paléontologie pour vivre, je vis pour elle. Serais-je tentée de laisser mon imagination et mes théories au placard pour devenir une simple observatrice, à l’image de ces veinards de zoologues ? Évidemment. Mais pas à n’importe quel prix. Pour en revenir à votre expédition, où entameriez-vous votre plongée ?

– Près de l’endroit où a été retrouvée cette chose, dit-il en pointant du doigt le fragment.

– Plus au nord serait sûrement judicieux, répliqua-t-elle froidement. Cet échantillon a dérivé avant d’échouer sur cette plage. Si ce fossile vivant rôde dans les abysses, je vous suggérerai de commencer par la fosse océanique la plus profonde que l’on connaisse, celle des Mariannes.

– Je rejoins Paris demain. Si je m’occupe d’organiser ce périple de A à Z, sans que vous n’ayez rien à faire, hormis peut-être sur un plan matériel, lister ce dont vous auriez besoin pour mener à bien vos recherches, accepteriez-vous, nonobstant les réticences voire la méfiance que je vous inspire, de faire partie du premier équipage à dépasser le point le plus profond jamais mesuré baptisé Challenger Deep ?


Cet échange date d’il y a cinq semaines. Depuis, peu encline à ne serait-ce qu’évoquer la proposition de M. Méliès et alors que j’en avais conclu que sa réponse était négative, elle a changé d’avis un beau matin, en se levant comme une fleur. Elle avait finalement décidé d’en être et de m’embarquer avec elle par la même occasion, m’attribuant au passage le rôle d’intermédiaire entre elle et l’homme d’affaires, sa secrétaire, ses collaborateurs – en bref, entre elle et le reste du monde. Impossible de connaître la raison de ce revirement. De toute évidence, quelque chose m’échappait. Sans doute la même qui m’avait échappée lors de cette entrevue à trois. Et j’avais été trop occupée à servir d’antenne-relais pour dépenser de l’énergie supplémentaire à la cuisiner.

Quand même, il avait mis le paquet, ce Français. Certes, il n’avait pas accouché de ce sous-marin en un mois, il mijotait depuis longtemps et la découverte de ce bout de mâchoire ne fut que le déclencheur de cette aventure, néanmoins, je suis à bord d’un véritable bijou de technologie, de ce que je comprends du moins. C’est en tout cas en ces termes que M. Méliès parle de lui :

« L’Holothuria est un prototype qui vient d’obtenir le feu vert des autorités maritimes ainsi que celui des experts scientifiques après avoir été testé en conditions réelles. Il utilise la propulsion anaérobie, une technologie très récente qui permet, entre autres, au sous-marin de se passer d’air provenant de l’extérieur ; de l’hydrogène est fabriqué à bord afin d’alimenter une pile à combustible qui, en plus de présenter l’avantage d’une grande discrétion acoustique, ne le contraint plus à faire surface tous les trois ou quatre jours. Il peut rester immergé deux semaines, ce qui ne devrait causer aucun problème pour cette première plongée officielle. Nous avons tablé sur un maximum de cinq jours de périple, nous ménageant de ce fait une marge confortable par rapport à son autonomie.

En outre, cela permet de tenir compte de la bonne santé de l’équipage qui sera confronté au confinement et à la promiscuité, qui peuvent s’avérer difficiles à supporter pour celles et ceux qui n’y sont pas habitués. Étant donné qu’il a été conçu pour atteindre des profondeurs abyssales jamais égalées, nous ignorons au juste où se situe le seuil de tolérance général d’hommes et de femmes dans pareille situation.»

M. Méliès aimait discourir sur son engin, quitte à se perdre dans les détails techniques. Je dois dire que tant que ce truc est étanche et qu’il y a suffisamment d’air pour tout le monde, Archimède, ses principes et tout le tralala, je m’en moque un peu. Mais je comprends l’envie de cet homme de vanter les mérites de ce qui semble être un peu son « bébé ». Après tout, il baigne dans le monde des affaires et la promotion fait amplement partie de son job. C’est certainement la raison de la présence à bord de ce journaliste anglais, un certain Rickman. La presse quant à elle – c’est-à-dire quelques journaux soigneusement choisis – n’a été informée de l’opération qu’une fois l’appareil immergé, par un communiqué laconique. Il ménageait sans doute le suspens.

A priori, hormis qu’il s’agissait d’« une première étape symbolique de l’exploration des fonds marins de la planète, dans le but d’établir une cartographie complète des abysses dans les années à venir », personne – même parmi l’équipage – ne semblait véritablement être au courant de ce qui avait poussé le Français à avancer la date de cette sortie. Enfin, presque personne.

Comme ça traîne en longueur, je crois qu’il est temps pour moi de rejoindre la Professeure. Ici dans la salle de contrôle, je ne sers à rien et les gens commencent à me donner le tournis. Je n’ose même pas imaginer la fourmilière que ça doit être à bord d’un sous-marin militaire en pleine manœuvre, avec un équipage au complet.

Fort heureusement, nous ne sommes qu’une petite trentaine, dont les deux tiers sont des militaires qui se sont portés volontaires, les 8 restants étant des civils : une océanographe, un médecin, une paléontologue et son assistante, un journaliste accompagné d’une photographe, un cuisinier et enfin, le chef d’orchestre millionnaire.

Depuis notre départ, la Pr Grant s’était isolée dans le laboratoire équipé selon ses recommandations et destiné à son usage personnel. Certains ont pas mal transpiré pour la satisfaire, l’équipe technique ayant dû, à la dernière minute, installer une cloison afin de créer deux laboratoires distincts, parce que Madame ne voulait pas côtoyer de trop près cette océanographe française dont elle n’avait jamais entendu parler et qui empiétait sur ses plates-bandes. Un peu seulement.

