Les Fantômes de Vineta

Je ne suis pas un homme d’équipage à proprement parler, je traîne de port en port sans vraiment savoir sur quel navire je vais embarquer. Je vogue sur les opportunités qu’offrent la Mer du Nord et la Baltique, Hambourg, Rotterdam, Saint-Malo, Stockholm ou même Tallinn, tous ces ports ont connu ma présence à un moment donné. La guerre a tout changé, les marins errants comme moi étaient désormais vus avec méfiance à l’heure où les sentiments nationaux étaient de plus en plus présents. Un Français comme moi était regardé avec méfiance par les capitaines allemands, et même les Suédois n’étaient pas très emballés à l’idée de me prendre à leur bord. Depuis le début des hostilités, je logeais dans une auberge à proximité du port de Stockholm, considéré comme un étranger, me sentant légèrement coupé du monde, ne serait-ce que par mon manque de connaissance de la langue des habitants du coin. Bien sûr, à force, j’étais capable de baragouiner quelques mots en suédois ou en allemand, pour avoir passé du temps sur des bateaux battant ces pavillons, mais leurs dialectes gutturaux m’étaient encore bien étranges. Enfin moins étranges que ce que j’ai vécu en sortant de ma période d’inactivité.

Un navire anglais avait mouillé dans le port et alors que je traînais entre les quais, saluant, à contrecoeur, certains capitaines m’ayant précédemment refusé une place sur leur navire, ainsi que quelques pêcheurs qui m’avaient permis de les assister afin de remplir mes poches de quelques piécettes bienvenues, j’ai pu remarquer l’Union Jack au sommet d’un de ses trois mâts. C’était ma chance. Je me suis précipité à ses abords, espérant rencontrer un membre d’équipage. Les Anglais étaient alliés de la France, un homme d’expérience comme moi pouvait légitimement y voir une opportunité de quitter le marasme scandinave dans lequel ma vie s’était enlisée depuis quelques mois. J’ai souvent navigué avec des Britanniques et en général, certains ont de solides notions de français. Pour faire bonne impression, je me suis préparé à dégainer mon anglais le plus correct. Celui qui fut mon premier interlocuteur était un mousse, un jeunot au poil naissant. Je lui ai posé les questions habituelles dans mon anglais rudimentaire. Y-avait-il une place à prendre pour un marin breton ? Quel genre de navire était-ce ? Pouvais-je rencontrer le capitaine ? Il faut croire que je ne me débrouillais pas si mal, j’ai eu très facilement les réponses escomptées. Oui, il y avait de la place à condition que le capitaine l’accepte. Il s’était retiré dans sa cabine pour faire les comptes de la cargaison que le navire allait transporter en direction de Londres, du fer et du bois. Bien que les chances de nous faire intercepter par un navire allemand étaient plus grandes que pour un bateau suédois ou danois, Londres offrait sûrement plus de possibilités d’embauche pour un gars comme moi. Après avoir été invité sur le bateau par le mousse, j’ai patiemment attendu que le capitaine sorte de son antre.

Les marins présents sur le navire, le Raleigh, étaient en majorité britanniques, bien qu’on pouvait compter quelques Français ou Hollandais. Mes futurs camarades me jetaient des regards en coin quand ils n’étaient pas trop occupés par leurs activités. On pense parfois, à tort, que les marins passent leur temps au port dans les bordels ou les auberges, mais il faut bien s’occuper de l’entretien du navire, de l’embarcation des marchandises, ou de tâches compliquées à remplir en haute mer.

Après quelques minutes d’attente, j’ai toqué à la porte de la cabine du capitaine. Après un meuglement m’invitant à entrer, j’ai poussé la porte et me suis présenté devant un homme d’un certain âge, à la barbe blanche bien taillée. Il était assis derrière un bureau en bois, rien de bien fantasque ou de trop richement orné. Il m’adressait un regard inquisiteur. J’ai alors compris qu’il attendait que je lui explique la raison de mon irruption dans ses comptes. Je lui ai exposé ma situation, mais après avoir entendu mon anglais, il m’a demandé de poursuivre en français, langue qu’il maîtrisait bien mieux que moi je ne m’exprimais dans la sienne.

Une fois mon monologue terminé, mon interlocuteur s’est levé et m’a examiné de la tête aux pieds. Pour avoir été chargé d’évaluer des jeunes mousses, afin de savoir s’ils étaient faits pour une vie en mer, je connais ce procédé. Je peux me targuer d’être un homme fort et donc de ne pas craindre ces évaluations. Le capitaine m’a demandé quels étaient les différents postes que je pouvais tenir sur un navire. Là encore, je ne doutais pas de mes compétences, je peux accomplir la totalité des tâches demandées sur un bateau de commerce, des années d’expérience m’ont offert une grande polyvalence. Bien évidemment, la question de ma paie s’est posée. J’avais tellement hâte de quitter Stockholm que j’étais prêt à accepter un salaire bien plus bas que ce que pouvait demander un marin avec mes aptitudes. Je me disais que je pourrais retrouver un salaire plus décent à Londres ou, si la chance me le permettait, en rentrant en France depuis l’Angleterre. Les négociations n’ont pas duré longtemps et le capitaine m’a envoyé voir le médecin du bateau dont la cabine se trouvait sous le pont, « histoire que je ne refile pas une quelconque saloperie au reste de l’équipage ».

