Fil décousu (ou comment finir par ce que l’on avait pas commencé et vice-versa)

Mai 2017

Une case est carrée. Elle n’est pas à géométrie variable, elle est rigide, fermée ; presque binaire, elle est remplie ou ne l’est pas, contient tout ou rien d’une affirmation. Si par malheur elle était ouverte, elle courrait le risque de l’incontinence et se répandre n’est pas vraiment dans ses attributions, mais quand bien même cette case serait parfaitement réglementaire, déborder est une menace de chaque instant. Le débordement – et ses conséquences – est réellement une question majeure de nos sociétés et de nos têtes. Nous devrions – devons – réfréner notre nature en permanence, nous tempérer, nous contrôler pour vivre en société, pour la famille, les collègues, pour l’image que l’on renvoie, pour la bienséance au sens le plus large, etc. Et si au contraire, tout (trop) est retenu, la case si peu remplie, ça doit vouloir dire que vous êtes inexistant, dans quel cas le résultat est pareil : vous ne vous adaptez pas – assez – au cadre.

 

Pourquoi certains d’entre nous – une majorité, je croise les doigts – ne peuvent accepter d’être emmuré ? limité ? catégorisé ? Cette foutue case n’est rien de plus qu’une tentative de coller une définition à un individu en supposant que des groupes de personnes partageraient une même étiquette, tout cela participant à l’organisation de notre merveilleuse espèce.

Car nous sommes tellement qu’il faudrait coûte que coûte nous classer. Et bien que j’admette notre nombre – que je déplore au demeurant – j’adhère nettement moins à la nécessité du triage, voire à sa notion tout court.

Néanmoins, ont été créés, par souci de clarté, les formulaires : un support tout ce qu’il y a de plus inerte et insensible destiné à geler ce qui est vivant pour une relativement longue durée, non-définie. C’est un peu comme les entomologistes qui crucifient des papillons sur une planche en bois maintenant l’illusion qu’ils ont réussi à capturer la vie. Je n’insinue pas que collecter ne témoigne pas d’une réalité, mais ce n’est pas la réalité.

Les containers à pensées, à comportements, à façons de vivre sont autant de restrictions dont il est difficile de se défaire, nous devons négocier avec notre nature, notre conscience : «pour vivre en société, vivons muselés!» Le contrôle – fantasmagorique – de toutes les «entrées» et de toutes les «sorties», en public s’il n’a pas contaminé l’espace privé, n’est rien de moins qu’une sorte de dictature. Contrairement aux croyances, cette dernière n’a jamais quitté nos terres européennes modernes. Ce mécanisme est recyclable à l’infini, c’est juste la forme qui change. Notre société est saturée de dictats : la morale, la consommation, l’image, les relations sociales et familiales, la sexualité, etc.

 

L’image que j’ai de l’Europe est celle d’une île flottante, à mi-chemin entre la terre et le ciel. Nous sommes encore vaguement attachés à l’astre qui nous a vu naître par des fils clairsemés, prolongements de nos racines restées en terre. Désormais lointaines, leurs réminiscences demeurent l’objet de nombreuses idéologies. Tel le membre amputé causant encore une douleur à celui qui en a été privé, elles font mal à ceux qui croient pouvoir les localiser ou savoir ce qu’elles recèlent. Elles alimentent le fantasme qu’un élément à lui seul pourrait résoudre la question de l’identité. Certes, les racines – si elles pouvaient parler – nous révéleraient sans aucun doute des choses sur l’être humain, sur chaque individu, mais prétendre qu’elle détiendrait la définition de tout à chacun serait ajouter une nouvelle croyance à une constellation déjà bien fournie.

 

Cet éloignement s’en ressent aussi dans la langue, nous parlons un français – ou peu importe à vrai dire – déraciné de son étymologie, détaché de son histoire souvent. Comme nous en somme.

Combien de fois avons-nous entendu : «Je ne pouvais pas savoir, je n’étais pas né à cette époque» , ou encore : « Pourquoi m’encombrerai-je du passé dans le présent ? »

Désolée de vous le dire, mais comment comptez-vous alors mettre toutes les chances de votre côté pour ne pas reproduire des erreurs que d’autres ont déjà commises ? Attention, je ne dis pas que connaître veut dire réussir là où faire différemment serait peut-être déjà pas si mal.

Et où se trouve l’espoir si vous ignorez tout ? Etre ignorant en lui-même n’est pas péjoratif, tout le monde l’est ! Se contenter d’être ignorant est la pire des maladies – je parle de celles qu’on choisit. Peut-être relativisez-vous en pensant que vous ne représentez qu’une personne sur 8 milliards. Et en tout état de cause, il est vrai qu’à l’échelle de la planète, vous n’êtes qu’une poussière parmi tant d’autres. Certes. Enfin si tout le monde pense comme ça, ne restent que la fatalité et l’immobilisme. La destinée de l’humanité ? Oui, c’est possible. Probable même.

Alors en attendant la mort, on fait quoi alors ? On s’y met quand même? On cherche ? On trouve ? On réussit ? On rate ? Les échecs ne sont pas des retours en arrière, ils n’appauvrissent pas ceux qui en font l’expérience, du reste Einstein le disait bien mieux que n’importe qui : «Je n’ai pas échoué, j’ai trouvé dix mille moyens qui ne fonctionnent pas.»

On sait jamais, il est toujours possible d’arriver à quelque chose, d’un peu moins raté et/ou de différent ; différent c’est parfois mieux. Le succès retentissant s’il est utopiste peut néanmoins rester un objectif ; l’esprit a besoin d’une piste menant aux étoiles quand bien même au final, elle ne dépasserait pas les frontières du réel.