Ainsi, Mme Mayol occupait le labo n°1, pendant que la Professeure et moi nous installions dans le n°2, mais si cela pouvait éviter qu’elle en vienne à assassiner quelqu’un, ce n’était pas négligeable.

Alors que cette ambiance était déjà très particulière pour quelqu’un de non averti, je me disais que c’était pour ma patronne que ça allait être le plus dur. Lorsque l’on tolère son prochain à condition qu’il se trouve à bonne distance ou qu’il ait une utilité dont on ne peut se dispenser, l’expérience de la boîte à sardines s’annonce pénible, pour ne pas dire insupportable. À bord, c’est probablement la seule qui craigne davantage les membres d’équipage que cet énorme poisson. Du reste, elle n’est ici que parce qu’il est peut-être là, quelque part.

Pour le moment, à l’heure où j’entre dans le laboratoire, elle en train d’inspecter et de disposer les équipements à sa convenance. C’est un rituel qu’elle reproduit sur chaque site de fouilles, mais dans un espace modeste comme celui-ci et déjà aménagé, on peut légitimement se demander si ce n’est pas autre chose que la pièce qu’elle essaie de ranger. Je ne vais pas la déranger, non seulement parce que je risque de m’attirer ses foudres, ce qui serait très contre-productif pour ma petite carrière, et peut-être aussi, parce que je comprends que ça lui est nécessaire pour se recentrer sur son objectif, dans le calme, tant qu’il règne encore.

Je l’abandonne donc un instant – de toute manière, je suis sûre qu’elle n’avait pas remarqué ma présence – je pars m’imprégner un peu des lieux. La descente vers les abysses va prendre quelques heures. La précédente expédition des Mariannes, celle qui a établi le record de plongée, a mis deux heures et demie pour atteindre les 10’000 mètres avec un sous-marin habité de 10m de long, soit le septième de celui dans lequel on se trouve. Le Commandant Moran, sous-marinier expérimenté de la Marine nationale française et autorité suprême à bord, estimait qu’au moins huit heures seraient nécessaires jusqu’à Challenger Deep.

Autant dire que j’avais amplement le temps de rejoindre la grande salle à l’avant, l’Aquarium, comme elle avait été baptisée. Vraiment, les couloirs sont étroits et mieux vaut regarder où l’on met les pieds ; les pas de portes ressemblent à des haies pour moi, alors que les personnes de grande taille, en revanche, sont obligées de courber l’échine. Je dois plaquer mon dos contre le mur à chaque fois que je croise quelqu’un, et sans traîner si c’est un militaire. Eux, ils sont dans leur élément tandis que je patauge dans la vase. Mais après l’effort, le réconfort : apparaît devant moi un espace, rien que le mot tranche sensiblement avec l’exiguïté partout ailleurs, si je devais manquer d’air, c’est définitivement ici que je le trouverais. C’est pour moitié le mess des officiers, et pour l’autre, la partie la plus en avant du submersible, juste avant le museau dans lequel est logé le sonar. On se croirait dans un salon surplombé d’un énorme plafond vitré jusque sur les côtés, composé d’une dizaine de vitres. Il offrait une vision panoramique de l’environnement dans lequel nous naviguions. On ne voyait déjà plus la clarté de la surface et les lumières à l’intérieur gagnaient en intensité au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans la pénombre.

Quelle vue. Je me rends bien compte de l’étrangeté de cette remarque, je ne vois rien de particulier, mais cette immensité d’un bleu profond m’arracherait presque des larmes. J’ai l’impression d’être dans une bulle hors du temps, tout le monde vaque à ses occupations ; ils sont là dans un but bien précis, moi je ne fais qu’accompagner quelqu’un qui se passe aisément de toute compagnie. Je bois mon café sur un fauteuil au milieu de cette salle, de l’océan et je suis la seule à me repaître de ce spectacle. Ma patronne, au même titre que les autres, sont des spécialistes dans leurs domaines respectifs et pourtant, ils passent à côté du reste. Au final, le petit complexe que je trimballe, ce regret de n’être capable que d’écumer la surface des choses semble, ici et maintenant, si dérisoire…

Nom de… qu’est-ce que c’est ? Un son assourdissant retentit et un feu tournant, situé à l’entrée à côté de la porte, projette un rayon orangé sur les murs de la salle. Ensuite, c’est au tour des haut-parleurs fixés sur les parois du mess de grésiller dans mes oreilles, jusqu’à ce que la voix du Commandant Moran soit audible. Il informe les occupants, dispersés de part et d’autre du sous-marin, que nous venons d’atteindre et de dépasser les 10’898m du record établi en 2012 et que la descente se poursuit sans encombre. J’ai dû m’assoupir. Mince, il faut que je retourne au laboratoire, elle va quand même finir par s’apercevoir de mon absence.

Je me hâte, je me surprends même à retrouver mon chemin avec facilité – par contre je ne passe toujours pas les pas de portes avec aisance – et j’entre. La Professeure est assise sur le bureau et me fait face. En temps normal, je crois que j’aurais été fusillée. Elle me demande de m’asseoir sur un tabouret et dit calmement :

– Je sais que vous et moi ne sommes pas sur la même longueur d’ondes, que nos styles de vie divergent et que la façon dont j’appréhende le lien humain est fondamentalement différente de la vôtre. Cependant, malgré mes humeurs, mes exigences, mes remontrances parfois, et le peu de reconnaissance que je semble vous témoigner pour le travail que vous accomplissez, il n’en est pas moins que je l’apprécie à sa juste valeur. Je le démontre en ne vous évinçant pas, ce qui, j’en conviens, est probablement trop subtil pour que quiconque d’autre que moi ne le remarque. Si je décide aujourd’hui de procéder un peu différemment, c’est qu’ici, parmi l’équipage, nous devons être sûres d’au moins pouvoir nous faire confiance.