Le docteur était un homme long au teint pâle, trop bien habillé à mon goût pour quelqu’un passant sa vie en mer. Il était plongé dans l’étude de planches anatomiques dont le texte n’était ni en anglais, ni en français. On aurait dit du suédois, mais certains mots différaient de mes connaissances, certes maigres, de la langue. En voyant que je tentais de déchiffrer les planches, le médecin m’a dit en anglais qu’il s’agissait de danois. Il s’est présenté à moi avec un ton monocorde. Il s’appelait Henning Laurensen, mais m’a demandé de l’appeler par son second prénom, plus commun, Peter. Quand je me suis présenté et que j’ai exposé la raison de ma visite, il s’est très vite enthousiasmé. Il avait étudié à la Salpêtrière et comme le capitaine, il parlait français, bien mieux que le loup de mer qui m’avait embauché plus tôt d’ailleurs. Alors qu’il m’examinait, délaissant ainsi ses planches, il me racontait avec passion ses années parisiennes. Je n’ai pas osé lui dire que je n’avais jamais mis les pieds dans la capitale, étant né à Brest et ayant passé la majeure partie de ma vie en France dans les ports, principalement du nord du pays, bien qu’il m’est arrivé de descendre jusqu’à Toulon à une seule occasion. Il décrivait Paris comme une ville formidable, évoquant son histoire, ses terrasses et ses habitants. Pour être honnête, je n’ai jamais vraiment eu affaire avec des Parisiens et les rares que j’ai eu le malheur de fréquenter étaient d’horribles bourgeois enfarinés dont les bonnes manières ne pouvaient que cacher l’hypocrisie. Mais Peter parlait avec tant de fougue qu’il avait presque réussi à me convaincre de faire un tour dans le coin quand l’âge aurait rongé mes muscles et m’empêcherait de vivre ma vie d’homme de la mer. Je lui ai demandé s’il en avait également parlé avec les Français que j’avais aperçus plus tôt sur le bateau. Sa réponse a manqué de me faire exploser de rire : la plupart de mes compatriotes à bord l’avaient interrompu après quelques minutes parfois avec tact, en prétextant une occupation importante sur le pont, ou en le menaçant de lui clouer le bec de façon plus directe. Si je n’avais pas autant besoin de cette embauche ou que j’avais une tâche qui m’attendait, je ne vous cache pas que j’en aurais sûrement fait de même. Peut-être m’étais-je assagi en restant à terre, je ne saurais le dire encore aujourd’hui, mais pour une raison inconnue, Peter m’était grandement sympathique.

Nous sommes restés encore trois jours à Stockholm. En discutant avec mes nouveaux compagnons de voyage, j’ai découvert la raison de l’animosité de la plupart d’entre eux envers le médecin de bord. Pour beaucoup, il était presque un Allemand. De plus, il vivait en reclus dans sa cabine, entouré de planches lugubres, et pouvait aux yeux de certains paraître totalement délirant. « Contente-toi de bien te porter et de ne pas te faire une blessure qui t’amènerait à devoir rendre visite à ce boucher en costume » m’a-t-on résumé plusieurs fois.

Cependant, après le départ d’un voyage dont la durée était estimée au mieux à dix jours, j’ai très vite eu à nouveau affaire à l’étrange Danois. Alors que je prenais mon repas, un des hommes du pont s’est précipité dans le dortoir où certains hommes et moi-même mangions ce que le cuisinier du navire appelait un potage. Un dénommé Woods venait de faire une chute depuis le haut du grand mât. J’ai laissé tomber mon bol et j’ai accouru avec deux autres compagnons afin de porter notre aide au blessé.

Quand nous sommes arrivés, Woods gisait sur le pont, inerte. J’ai demandé aux autres hommes présents ce qui s’était passé, ils m’ont répondu que dans l’obscurité naissante, le malheureux s’était pris les pieds dans les haubans. J’ai pensé qu’il était mort, avant qu’un râle de douleur ne sorte de sa bouche. J’ai immédiatement affirmé qu’il fallait l’amener au médecin. Ma déclaration fut aussi bien accueillie qu’une chaude pisse. Moi, le nouveau-venu, je me permettais donner des ordres ? Et surtout, après avoir beaucoup interrogé mes camarades, j’osais proposer qu’on amène le blessé au Danois ? Oui, j’osais. J’avais été mis à l’écart à cause de ma nationalité durant mon arrêt forcé en Suède, j’estimais que mettre en péril la vie d’un homme à cause de la nationalité du docteur était tout à fait inacceptable. La jambe de Woods formait un angle totalement anormal et il me semblait apercevoir un bout d’os transpercer le tissu de son pantalon.

