Chat n’est pas un gros mot

euphémisme:

nom masculin

(bas latin euphemismos, du grec euphêmismos)

Atténuation dans l’expression de certaines idées ou de certains faits dont la crudité aurait quelque chose de brutal ou de déplaisant.

– Larousse


Malgré la conviction, chevillée au corps, que choisir les mots qu’on emploie en toute liberté a une valeur inestimable – en sachant que c’est loin d’être le cas partout – et qu’il est un art des plus difficiles même pour les plus instruits ou les plus aguerris, une figure de style comme l’euphémisme me laisse disons perplexe pour ne pas dire qu’il me sort par les yeux. Pour ne pas dire que, l’indication que presque à son insu, on fait preuve de diplomatie quand bien même elle serait inutile. Cette petite allergie à l’euphémisme s’explique sûrement par le fait que j’ignore de qui il provient : de celui qui l’emploie ? de celui dont on parle ? de la famille ? de la société ?

Il me dérange plus particulièrement dans un domaine précis, mais il n’y aurait sans doute qu’à fouiller pour en trouver des tonnes, tant il est pandémique. Et ce n’est pas lui faire offense que de dire que les agencements de mots trouvés par je-ne-sais-trop-qui mais que tout à chacun utilise parfois, sont bien loin de la littérature. Sans doute, ai-je en tête le fameux technicien de surface à l’heure où j’écris ces lignes.

Celui que je rencontre et qui me heurte à chaque fois que mes oreilles en sont témoins, c’est celui dont on ne doit pas prononcer le nom : le cancer.

Tout d’abord, une longue maladie est une formulation plutôt curieuse, si l’on considère que le cancer n’est pas la seule maladie de longue durée que compte la CIM (Classification Internationale des Maladies). Elle l’est d’autant plus si l’on considère qu’existent des cancers fulgurants, qui donc brillent par leur absence de longueur. Alors j’entends déjà certain⋅e⋅s pointer l’impudeur, voire l’étalage, dont on ferait preuve en décidant de le nommer distinctement, mais comment appeler un chat autrement qu’un chat ? Ce mot qui semblait pourtant si adéquat… J’ai trouvé, un chat !

Ne prenez pas le choix de mes mots pour de la radinerie ou de la paresse, seulement pour ce qu’il est : au pire, un manque de créativité ou de patience, au mieux, de la sincérité.

Bien évidemment, la décision d’annoncer sans détour ni artifice le nom de sa maladie ou non, est en tout point personnelle et la pudeur tant qu’elle est manifestée par le malade et non par sa famille, doit être respectée. Mais comment expliquer que tant de personnes n’osent prononcer ce foutu mot cancer, qui est certes très vilain mais très réel. Est-ce la peur du sort qui nous est tous promis ?

La peur d’attirer la maladie ? Une façon de prendre le cancer avec des pincettes – pourquoi ne pas lui offrir des lettres de noblesse pendant qu’on y est – en espérant être gracié? Ou une tentative d’épargner ceux qui vous écoutent amoindrir vainement son mal en taisant son nom ?

Le cancer fait peur, on souhaiterait ne jamais avoir à y penser, or tout le monde y a pensé un jour.

L’effacer de son vocabulaire ne le fait malheureusement pas disparaître, et l’ignorer ne le rend-il pas que plus fort encore ?

Tout comme la maladie, évoquer le handicap, est une des plus fréquentes situations de gêne et donc, d’emploi de l’euphémisme par la population valide et en pleine santé – flagrant délit de pitié lexicale. À l’évidence, il ne s’agit pas que de ça. Je ne dépouille pas de leur bienveillance ou de leurs bonnes intentions les euphémistes (dont je fais partie d’ailleurs quand il s’agit de banalités curieusement), je pointe simplement le fait que le blocage se situe souvent dans l’esprit de celui qui parle. Pensez-vous réellement qu’après avoir affronter un accident brutal lui enlevant toute sensibilité dans les jambes, le vouant à passer 17 heures sur 24 vissé sur une chaise roulante, il ne serait pas capable de vous entendre dire qu’il est paraplégique ? Qu’il soit nécessaire de lui épargner ce détail qu’il pourrait ignorer si vous n’étiez pas là à mettre les pieds dans le plat ? Pour qu’il ne se sente pas diminué ou pour que vous vous sentiez mieux ?

Ah, voilà on y est. En fin de compte, ce n’est pas le regard que l’autre pourrait porter sur sa propre situation qui vous préoccupe, c’est cette confrontation à laquelle vous aimeriez échapper ; en le ménageant lui, vous vous ménagez vous. Totalement légitime – il y a quelque chose d’inuspportable ! – et égoïste néanmoins : c’est simplement un constat. Égoïsme n’est pas un gros mot non plus, il est naturel, vital parfois ; il n’empêche qu’il a un sens, c’est tout.

Si j’osais je clorais en confectionnant mon avis de décès fictif (mais plausible), des suites de cette maladie innommable qu’est le cancer. Ah si j’osais…

Eh pis après tout ! Si ça pouvait éviter qu’on s’exprime à ma place…

Je suis morte. Le cancer m’a terrassée.

J’admets volontiers que ces deux phrases, seules sous mon nom,

perdues aux milieu des autres dans la rubrique nécrologique,

décrivent la réalité d’une façon quelque peu cavalière.

Alors les lignes additionnelles sont pour « ceux qui restent »,

car soyons honnêtes, c’est les vivants qui sont les plus touchés par la mort.

C’est toute l’ironie, je ne suis plus tellement touchée par la mort,

la mienne étant déjà passée…

Pourquoi n’ai-je pas utilisé la formule consacrée pour évoquer le cancer?

Parce que je ne suis pas morte de façon honteuse,

ni même face à un adversaire à sous-estimer,

sinon mon combat lui-même serait dévalorisé.

Je m’incline avec les honneurs, contre plus fort que moi.

Vous avez peur de dire son nom, moi plus que son nom,

c’est de son existence dont j’ai eu peur.

Et de sa conséquence, me privant de vous.

S’il vous plaît n’oubliez pas,

que tout comme l’on ne gagne pas sans adversaire,

on ne perd pas seul non plus.