La surprise doit se lire sur mon visage. À tel point, j’espère, qu’elle a quelques scrupules. Je la remercie et lui dis qu’il serait quand même bon qu’elle ne fasse pas que pointer ce qui ne va pas si elle compte garder une assistante. Mais pourquoi me parle-t-elle de confiance, d’un ton si grave ?

Elle poursuit :

Si je vous parle de ça, c’est que j’ai de gros doutes concernant les intentions réelles de M. Méliès. C’est la raison pour laquelle j’ai tenu à ce que vous verrouilliez les conditions de ma participation, et insistiez sur un point tout à fait crucial : la présence d’armes à bord. Dans un sous-marin, j’avais évidemment en tête les torpilles, non pas les harpons et couteaux de plongée classiques. J’ai examiné les plans et me suis rendue pendant votre absence aux endroits les plus fréquents où l’on place une salle des torpilles : je n’ai rien trouvé. Mais attention, les perspectives de rencontrer un Dunkleosteus peuvent faire naître des ambitions, même à des scientifiques. Donc j’aimerais que vous comme moi restions sur nos gardes. Ce n’est pas un voyage de plaisance.

En réponse à mon acquiescement ferme, yeux dans les yeux, elle arbore un sourire chaleureux, timide mais chaleureux. S’il est bien une chose que je dois lui reconnaître, c’est sa droiture, une fidélité au principe de déontologie. La paléontologie est la seule voie que rien ni personne ne peut dévoyer.

– À propos Professeure, je vous ai entendu dire que cette espèce de poisson avait été supplantée par les premiers requins, notamment parce que ces derniers étaient des prédateurs plus rapides et donc, plus efficaces.

– En effet. Tout semble l’indiquer. Je suis étonnée, j’avais l’impression que mes histoires de pierres ne vous intéressaient guère.

– C’est que les êtres vivants, au présent, m’attirent davantage. Comme il y a une possibilité que cette créature sillonne bel et bien les océans, je m’interroge. D’ailleurs, j’ai récemment vu un documentaire sur les requins qui parlait de leurs modes de reproduction qui varient énormément d’une espèce à l’autre. D’après vos recherches, vous êtes en mesure de savoir comment un poisson du Dévonien se reproduisait il y a des milliers d’années ?

– En tout cas, on peut formuler de solides hypothèses grâce aux fossiles et à leurs contemporains. Pour un poisson aussi ancien, et en comparaison à ses congénères de la même période, il était très évolué. Et donc, la reproduction ne fait pas exception à la règle ; on pense qu’il a été parmi les premiers poissons – vertébrés en général même – à présenter des caractéristiques sexuelles externes, qu’on appelle dimorphisme sexuel, et que la fécondation et le développement de l’embryon étaient internes, selon le mode dit vivipare. À priori, il n’y a aucune raison que cela ait changé.

Bon c’est pas tout ça…

La Professeure m’informe que pendant ma sieste intempestive, ROV, un sous-marin miniature – de 15m de long tout de même – téléguidé et adapté pour l’occasion à de telles profondeurs, est parti recueillir quelques échantillons, profitant d’une pause dans la descente. Au moment où elle m’évoquait qu’à côté on était en train de procéder à leur analyse, quelqu’un tape à la porte. C’est Joséphine Mayol, l’océanographe, qui me salue d’une voix douce, le sourire aux lèvres. De la petite enquête qui m’avait été imposée – et qui n’avait mené à pas grand-chose –, j’avais appris qu’elle était native de La Ciotat dans les Bouches-du-Rhône et titulaire d’un master en Sciences de la mer. On pouvait voir apparaître son nom sur plusieurs articles concernant le plancton, qui constitue 98 % de la biomasse des océans, merci internet.

En fait, elle était là pour se présenter – nous n’avions fait que nous croiser à l’embarquement – et pour partager avec la Pr Grant ses premières observations. D’après elle, ils contiennent essentiellement des microorganismes détritivores, c’est-à-dire qui se nourrissent des déchets d’origine organique ou non qui proviennent des couches supérieures de l’océan. Jusque-là, rien de très étonnant, hormis l’omniprésence de microplastiques dans les spécimens récoltés – ce qui est plutôt consternant qu’étonnant. Mais si elle s’est permis de venir frapper à notre porte, c’est qu’elle a noté la présence d’une bactérie singulière et que l’opinion d’une consœur, quand bien même elle officie dans un autre domaine, serait plus que la bienvenue. Ma patronne chausse de suite ses lunettes et saisit les deux photographies que la Française lui tend.

Elle dit :

– Tout comme moi, vous savez que ceci est une cyanobactérie. Ce qui n’est pas une surprise, on les trouve en abondance sur la planète et elles sont assez résistantes pour subsister dans des milieux hostiles. Je ne vais pas m’attarder sur le fait que ce type d’organismes réalise la photosynthèse et qu’aux profondeurs où l’on se trouve, si loin du moindre rayon de soleil, cela pose question, encore que d’autres formes de « respiration » soient connues sur terre ou dans les mers.