Ce fut le Capitaine qui interrompit le tumulte d’insultes anglaises, françaises et hollandaises qui commençaient à envahir le pont. Il nous a ordonné d’amener Woods à Peter. Personne ne souhaitait se rendre dans la cabine du médecin et bien qu’ils le firent avec plus de respect qu’avec moi précédemment, certains autres marins protestèrent. J’ai fait ce qui me semblait juste. J’ai pris Woods, qui n’était pas un colosse, sous mon bras et j’ai filé voir le docteur.

Peter était plongé dans un livre dans un coin de sa cabine quand j’ai ouvert la porte d’un coup de pied et que j’ai posé Woods avec le plus de précautions possibles sur la table se trouvant au milieu de la pièce. Le Danois s’est immédiatement levé sans un mot et a observé le patient. Il m’a dit qu’il fallait l’immobiliser. J’entendais Woods souffler « Pas le Danois ». Et malgré le hachoir se levant au-dessus de sa jambe cassée – et je suis sûr qu’il y avaient d’autres solutions – j’ai fait de mon mieux pour tenir le blessé immobile.Peter a amputé la jambe du pauvre Woods. Dans l’instant, je n’ai pas mentionné ma remise en question de l’avis de Peter : pourquoi ne pas avoir simplement appliqué un garrot, comme j’en ai vu des dizaines au cours de ma carrière de marin ? Fallait-il vraiment en arriver à une telle extrémité ? Je commençais à comprendre la raison pour laquelle il était traité de boucher par les autres matelots. Plus tard, une fois où j’ai eu l’occasion d’en discuter avec lui, je lui ai fait part de mes doutes sur l’amputation de Woods. Sans méchanceté, ni condescendance, il m’a dit que les os de la jambe ayant amorti la chute avaient été broyés, réduits en miettes par le choc, et que Woods aurait plus souffert de ce membre tout bonnement détruit qu’autre chose. Cependant son attitude froide et austère au moment d’amputer Woods m’a depuis hanté en sa présence.

Une présence à laquelle j’allais bien vite devoir m’habituer, cette anecdote me servant à illustrer le caractère de celui qui allait être mon compagnon dans les événements qui allaient suivre.

Un soir d’orage, alors que nous allions passer de la Mer baltique à la Mer du Nord, les mâts du navire ont été illuminés par des feux de Saint-Elme. Certains y voient peut-être de bons présages, mais pour ma part, ça signifie surtout qu’on est en pleine tempête et que ça ne va pas aller en s’arrangeant. Les plus jeunes membres de l’équipage ont admiré les feux avec un air ébahi – alors que selon moi avec de pareilles conditions, ils auraient du être en train d’aider ceux qui faisaient leur possible pour que le navire ne parte pas par le fond. Même Peter était monté sur le pont pour donner un coup de main, malgré son physique de longue brindille, c’est dire à quel point ça sentait mauvais. C’était un sentiment qui me prenait aux tripes, je ne saurais pas l’expliquer. J’ignore si c’était par affinité ou par hasard, mais le docteur était avec moi en à s’occuper des canots de sauvetage, afin qu’ils soient prêts si le pire devait arriver. Et vu comment ça s’annonçait, je le voyais venir, le pire.

Les feux de Saint-Elme n’étaient pas les seuls phénomènes étranges de cette nuit-là. Certes la panique et la précipitation entraînées par la tempête peuvent m’avoir joué des tours. À la lumière des lanternes s’ajoutaient les éclats de lumière de la foudre. J’ai pu entendre des camarades parler d’avions allemands. Personnellement, je n’y connais rien, mais je doute qu’un pilote qu’il soit allemand ou anglais décolle dans des conditions pareilles, à moins d’être totalement dingue. Mais je m’égare.

Il me semblait entendre un chant angoissant au milieu de la tempête, je ne saurais dire si cette mélodie était accompagnée de paroles audibles. En tout cas, je peux affirmer que ce n’était ni de l’anglais, ni du français. Dans un premier temps, j’ai mis ça sur le compte de mon imagination, mais Peter m’a demandé si j’entendais des voix, car lui-même avait l’impression qu’un horrible requiem accompagnait le navire à travers la mer déchaînée. À moins que le Danois ne sache lire dans les esprits, je doute que nous ayons tous les deux la même hallucination auditive en même temps. Nous avons scruté les ténèbres de la Baltique pour déterminer l’origine du chant. Et c’est en me penchant par-dessus bord que j’ai compris que cette tempête n’était pas ordinaire.

Les vagues semblaient s’enfoncer dans la mer, comme aspirées par les profondeurs. Je n’ai jamais cru aux histoires de maelstrom gigantesque jusqu’à ce que je le voie de mes propres yeux. J’ai toute suite su que c’était la fin du Raleigh, qui, sans que personne ne s’en rende compte, se faisait petit à petit dévorer par ce monstre. Que faire ? Sauter dans un canot ? Non, si le navire ne survivait pas à la puissance des éléments, une barque ne ferait pas long feu. Il me semblait que la seule solution était de rester là, à contempler notre fin imminente.