Les fossiles de cyanobactéries, qui attestent de leur existence il y a quelques milliards d’années, démontrent qu’elles possédaient déjà une structure relativement complexe.Or, ce que je vois sur ces clichés est archaïque. Elle est vivante mais cette espèce semble antérieure aux fossiles jusqu’alors découverts.

Les deux femmes se regardaient, songeuses.

Une vingtaine d’heures après cette découverte

Et voilà qu’à nouveau s’allume un gyrophare – oui malheureusement, cette lumière aveuglante est présente dans toutes les pièces principales du submersible – la voix de M. Méliès érayée par l’ampli résonne et demande à la Pr Grant ainsi qu’à son assistante et à Mme Mayol de le rejoindre dans le salon vitré. Cette pause tombait à point nommé. Depuis qu’elles avaient vu cette bactérie, les deux scientifiques s’étaient réparti les échantillons et poursuivaient les analyses, chacune dans son labo, et communiquaient au fur et à mesure via talkie-walkie pendant que je tentais de taper au propre les observations gribouillées par ma patronne. Ça devait faire des dizaines d’heures, en tout cas, qu’elles travaillaient de la sorte. La Professeure piquait des siestes sur son tabouret, avachie sur son plan de travail. Elle ne sortait que pour aller aux toilettes et, même si elle ne semblait pas avoir d’autre faim que la recherche, je ne pouvais m’empêcher de lui porter à boire et à manger.

Elles n’étaient pas les seules à s’être enfermées. Lors d’une de mes déambulations salutaires, j’ai appris que M. Méliès avait convié le journaliste dans ses quartiers et qu’ils n’avaient que brièvement montré le bout de leur nez ; ils préparaient sûrement un livre sur le millionnaire dont je vois déjà le sous-titre : portrait d’un riche aventurier des temps modernes. Une biographie davantage qu’un article scientifique de toute évidence, puisque la seule qui se documentait véritablement, c’était Shana, la photographe. ROV n’était pas seulement capable de réaliser des prélèvements, muni d’appareils photo installés par ses soins et déclenchés à distance, il prenait des clichés dont elle espérait que l’un d’eux lui vaudrait peut-être le Pulitzer. C’était une personne charmante au demeurant, très calme au moment de prendre une photo et survoltée entre-deux, avec laquelle j’ai pu échanger lors des mes aller-retours au mess.

D’ailleurs, c’est la première que j’aperçois quand nous entrons toutes les trois dans cette immense salle. M. Méliès et M. Rickman nous attendaient. Le premier nous informe que nous nous trouvons à environ 15km de la surface et que depuis qu’on a dépassé les 11km, le sous-marin descend beaucoup plus lentement, en raison de la pression hyperbare et de l’hypothèse qu’il touche un fond, c’est-à-dire une plaque tectonique océanique. À ce que j’ai compris, la Fosse des Mariannes forme une sorte de croissant d’à peu près 2’500km de long, les descentes sont donc entrecoupées de pauses et de déplacements horizontaux.

Mais s’il nous a priées de le rejoindre, c’est que le Français voulait que l’on apprécie l’environnement dans lequel on évolue, en éteignant toutes les lumières de la pièce et en allumant – enfin – les projecteurs placés au devant du submersible et réglables à l’intensité souhaitée.

Pendant quelques secondes, nous avons été plongés dans le noir le plus total, et la lumière a commencé à se diffuser sous nos yeux : une lumière à la fois vibrante dans ses teintes irisées et étrangement douce, en contraste peut-être avec l’épaisseur de cette pénombre. Rien à voir avec une guirlande de Noël. J’ai l’impression de contempler un ciel étoilé dont la palette de couleurs est variée à l’infini ; des constellations d’êtres vivants microscopiques qui se ne révèlent qu’une fois éclairés, et parfois entre elles, des méduses dont on ne perçoit que des filaments arc-en-ciel, ondulant avec grâce comme les danseuses d’un gigantesque ballet. Devant ce spectacle, le silence a gagné la salle, où l’on ne peut être que muet si l’on est un tant soit peu humain.

Ma foi, la tolérance au silence étant pour certains limitée, voire à combler, M. Méliès propose que nous fassions table commune pour la première fois depuis notre départ. Ce qui, instantanément, déclenche une crispation inter-sourcilière chez la Professeure qui pensait pouvoir continuer son marathon d’analyses de ce germe antique et de ses éventuels congénères. Tout le monde est allé s’asseoir, elle était la seule debout. Sans doute, pour elle, ce n’était qu’une perte de temps même si je ne comprends pas au juste pourquoi elle cherchait à ce point à en gagner. Peut-être ne le savait-elle pas elle-même. Alors que je songeais à cette facette qui ne semblait pas saillante auparavant, on a tous entendu le Commandant Moran pousser un cri à travers le haut-parleur. Et l’instant d’après, un grincement pareil à celui d’une carlingue d’avion qui éraflerait le sol a résonné, le sous-marin s’est arrêté net et les lumières se sont éteintes. À l’aide de lampes de poche, Mme Mayol et Shana ont balayé le plafond, mais à l’exception d’une sorte de boue claire grisâtre collée sur les vitres, on ne voyait rien. M. Rickman dit d’un ton désappointé :

– C’est ça le fond de l’océan ? Ça, le fond des Mariannes ? Une cuvette pleine de vase ?

– À quoi vous attendiez-vous, au juste ? interrompt la Professeure. Évidemment qu’au fond, il y a de la vase ! Ici, on l’appelle la neige marine : la matière organique qui se décompose descend dans les profondeurs, où elle continuera à se décomposer et à nourrir d’autres organismes. Sans compter bien sûr toute la merde humaine qui coule tout aussi bien et se retrouve exactement au même endroit que le reste, à ceci près qu’une partie ne se décomposera pas. Faites pas cette tête, vous êtes au cœur de l’« humus » des océans, là où la mort nourrit le vivant !

Elle semblait si apaisée – un chouïa agacée certes – en lâchant cette phrase, comme si elle était d’un grand réconfort alors que nous étions visiblement dans la mouise, pour être polie. Les lumières ont commencé à se rallumer et le Commandant Moran a pris la parole pour nous avertir que l’équipe technique était en train de vérifier l’état des machines et du système de propulsion, et qu’en attendant, nous étions priés d’avoir la bonne idée de rester là où nous étions afin de ne pas traîner dans les pattes des militaires.

Avec un peu de chance, nous étions simplement échoués sur un banc de sable en décomposition… grouillant d’autres bestioles inconnues. J’espère juste qu’il n’existe pas de sables mouvants sous l’eau. L’océanographe prend la parole :

– Certes, nous sommes dans de la vase mais je ne suis pas sûre que nous soyons littéralement au fond. À en juger par le grincement métallique quand nous avons touché « quelque chose », je dirais qu’il doit y avoir de la roche. M. Méliès, un peu d’éclairage serait le bienvenu quand ce sera possible.

Combien de temps allaient prendre ces vérifications ? Et si… je n’ose pas songer à la suite de ma phrase. Les mines autour de moi étaient défaites. Toutes, sauf celles de la Professeure, qui avait une hâte non dissimulée que ce sous-marin miniature puisse aller prélever un peu de cette boue abyssale, et de Mme Mayol qui était moins frénétique mais certainement emballée à l’idée d’en placer un peu sous une lamelle de microscope. Ma patronne se consolait peut-être comme elle le pouvait, après tout, nous avions embarqués pour apercevoir un poisson millénaire qui n’a toujours pas daigné se montrer. M. Méliès avait précipité l’expédition « dans ce but et ce but uniquement », ce sont ses mots. Quand à M. Rickman, qui semblait davantage intéressé par le millionnaire ou les millions du millionnaire, depuis l’échange sur la vase, il était muet comme une carpe. Shana, elle, continuait à prendre des photos depuis l’intérieur pour les archives plutôt que pour la postérité. Et alors que cette ambiance commençait à me déprimer, j’ai décidé de faire le vide en attendant, et les méduses croisées toute à l’heure m’y ont beaucoup aidée.

Quand j’ai rouvert les yeux, les lumières s’étaient rallumées et on pouvait entendre un vrombissement sourd, comme au début de notre périple, mais par intermittence. Les techniciens se démenaient certainement dans la salle des machines. L’ambiance était toujours pesante dans cette salle plongée dans l’expectative. Cependant, alors que ces messieurs noyaient leur déception ou leur angoisse dans des verres, les trois autres femmes à bord s’affairaient : grâce aux projecteurs qui étaient à nouveau fonctionnels à l’extérieur du sous-marin, Mme Mayol et la Professeure Grant observaient à travers les vitres ce dans quoi nous étions embourbés et tentaient d’apercevoir un morceau de roche quelconque susceptible de nous donner un indice d’où nous avions bien pu atterrir. Elles avaient opté pour une faible intensité afin de troubler le moins possible les habitants des lieux, s’il y en avait. Sur les côtés, les baies étaient maculées de vase et le milieu était dégagé mais il faisait tellement sombre. Sur la droite de l’appareil, on pouvait vaguement distinguer une paroi rocheuse et en face, une autre, à moins que ça ne soit toujours la première, crépie de cette substance visqueuse qui la rendait à peine plus claire. Pour quelle raison celle-ci était-elle recouverte de vase et pas l’autre ? me demandai-je. Comme je n’y connais rien en matière de courant sous-marin, j’imagine que c’est une chose de plus à ajouter à la longue liste des choses qui m’échappent. Mais quand même, pourquoi la vase est-elle étalée, comme si quelqu’un l’avait tartinée sur un carré de quelques dizaines de mètres ?

Tout à coup, je suis coupée dans le fil de mes pensées par M. Méliès qui, sorti de sa propre torpeur et gagné par une impatience visible sur son corps, s’écrie qu’il a vu quelque chose bouger, une ombre. Personnellement, des ombres, ici, je ne vois que ça. Mais malgré les autres qui disent qu’ils n’ont rien vu et que c’est sûrement un poisson ou une pieuvre, comme nous en avons croisés, il décide néanmoins de se saisir de la commande de l’éclairage et d’en augmenter l’intensité, ce qui provoque l’ire de la Professeure ainsi que celle de l’océanographe. Seulement le millionnaire n’écoute rien – la peur est irrationnelle et mauvaise conseillère de surcroît –, il reste sur son idée fixe et, hormis ce que j’identifie comme étant une baudroie grâce au lampion qu’elle agite au-dessus de son front et la fameuse paroi moins floue qu’auparavant, il n’y a rien. Les haut-parleurs se sont d’un coup mis à grésiller et le Commandant Moran nous a fait un bref rapport sur notre situation : les dégâts étaient négligeables, bien que personne n’ait pu vérifier l’état de la coque externe inférieure. Aucune brèche, les machines fonctionnent, il s’adressait à nous pour nous prévenir qu’avant de tout réenclencher, il allait faire marcher l’hélice caudale qui est, elle aussi, partiellement bloquée par la vase. Dans moins d’une heure, nous devrions pouvoir nous remettre en mouvement. Une bonne nouvelle alors que le ton continue de monter dans l’Aquarium.