Au fur et à mesure que les événements se précipitaient, l’équipage a commencé à se rendre compte de son funeste destin. Certains ont sauté à l’eau, espérant y trouver de plus grandes chances de survies. D’autres sont restés silencieux, terrorisés, incapables d’accomplir la moindre action. Les plus pieux se sont mis à prier. Peter, qui était toujours à mes côtés, a lâché une remarque apparemment méprisante, en danois, à leur sujet. Il était étrangement calme. Était-ce dû à son caractère ou parce qu’il avait connaissance de ce qui allait suivre ? Je pencherais pour la première option. Étant un homme de sciences, il ne devait pas prêter grand crédit à des légendes.

Petit à petit, le navire s’est abîmé, le craquement sinistre des mâts se brisant accompagnait cette mélodie froide et macabre qui parvenait toujours à mes oreilles malgré le boucan de tous les diables provoqué par la panique de l’équipage et la progression du Raleigh vers le statut d’épave qui lui était promis. J’ignore toujours comment j’ai survécu, ou pourquoi. Tout ce dont je me souviens de la suite de ces événements, c’est d’un seau projeté dans ma direction et d’une horrible douleur quand il a atterri dans mon visage. Après, c’est le trou noir.

J’ai d’abord pensé être mort. J’avais l’impression de flotter dans le néant, hanté par la mélopée funeste qui avait retenti au cours de la tempête. Le goût du sang avait envahi ma bouche. Puis, une lumière blafarde m’est apparue. J’ai commencé à retrouver mes esprits, l’odeur de la mer m’est parvenue, suivie par le cri des mouettes et finalement, la sensation qu’une main était posée sur mon épaule et me secouait. Avais-je simplement rêvé ? Étais-je toujours à bord du Raleigh, affalé sur mon hamac ?

Non, le sol était humide et froid. Je devais avoir échoué sur une côte. En entrouvrant les yeux, j’ai vu le visage long et morne de Peter. La tempête était finie, une lumière timide parvenait à se frayer entre les nuages gris. En revenant à moi, j’ai pu constater l’ampleur de ma chance et celle de l’infortune du Raleigh : des planches brisées gisaient autour de moi, c’était apparemment tout ce qui restait du navire. Peter semblait indemne, bien que sa chemise était sale et trempée. Il m’a demandé comment je me sentais. Honnêtement, je ne sais pas vraiment ce que j’ai répondu, ça devait plus ressembler à un grognement qu’à un mot. Nous étions apparemment les seuls survivants.

J’ai demandé à mon compagnon ce qu’il s’était passé et comment il s’en était sorti. Il m’a raconté que le Raleigh avait fini par se briser en deux sous la force du courant et que Peter avait tenté de nager vers la surface avant de perdre connaissance à cause du manque d’oxygène. Il s’était réveillé sur ce rivage inconnu à une vingtaine de mètres de moi et m’avait immédiatement aperçu. Il n’avait pas émergé depuis bien longtemps non plus.

Une fois nos esprits repris, nous avons observé autour de nous afin de savoir où nous avions échoué. Nous étions sur une fine bande de sable et au loin se dressait ce qui semblait être une colline d’où émanaient d’étranges lueurs que je ne saurais décrire par un autre terme que fantomatiques. Cela semblait la meilleure direction à prendre, d’autant que nous avons rapidement eu l’impression que la marée rongeait l’endroit où nous nous tenions.

Plus nous avancions vers la colline plus nous nous étonnions de sa taille et de sa forme. Elle avait un aspect tranchant, surmontée de ce qui ressemblait de loin à des piques rocheux. Ce n’est qu’après de longues minutes de marche, avec la sensation d’être poursuivis par la marée, que nous avons découvert la véritable nature de notre objectif.

C’était une ville, cernée de murs de pierres sombres. Les piques étaient les pointes d’une impressionnante construction qui dominait la cité. Elle semblait être construite sur plusieurs anneaux s’élevant pour atteindre le sommet et ce qui devait être être un fort, un palais ou encore une cathédrale. Une lueur verdâtre enveloppait la cité d’un halo surnaturel. Plus nous nous rapprochions, plus la ville devenait nette. Il était possible de distinguer de grandes portes à proximité de ports faisant le tour de la cité.

Nous avancions dans un silence uniquement troublé par le chant des vagues, le cri des oiseaux et le bruit de nos pas sur le sable.

Une fois arrivés à l’entrée de la ville, nous sommes passés sous une grande arche surmontée du visage d’une femme taillé dans ce qui aurait pu être de l’obsidienne. Elle était d’une grande beauté, les cheveux entourant son visage aux hautes pommettes comme si elle se trouvait sous l’eau. Ses yeux exprimaient une grande mélancolie. Du latin soulignait la sculpture : Nihil Aeternum. C’est en la voyant que Peter lâcha un nom : « Vineta ».