J’essayais de ménager la chèvre et le chou, comme on dit, quand Shana a proposé d’envoyer ROV sonder les environs ; il n’est pas muni que de bras robotisés et d’appareils photo, il permet d’aller au plus près de la zone à explorer et possède ses propres spots. En plus, comme il est fixé sur le flanc supérieur du submersible, il a dû être relativement épargné par l’atterrissage forcé. Cela semble être un bon compromis, j’en veux pour preuve que les discussions animées ont cessé aussitôt. L’ayant manié à quelques reprises, c’est la photographe qui a pris la télécommande avec écran intégré en mains ; elle active ROV et, alors que M. Méliès consent à rendre la commande de l’éclairage de l’Holothuria et que Joséphine en baisse immédiatement l’intensité, elle allume les spots du petit sous-marin. La Professeure ne manque pas de lui glisser à l’oreille qu’effectuer des prélèvements était une nécessité absolue, Shana s’est contentée d’acquiescer et a enclenché la manœuvre. Il était préprogrammé pour ces tâches. Pendant ce temps où il était immobile, elle avait le loisir de prendre des photos de cet « humus », qui avait une couleur encore moins descriptible une fois éclairé. Le millionnaire s’était calmé, mais je me disais que ça allait être de courte durée à en juger par le trépignement d’un de ses pieds, ou était-ce M. Rickman qui devenait pénible à la longue avec ses questions qu’il aurait très bien pu poser à une autre occasion que lors ce périple.

Shana a continué à diriger ROV, qu’on voyait désormais puisqu’il était pile en face de nous, l’approchant délicatement de la paroi en partie recouverte de vase. Quand soudain, la roche sur laquelle le sous-marin reposait s’est mise à vibrer. Nos jambes flagellaient littéralement, nous avions les yeux rivés sur le sol par réflexe lorsqu’en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le submersible miniature était attaqué par une masse énorme, des mâchoires d’acier.

La vision a été brève, un flash presque, et puis le noir le plus total. Je cherchais la Professeure du regard, elle était derrière moi au moment où ROV sondait les environs ; en fait, elle s’était précipitée à l’extrémité de la pièce et était collée au dernier bout de vitre avant le museau du sous-marin. Après quelques minutes, histoire que je me remettre un peu de mes émotions, je me suis avancée pour voir si elle allait bien. Son regard était fixé sur la paroi à nouveau plongée dans la pénombre. Elle s’est tournée et m’a dit : « Elle est là. » Comment ça « elle » ? Ses yeux étaient gorgés de larmes. On aurait dit une petite fille. Une fraction de seconde. Rapidement, elle s’est débarrassée de ses larmes et son regard s’est assombri. J’ai pensé que ça avait un lien avec ce qui se passait derrière nous, M. Méliès voulait à nouveau rallumer les projecteurs, elle s’est inclinée vers moi et m’a chuchoté à l’oreille : « Le rêve enfoui de tout paléontologue est de voir l’un des animaux qu’il étudie en vie, c’est pourquoi cette apparition m’émeut tant. Plus que tout au monde, je souhaiterais l’observer comme le zoologiste a la chance inestimable de le faire tous les jours, mais… là n’est pas notre place. »

Je ne comprenais pas. Avait-on vu la même chose ? On dirait que le plus important dans ses déclarations, c’était ce qu’elle ne disait pas et cela faisait trop d’énigmes pour moi ! Mais avant de pouvoir lui faire part de quoi que ce soit, celui qui nous avait convié à l’« aventure » s’était à nouveau emparé de la commande et commençait à éclairer notre vis-à-vis progressivement.

Mon dieu… Qu’est-ce que c’est que ça ? Ce crâne, je l’ai déjà vu. Pourtant, aucun mot ne saurait décrire avec justesse ce qui se trouve en face de moi. Il est bien plus grand qu’un requin, plus musculeux encore, ses « dents » pourraient sans doute broyer n’importe quoi, y compris l’acier. Je me sens mal, cependant, je n’arrive pas à détacher mon regard. Les mouvements de sa queue sont lents, et ses yeux qui brillent nous scrutent. Est-ce un ring d’observation ? En théorie, les 70m du sous-marin devraient le dissuader d’attaquer. N’est-ce pas ?

Quand brusquement, il se met à claquer des mâchoires et se jette sur le nez du submersible. Puis, un éclair. La commande toujours dans la main, M. Méliès avait poussé l’intensité des projecteurs à leur maximum. Ébloui, sans doute, j’ai vu une queue disparaître sur la gauche. Mais pour combien de temps ? La Professeure s’est mis en face de M. Méliès, elle le fusillait du regard. Elle lâche d’un ton posé et ferme, les mâchoires serrées :

– Il va revenir. Et nous allons faire surface aussitôt que nous aurons le feu vert du Commandant Moran. Est-ce que c’est clair, Monsieur ?

– Je ne crois pas, répond le Français, un petit rictus désagréable au coin de la bouche. Je ne suis pas descendu si bas pour remonter les mains vides. Après tout, inutile de cacher plus longtemps les intentions qui étaient les miennes avant que ce monstre ne les réduisent à néant ou presque. Voyez-vous, je ne suis pas qu’un collectionneur de fossiles, je suis également un chasseur dans l’âme. Ce sont les trophées et le prestige qu’ils me donnent qui motivent mes choix et mes investissements. L’ironie a voulu que l’engin destiné à poser une balise sur le Dunkleosteus ait été détruit par nul autre que lui. Avalant par la même occasion la carte mémoire contenant les photographies de Shana et les échantillons de cette crasse dans laquelle nous baignons, qui semblent tant vous importer.