J’ai interrogé le Danois sur la raison pour laquelle il venait de dire ça. Il m’a alors conté la légende de Vineta.

Vineta était une cité-état très puissante au Moyen Âge, selon les récits. Une ville dont la beauté n’avait d’égal que son arrogance et celle de ses habitants. Peter m’a dit qu’il y avait autant de contes et légendes à son sujet que de personnes les narrant. À sa connaissance, qu’il tenait de ceux qui lui avait raconté l’histoire de Vineta, la cité avait été engloutie par la colère divine pour les péchés de ses habitants. La sculpture au-dessus de nos tête était-elle un avertissement aux habitants de la ville ? Était-elle d’origine surnaturelle ? Je doutais que les habitants de Vineta se soient donné la peine de la réaliser alors que leur cité était en train de sombrer.

À défaut d’avoir une autre solution, Peter et moi sommes entrés dans la ville fantôme.

Les murs étaient recouverts de mousse, les constructions intégralement faites de pierres, comme si elles avaient été sculptées à même la colline ou les remparts. Le style d’architecture était tout en angles, peu de place était laissée aux courbes, hormis dans certaines sculptures représentant des hommes et des femmes dans un style extrêmement réaliste pour l’époque à laquelle la cité aurait été détruite, selon les commentaires de Peter qui semblait fasciné par notre découverte. Les œuvres m’évoquaient des statues grecques, mais avec un aspect plus tranchant, des traits plus expressifs aussi.

Nous évoluions sous cette étrange lumière dont il était impossible de définir l’origine, nous n’avions pas besoin de torches ou de lampes, si tant est qu’on en avait à disposition : aucun matériel en bois n’était présent dans la ville et quand bien même, il aurait été humide comme les murs des bâtiments qui semblait avoir été émergé après des siècles sous la Mer baltique. Impossible de se fabriquer une torche de fortune.

D’ailleurs, l’absence de bois m’avait marqué. Les seules matières organiques présentes étaient les algues, la mousse et les colonies de coquillages recouvrant les murs. L’atmosphère dégageait la même odeur iodée que le grand large, au point d’avoir parfois l’impression que mes poumons se remplissaient d’eau de mer au lieu d’air. Le silence ambiant s’ajoutant, cette cité semblait dénuée de vie, éteinte, morte..

J’accompagnais Peter dans ses explorations de maisons aux plafonds parfois joliment moulés avec des motifs géométriques rappelant les runes des anciens habitants du nord. S’il y avait eu de la vie un jour à Vineta, il n’en restait pas la moindre trace. Aucun ustensile, meuble, objet du quotidien n’était visible. Peut-être s’étaient-ils perdus dans la mer quand la cité avait coulé. En intérieur, nos pas résonnaient avec l’écho. Je ne me sentais pas à mon aise, l’atmosphère m’était pesante et macabre.

Cependant, je dois avouer que j’étais, comme mon compagnon de voyage, intrigué par le destin de Vineta… Comment avait-elle été abandonnée ? Pourquoi s’était-elle retrouvée sous les flots ? Vu l’absence évidente de témoignage – je suppose que les potentiels documents écrits avaient succombé à leur séjour sous-marin avaient été perdu – j’avais peu d’espoir d’obtenir des réponses. Malgré le malaise qui se dégageait de ces lieux, la curiosité nous poussait à explorer ce qui avait dû être une cité majestueuse à la culture riche.

Une autre question me triturait l’esprit… Qu’était-il arrivé aux habitants ? L’absence de restes humains laissait à penser qu’ils avaient tous pu fuir la cité avant son funeste destin.

Nous nous sommes très vite rendu compte que ce que je pensais être des anneaux formaient en fait une spirale remontant vers le sommet de la ville et l’imposant bâtiment s’y trouvant. Peter m’a fait remarquer que plus nous nous élevions plus les habitations et les bâtiments étaient richement décorés par des sculptures et des gravures. Il était selon lui possible de distinguer lesquelles étaient plus récentes que les autres grâce à l’évolution de la technique et à la précision des représentations. Quelque chose m’a très vite frappé : le changement de thème sur les œuvres plus récentes. Là où les motifs plus anciens se rapportaient à la mer, à la navigation, peut-être aussi à des dieux païens, les plus précis, plus rares, représentaient la mort, sous les traits de squelettes grimaçants, de médecins masqués, de visages aux expressions sombres. Peut-être une trace du mal qui avait frappé Vineta ? C’est Peter qui, une fois que j’avais formulé ma remarque à haute voix, a amené une réponse qui lui semblait évidente après être passé dans plusieurs maisons plus « huppées » que celles se trouvant au pied de la cité : la Peste Noire.