– Vous avez essayé tant bien que mal de camoufler cette odeur nauséabonde qui émane de vous, mais mon nez est sensible, c’est pourquoi je trouve la plupart des gens incommodants. Puisque vous décidez de jouer cartes sur table, allez jusqu’au bout. Vous voulez tracer un poisson millénaire pour le pêcher ensuite et poser à côté de sa carcasse, devant un parterre de journalistes ? Comment comptiez-vous vous y prendre ? Il ne quittera pas son habitat, ni vivant ni mort.

– Si vous leviez le nez de vos ossements de temps à autre, vous sauriez que l’homme a inventé le navire-grue, capable de remonter des charges jusqu’à 1’000 tonnes ; votre poiscaille-là n’en pèse que quatre ou cinq. Et le seul souci qui restait il n’y pas longtemps encore, était celui de la profondeur depuis laquelle il faudrait le tracter. Mais je crois que nous sommes la preuve vivante que ce problème n’en est plus un.

– De toute manière, celui qui devait marquer l’animal vient d’être réduit en bouillie, nous allons remonter, ce n’est plus qu’une question de minutes avant que les moteurs redémarrent. Vos projets abjects de gros égoïste tombent à l’eau. Et rien ne pourrait me réjouir davantage.

– Je n’ai pas encore dit mon dernier mot. Je lui collerai une puce quoi qu’il en coûte. Quitte à ce que ce ne soit pas moi qui en récolte les lauriers. L’un de mes fils reprendra le flambeau.

 

Sidérée par ce que j’entends, comme les autres à mes côtés d’ailleurs, je vois M. Méliès se tourner en direction du mess et entamer une course vers la porte d’entrée. La Professeure se lance à ses trousses et je suis à la ramasse derrière, inquiète de la tournure que prenaient les événements, aussi bien à bord qu’avec ce qui rôde à l’extérieur. Pour un ventripotent à la cinquantaine bien tassée, il était assez agile pour ne pas se casser la figure en passant les portes. Les successions de couloirs étroits devenaient soudain un dédale, et heureusement, que la Professeure, qui avait senti ma présence dans son dos, me guidait en énonçant le nom des salles traversées – et que j’avais eu la brillante idée de les parcourir pendant les temps morts.

Après une ou deux, je l’ai entendue me crier « salle de plongée ». J’y étais presque. C’était une grande salle avec le matériel nécessaire pour équiper l’ensemble des personnes à bord. Le sas de sortie était juste au-dessus, accessible par une longue échelle, puis une écoutille, situées au milieu de la pièce. Il ne comptait tout de même pas sortir ? Personne ne pourrait résister à la pression à ces profondeurs, pas sans un équipement ultra-sophistiqué.

À l’opposé de la porte d’entrée d’où je suis entrée, je voyais M. Méliès qui avait déjà enfilé les jambes et un bras d’une combinaison, sensiblement différente de celles qui étaient accrochées sur le mur de gauche – elle semblait sortir tout droit d’Objectif Lune –, et la Professeure était derrière lui, agrippée à son bras, tentant désespérément de le maintenir plié dans le dos du Français. Malgré son engagement, la lutte était inégale, ma patronne était menue et sa force de caractère n’allait pas peser lourd. D’un coup sec, l’homme réussit à la dégager, et ma patronne s’est retrouvé plaquée contre le mur du fond. Avec une grande rapidité – il avait dû s’entraîner –, il a enfilé la deuxième manche, a saisi des bouteilles d’oxygène, un scaphandre avec plein de tuyaux qui pendouillaient et un harpon plus étoffé que la normale, et il essayait désormais de gravir les échelons, ce qui n’avait pas l’air d’être une mince affaire : cet équipement semblait tout sauf souple et léger.

Pour ne rien arranger à la situation, les moteurs ont commencé à ronronner – le doux son de la délivrance – et le sous-marin à vibrer. Le Commandant Moran annonçait que nous pouvions nous remettre en route et qu’en tant que militaire, il n’attendrait pas la confirmation de M. Méliès, quand bien même il lui avait donné l’ordre de ne quitter la zone sous aucun prétexte avant que la mission ne soit menée à bien.

Secouée mais pas abattue, la Professeure entamait la montée à l’échelle quand le submersible a commencé à tanguer, sans doute à cause du bourbier dans lequel il devait redémarrer.

Pendant ce temps, le Français était parvenu dans le sas et écrasait les mains de ma patronne qui arrivait au niveau de l’écoutille. Il n’a pas seulement perdu la tête, c’est un vrai salaud !

Je me suis précipitée vers l’échelle, j’espérais pouvoir la retenir si elle venait à chuter ; il avait déjà réussi à lui faire lâcher une main. Malheureusement ce que je craignais s’est produit : l’instant d’après, sous la répétition des piétinements, elle a complètement lâché prise et nous nous sommes toutes les deux écroulées sur le sol. Le sous-marin ne cessait de tanguer, le mouvement semblait s’amplifier, à tel point que nous avons roulé sur le côté et nous sommes retrouvées la tête au milieu des combinaison de plongée pendant que des étagères se cassaient la figure ou faisaient des aller-retours de droite à gauche de la pièce. Au son de ses bottes percutant le plafond, on pouvait se imaginer que M. Méliès tentait de ne pas perdre l’équilibre ; intérieurement, je souhaitais tout le contraire : une fois par terre, il n’aurait représenté aucune menace.