Les squelettes étaient selon lui des motifs de « danse macabre », qui étaient récurrents dans l’esthétique européenne à l’époque de la Peste, de même le masque des médecins était typique de cette période, avec son long bec rappelant celui d’un corbeau. Peter a alors émis l’hypothèse que la ville avait subi de plein fouet la maladie et que cela avait entraîné un exode massif, d’où son abandon et le message qui était inscrit à l’entrée de Vineta. Peut-être que les plus attachés à la ville étaient restés pour graver le testament de la ville dans la pierre afin que tous se souviennent de la cité déchue, frappée dans l’orgueil que la légende lui prêtait. Il nous restait encore un bout de chemin pour parvenir au sommet et mon compagnon était persuadé que plus nous avancerions, plus la cité nous dévoilerait les secrets de sa perte. Dans ma tête, la piste évoquée par Peter me semblait possible et crédible, mais alors, comment Vineta s’était-elle retrouvée au fond de la Baltique ? Et puis, comment et pourquoi en était-elle sortie ce jour-là condamnant le Raleigh ?

Je ne suis pas un érudit comme Peter, je me suis renseigné sur la Grande Peste après cette étrange aventure. Mais j’avais tout de même une petit idée de l’ambiance qui devait régner à Vineta dans ses derniers jours. Imaginer les piles de corps, ces médecins oiseaux de mauvais augure déambulant dans les rues que nous explorions et découvrions, la toux omniprésente, l’odeur de la mort mêlée à celle de la mer, les pleurs des orphelins, des veuves ou des parents ayant perdu leurs enfants, n’a fait qu’augmenter mon malaise.

L’absence de restes des malades m’a semblé logique après réflexion. Les habitants de Vineta étaient attachés à la mer, peut-être se débarrassaient-il de leurs morts en les envoyant dans les tréfonds de la Baltique.

Plus nous avancions, plus les gravures et les sculptures laissaient une place importante à la maladie et à la mort. Quelques inscriptions semblait confirmer les hypothèses de Peter, notamment des dates du XIVème siècle. Il y avaient des signatures d’artistes taillées sous une œuvre, d’autres témoignaient d’un fatalisme froid, glaçant. Nous avons revu plusieurs fois Nihil Aeternum, comme la confession d’un peuple se rendant compte de sa mortalité et du destin qui l’attendait. Certaines marques dans un langage germanique ou nordique qui m’était inconnu, mentionnaient Vineta comme étant la Pestiférée, l’Arrogante ou la Cité abandonnée des Dieux, selon Peter qui parvenait à comprendre cet idiome, un dérivé de différentes langues parlées autour de la Baltique, avec son danois maternel et ses connaissances de l’allemand.

À quelques rues du sommet de la ville, les sirènes, poissons et autres motifs marins avaient été détruits et marqués des vandalismes évoqués plus tôt, comme si les habitants désespérés avaient décidé de s’en prendre à leur passé, à leur héritage. Les statues n’avaient pas non plus échappé aux déprédations. Les visages avaient été défigurés, mutilés, des croix et des entailles avaient été faites au niveau du coeur des personnages de pierre. Pourquoi de tels comportements n’avaient pas eu lieu dans les quartiers plus en aval de la cité, pourtant a priori moins aisés ? Vineta avait-elle connu un soulèvement populaire ? Était-il dû à sa situation ? À l’épidémie s’étant abattu sur la ville ?

Je m’interrogeais en marchant dans les rues au sujet de la pierre dans laquelle la ville semblait taillée. Une roche sombre, lisse, sans aspérité qui ne soit volontaire. Peter touchait sa bille dans de nombreux domaines, mais il n’a pas pu me répondre de manière à satisfaire ma curiosité. Il a évoqué l’obsidienne tout en admettant que c’était peu probable, la région n’étant absolument pas volcanique. Puis, il est parti dans un inventaire des roches présentes dans la Baltique, sans parvenir à une conclusion probante. Il est allé jusqu’à énumérer des minerais mythiques tel que l’orichalque. Tout ça pour vous dire qu’encore aujourd’hui, mes questionnements sur le sujet sont sans réponse. Tout comme la source de la lumière fantomatique enveloppant la cité.

Au sommet de la ville se trouvait un immense bâtiment surmonté d’aiguilles acérées déchirant le ciel. Il avait la taille et l’apparence d’une cathédrale de pierre noire. Mais il était évident que l’ouvrage n’avait rien de chrétien. L’arche surmontant les lourdes portes taillées présentait les mêmes motifs macabres et marins que les sculptures et gravures que nous avions observées dans le reste de Vineta. De chaque côté de l’entrée était sculptée une grande figure. À gauche, une femme probablement la même que celle présente sur l’arche que nous avons vu en arrivant. Elle était nue et tenait dans une main un astrolabe étrange ne correspondant pas du tout au ciel surplombant la Baltique. Ses jambes étaient remplacées par la queue d’une créature marine que je ne saurais définir, un phoque peut-être. Son visage exprimait quelque chose d’inquiétant, comme si elle nous mettait en garde. De l’autre côté de la porte, la statue semblait moins ancienne comme si elle avait été modifiée pour représenter un squelette armé d’une faux.

Peter a supposé que la femme-phoque était peut-être la personnification de Vineta, d’une grande beauté, liée à la mer et au commerce maritime. La légende prétendait souvent que c’était une des plus grandes villes d’Europe du nord. Le squelette avait, toujours selon mon compagnon d’aventure, été sculpté à partir d’une autre statue quand la cité avait été frappée par la pestilence, afin de lier le destin de la puissante Vineta à la maladie et à la mort. À côté de la Faucheuse, une stèle pouvait être observée sur le mur où, toujours selon Peter, étaient conté les derniers jours de la ville. Je m’en vais tenter de vous rapporter ce dont je me souviens.

Arrogance fatale, nous avons pensé pouvoir survivre au-dessus de l’Hanse, sans l’aide de Lübeck et de ses sœurs. De trop haut nous les avons regardées, elles nous ont alors abandonnés et reniés. Quand la maladie est survenue, nous avons requis leur aide, mais en souvenir de notre orgueil, nulle main n’a été tendue.

Livrés à nous-même, notre destin nous avons accepté. De belles années, Vineta a vécu, comme tout ce qui vit la Mort l’attend, alors nous l’avons embrassée, révérée comme notre cité dont la beauté restera à jamais sculptée à ses côtés.

Inéluctable destin, la mer monte comme un linceul, les morts que nous lui avons offerts souhaitant retrouver leurs foyers. Ceux qui ne mourront pas de la maladie, de la faim ou de la folie du désespoir, mourront noyés dans les bras de Hlér. Nous sommes condamnés et nous l’avons accepté.

Vous qui marchez dans nos rues désormais mortes, contemplez et admirez notre tombeau. Ne croyez pas ceux qui nous disent maudits d’un Dieu que nous n’avons jamais accepté. Nous nous sommes condamnés nous-même, laissez-nous notre fierté. Nous avons été assez sages pour reconnaître que rien n’est éternel, pas même la grande et belle Vineta.

Le mystère commençait ainsi à s’éclaircir sur le destin de la cité engloutie. Les deux lourds battants des portes de pierre étaient suffisamment entrouverts pour que Peter et moi puissions nous engouffrer dans le bâtiment. Il y faisait noir comme dans un four, nos pas résonnaient dans ce qui semblait être vaste et vide. Je me souviens de ma frustration de ne pas pouvoir observer les lieux et de ma surprise quand un rai de lumière, semblable aux feux de Saint-Elme qui avaient frappé le Raleigh, s’est abattu au centre de l’immense pièce, mettant le feu au contenu une série d’urnes tout autour de nous. Étrange quand on sait que ces objets avaient passé des siècles sous l’eau… Mais après tout ce qu’il s’était passé, je n’étais plus à un mystère près. La pièce s’est ainsi découverte sous nos yeux ébahis.

C’était apparemment un lieu de culte. Les thématiques présentes tout au long de notre exploration étaient bien évidemment partout sur les murs, sur les larges colonnes carrées parcourant la pièce et sur les sculptures. Les bancs étaient taillés à même la pierre. Entre ceux-ci et l’autel, sur les côtés, se trouvaient deux larges fosses. Nous avons pu découvrir avec effroi les restes des noyés de Vineta dans ces charniers. Peter est resté d’un calme froid. Il m’a alors dit avec le même ton que quand il avait amputé Woods : « Morts, la tête haute, un suicide collectif passif… Fascinant ». Fascinant ? Certains crânes appartenaient vraisemblablement à des gosses. Le suicide, la mort d’enfants sous l’impulsion des habitants illuminés de la ville, ça n’a rien de fascinant à mes yeux. Mon malaise s’est accru devant ces fosses communes. Je voulais partir loin de cette cité morte et des vestiges de la folie de ses habitants, mais j’avais l’impression que j’allais manquer quelque chose et si je l’avais fait à ce moment-là, je l’aurais sûrement regretté.

Car la curiosité restait de mise. Je n’avais pas fait tout ce chemin pour tourner les talons avant d’avoir atteint le firmament des mystères de Vineta. Et celui-ci s’est manifesté sous la forme de l’autel se trouvant entre les fosses communes. La figure de Vineta y était représentée, avec son corps de phoque. La ville était la véritable déesse de ses habitants qui devaient s’enorgueillir de sa beauté, de sa puissance et de son autonomie. La partie humaine de la statue était comme toujours magnifique, attirante, avec un visage à l’expression nostalgique mais menaçante, des formes élégantes ne sombrant jamais dans l’excès et une silhouette que l’on souhaiterait étreindre. C’était aussi la seule œuvre qui n’était pas uniquement composée de la roche dans laquelle était sculptée toute la cité. Elle était parée de bracelets d’argent et d’un diadème en or.