Soudain, nous avons ressenti comme un à-coup sec, qui nous a fait valdinguer au fond de la pièce. Mes yeux s’étaient refermés pour ne pas voir ce qui allait peut-être nous arriver dessus, et c’est à cet instant que nous avons entendu un bruit sourd et métallique, quelque chose était venu s’écraser non loin de nous. Enfin c’est ce que je croyais.

Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai laissé échappé un cri d’effroi qui a certainement résonné dans toutes les salles. M. Méliès était tombé au travers de l’écoutille depuis le sas et avait terminé sa chute sur un râtelier à harpons qui avait glissé au moment du redémarrage et avait buté contre l’échelle.

Je hurlais à la Professeure d’appeler vite le médecin, mais elle me répondait qu’il n’y avait plus rien à faire. Cette phrase, cette vision, cette idée me tétanisent. Ensuite, c’est le trou noir. Je ne me souviens ni du temps, ni des conditions de notre voyage de retour, et encore moins d’un quelconque pacte d’omission passé entre les personnes présentes dans le salon au moment de son apparition.

J’ai refait surface en même temps que le sous-marin.

Le lendemain du retour de l’équipage de l’Holothuria sur la terre ferme

Communiqué de l’attaché de presse de la famille Méliès :

La mort de M. Méliès est un regrettable événement qui n’est en aucune façon imputable à qui que ce soit. Cette expédition était risquée et toutes les personnes en étaient conscientes dès le départ, M. Méliès, en tant qu’organisateur, en premier lieu. Les circonstances dans lesquelles il a trouvé la mort sont on ne peut plus simples : l’Holothuria a touché un fond entraînant l’arrêt momentané des machines. À peu près concomitamment avec le redémarrage du sous-marin, ce dernier est entré en collision avec un objet non-identifié. Cela a provoqué une large secousse, et M. Méliès qui se trouvait alors dans la salle des équipements de plongée, a basculé sur un râtelier à harpons qui reposait au sol. La mort est survenue en quelques minutes. Une autopsie a été pratiquée dans le souci de ne pas laisser la moindre place au doute, et le rapport du médecin légiste est sans appel, il confirme la thèse accidentelle.

Concernant le but de cette mission à présent, certaines informations ont fuité dans la presse au sujet d’un monstre sous-marin qui aurait été à l’origine de l’expédition ou de la collision. Aucun spécimen que l’on puisse rapprocher d’un pareil animal n’a été observé. Les chercheurs à bord ont prélevé des échantillons, toujours en cours d’analyse à l’heure où nous parlons. Les premiers résultats que je suis en mesure de vous communiquer sont d’abord que de nouvelles espèces ont été découvertes ; ensuite, qu’au vue des millénaires s’étant écoulés et de l’évolution des océans pendant ce laps, il est jugé plus qu’improbable qu’une ou plusieurs créatures préhistoriques soit présentes dans les profondeurs de la Fosse des Mariannes.

Ce d’autant plus, que les abysses sont loin d’être épargnées par la pollution humaine, dont je vous laisserai par vous-mêmes constater l’ampleur – chaque organisme récolté, jusqu’aux plus petits d’entre eux, a ingéré des microplastiques – grâce aux clichés plus qu’évocateurs de Shana, la photographe lors de cette mission. D’après la Pr Grant, la paléontologue présente à bord, les restes de bols alimentaires retrouvés dans l’estomac de grands poissons préhistoriques indiquent qu’ils se nourrissaient d’autres poissons et que de multiples parties telles que les os et certains organes n’étaient tout simplement pas digérées, contrairement à la chair. En raison de cette sensibilité, de la difficulté à régurgiter des plastiques de taille conséquente et de formes hétéroclites, ainsi que du peu de proies de dimensions suffisantes, à priori, pour rassasier un poisson d’environ dix mètres, la Professeure arrive à la conclusion que si le temps n’avait pas causé sa perte, l’homme et ses agissements depuis, si.

Sur la côte est des États-Unis

Je suis de retour à Boston, je contemple la mer, assise sur le sable d’une plage jouxtant le campus de l’université. Je m’accorde une petite pause avant de retourner auprès de la Professeure. Il me semble qu’elle s’est adoucie. Le sentiment de n’être qu’utilitaire s’est transformé en quelque chose qui ressemble davantage à une collaboration. Désormais, à côté du travail, il lui arrive même de me raconter, de m’en dire plus sur ce qu’elle a entre les mains, de m’interroger même, curieuse d’entendre à quelles conclusions j’aboutis. Cette plongée n’aura peut-être pas été que profitable à cette créature esseulée. J’ai eu l’impression qu’elle sous-entendait quelque chose quand, tout à l’heure, elle m’a demandé si j’avais déjà entendu parler de dé-évolution. Je suis sûre qu’elle n’a pas lancé cette question par hasard… La seule chose que j’ai trouvé à dire fut : « l’évolution peut-elle se défaire ? Existe-t-il des cas de régression pour la survie d’une espèce ?». La Professeure esquissa un sourire en guise de réponse.

Fosse des Mariannes, à un peu plus de 15km de la surface

Dans les abysses baignées par l’obscurité, un courant doux berce les algues, les méduses volettent, tapies, les pieuvres guettent ; hormis des cliquetis de pinces et de dents, le silence règne. Sous un duvet de neige marine, une entrée a été soigneusement dissimulée, celle d’une caverne sous-marine aux parois tapissées d’oeufs étranges, attendant le moment propice pour éclore. La vie trouve toujours un chemin.

 

Auteure: Kyaroru   Illustrationsstrohmian