C’est alors qu’on admirait la statue se trouvant derrière l’autel de roche sombre que Peter et moi nous sommes rendu compte que la marée nous avait poursuivi à l’intérieur des murs de Vineta et que la ville noyée retournait lentement dans les profondeurs de la Baltique. J’ai commencé par sentir l’eau me lécher les orteils à travers mes chaussures abîmées lors du naufrage du Raleigh. Nous n’avions pas vu le temps filer trop occupés que nous étions par l’exploration de la « Cathédrale ». L’eau ne montait pas rapidement mais suffisamment pour que nous comprenions que nous étions condamnés si nous restions à l’intérieur. Nous nous sommes précipités vers la sortie. La course vers les portes de pierre semblait interminable, d’autant plus que maintenant que nous avions remarqué la marée, elle paraissait monter à une vitesse bien plus soutenue.

J’avais également l’impression que le chant inquiétant que j’avais entendu lors du naufrage avait repris, comme si la ville nous narguait. Était-ce une hallucination causée par la peur ? Je n’en sais rien. Il me semblait également que les expressions des statues et gravures étaient passées de mélancoliques à grimaçantes et moqueuses. Je me suis rendu compte que j’avais détesté Vineta dès que j’en avais passé l’entrée et que je comprenais très bien pourquoi les autres villes et nations lui avaient tourné le dos et décidé de l’oublier. Cette maudite cité se moquait des deux malheureux destinés à rejoindre ses habitants dans une de ses fosses communes. Au chant s’ajoutait l’horrible sensation de rires d’enfants nous poursuivant.

Quand nous avons enfin atteint la sortie, l’eau nous arrivait juste au-dessus des chevilles. Plus elle montait, plus notre fuite était pénible. J’avais survécu une fois à la noyade et je doutais fortement de mes chances d’y échapper à nouveau. Nous n’avions aucune idée d’où nous rendre pour survivre, nous enfermer c’était nous condamner encore plus.

Pour être honnête, je ne sais pas comment Peter et moi nous sommes retrouvés sur un petit bateau de pêche danois à notre réveil. Ce dont je me souviens avec certitude, c’est de la fatigue due à la nage en direction d’un rivage invisible. Cependant, il me semble avoir aperçu une lumière blanche dans laquelle m’est apparue une femme. J’ai senti comme des bras m’enlaçant alors que je perdais connaissance, des seins collés contre mon flanc et le souffle d’une sauveuse inattendue alors que tout semblait perdu.

Les Danois nous ayant repêchés nous ont raconté nous avoir vus flotter à plusieurs kilomètres du rivage le plus proche. Ils n’ont pas cru un seul mot de ce que nous leur avons dit au sujet de Vineta. Ils ont mis ça sur le dos du naufrage dont nous semblions rescapés. Nous avons vite abandonné l’idée de les convaincre. Je sais que je n’ai pas rêvé ou déliré ce que je vous ai narré, sinon pourquoi mon compère en ferait-il le même récit que moi ? Et comment aurait-il pu récupérer quelques bijoux que portait la statue de l’autel ?

Nous avons été déposés à Copenhague par nos sauveurs qui se demandaient toujours s’il ne fallait pas nous faire enfermer quand ils nous ont laissés. Pour eux, les pièces en argent que leur avait montré Peter ne pouvait être que fausses et nos témoignages, au mieux, le fruit d’une hallucination commune, au pire un canular que nous aurions orchestré. Bien sûr… Nous avions fait exprès de nous retrouver inconscients au milieu de la Baltique, cela faisait partie de la mise en scène. Bande de crétins.

Pas question pour moi de revivre ce que j’avais subi en Suède et de rester coincé dans un pays dont je ne connaissais pas la langue sans travail. Hors de question également de reprendre la mer, j’avais trop donné avec cette histoire. Peter m’a fait don de la moitié de l’argent qu’il avait pu tirer de son petit larcin afin que je puisse rentrer en France en train. Le voyage fut compliqué en raison de la guerre, mais après des péripéties bien fades comparées à notre exploration de Vineta, je suis arrivé à Paris où je me suis installé.

Peter m’envoie toujours des lettres où il me raconte sa vie. Lui aussi ne souhaite plus du tout travailler en mer. Il a ouvert un petit cabinet à Copenhague. Cependant, Vineta continue de le fasciner et il ne peut s’empêcher d’en parler dans ses missives. Il me raconte qu’il observe souvent la mer les nuits d’orage avec une longue-vue et qu’il lui arrive d’apercevoir au loin la silhouette de Vineta, se rappelant à ceux qui connaissent son destin, à ceux l’ayant abandonnée à son sort, son halo fantomatique déchirant l’obscurité.

Pourquoi ai-je décidé de vous raconter cette histoire ? Parce que ce serait bien bête qu’elle tombe dans l’oubli comme sa principale protagoniste. Pour que si vous la voyez une nuit d’orage, au large des rives de la Baltique, vous sachiez que vous n’êtes pas fou. Pour que si vous vous retrouvez dans ses rues mortes et iodées, vous sachiez que vous êtes tombés dans un piège. Pour que nul n’oublie que rien n’est éternel…

       

Auteur: Jaan Kask  IllustrationsPohy