Le chant de la cigogne
Ce texte fut proposé dans le cadre du concours d’Halloween 2021 de la Fondation SCP qui avait pour thème les phobies. Les participants devaient choisir une phobie dans une liste de 70 phobies. J’ai choisis l’ornithophobie, la peur des oiseaux. Retrouvez le texte dans son contexte sur cette page ( http://fondationscp.wikidot.com/concours-halloween-2021 ) et n’hésitez pas à aller lire les autres entrées : c’est du travail de qualité!
Antonin Zakharov n’avait jamais eu peur de rien. Pourquoi craindre des animaux plus petits que soi ? Pourquoi avoir peur de la nuit ? Durant son enfance la présence au domicile familial de son père qui avait fait partie de l’Armée rouge suffisait à le rassurer. Maintenant qu’il était un homme, Baba Yaga et les croque-mitaines n’étaient plus que des histoires que l’on racontait pour calmer les enfants trop turbulents. Les autres peurs ? Zakharov parvenait toujours à les rationaliser, il gardait son calme et ce même devant des situations qui auraient fait frémir le plus courageux des agents du KGB. C’était pour ça qu’il était là, comme ça qu’il était parvenu au poste d’enquêteur et d’agent de liaison entre les forces de l’ordre ordinaires de l’Union Soviétique et le GRU-P. C’était ce qui l’amenait à la Loubianka, au siège du KGB.
L’agent en face de lui semblait fatigué et apeuré. Il était pâle. Une honte pour une institution aussi primordiale que la police secrète dans le respect du maintien de l’ordre et de l’idéologie, encore plus alors que là-bas, sur la Baltique, des fauteurs de troubles empoisonnaient l’esprit des locaux avec des idées dangereuses. Une montre portant une inscription en alphabet latin était posée sur le bureau. On avait dit à Zakharov que le KGB détenait peut-être un objet susceptible d’intéresser le GRU-P.
Dernièrement la montre en question, de marque suisse, avait été impliquée dans deux morts étranges : celle d’un officier décoré pour ses faits d’armes en Afghanistan quelques années auparavant et celle d’un scientifique récompensé pour son travail. Le premier avait été retrouvé poignardé en plein cœur à son domicile par ce qui semblait être un long pic à glace, le corps était parcouru de nombreuses plaies. Le second s’était pendu dans son bureau de l’Université de Moscou. Tous deux avaient reçu la montre en guise de cadeau du Parti.
Pour Zakharov, cela avait tout l’air d’une coïncidence. Il était facile de crier à l’anormal dès que les indices manquaient. Cependant, l’agent face à lui voulait apparemment se débarrasser à tout prix de la montre pour une raison qu’il semblait incapable d’expliquer. Il regardait nerveusement autour de lui toutes les dix secondes. Zakharov le vit sursauter quand un oiseau chantonna devant la fenêtre du bureau. Quelle mauviette… L’agent du GRU-P lut les dossiers avec attention. Certes cela pouvait relever d’une série d’événements non liés entre eux, mais il avait toujours appris à être scrupuleux. Les circonstances du meurtre présumé du militaire étaient étranges. Si le coup dans la poitrine avait été fatal, les analyses n’avaient en revanche pas pu déterminer la cause des plaies balafrant le corps de la victime. Concernant le second cas, la pression mise par le KGB avait déjà fait craquer plusieurs chercheurs et la censure en avait poussé plus d’un à commettre l’irréparable. Or celui-ci était un citoyen modèle et ses recherches n’avaient jamais posé problème au régime. Et puis, il y avait le comportement de son interlocuteur… Il avait déjà vu des personnes dans cet état, mais en général c’étaient ceux que le KGB poursuivait qui montraient des signes de paranoïa, pas les agents de la police secrète.
Zakharov prit la montre et put entrevoir un sourire crispé, mêlant soulagement et nervosité, de l’agent qui lui ouvrit la porte pour le laisser sortir. C’est alors que ce dernier lâcha une phrase étrange :
— J’espère qu’ils arrêteront de chanter maintenant.
La montre n’était pas une priorité pour Zakharov, il avait beaucoup de dossiers à traiter. La bureaucratie restait imposante au sein des institutions soviétiques et le GRU-P n’y échappait pas.
Il avait posé la montre sur son bureau après l’avoir rapidement observée. Elle fonctionnait normalement, et dans le silence de l’appartement moscovite de Zakharov, on pouvait percevoir le cliquetis de l’aiguille des secondes parcourant le cadran.
Plongé dans ses dossiers, Zakharov cessa d’y prêter attention, le trouvant même légèrement reposant. Après quelques heures cependant, il devint inexplicablement insupportable. Le Russe tenta d’arrêter le mécanisme mais lorsqu’il leva les yeux de la montre, il se rendit compte que le bruit qui le perturbait ne provenait pas de l’objet qu’il tenait entre les mains, mais de sa fenêtre. Un pigeon marchait nonchalamment sur le rebord de fer, ses pattes terminées par de petites griffes grattant la plaque de métal. Zakharov ouvrit la fenêtre et tenta de faire partir l’oiseau importun. Il put sentir les ailes battre sous son nez, si bien qu’il recula et tomba en arrière. Pestant contre la sale bête, il se releva et vit au loin une masse sombre sur l’église de son quartier. Ce n’était pas quelque chose que l’on voyait souvent à Moscou. Une cigogne noire se tenait sur le clocher. Sa silhouette déchirait le ciel nuageux de la capitale russe. Zakharov la trouvait anormalement grande, c’était peut-être la façon dont elle se tenait au sommet de la tour surplombant le quartier qui la rendait si imposante. Bien qu’une certaine distance le séparait de l’animal, Zakharov pouvait voir son long bec rouge sang surmonté de deux yeux de la même couleur tourné dans sa direction. Il avait la désagréable impression que l’oiseau le regardait directement dans les yeux, menaçant. Sa présence avait quelque chose d’irréel, encore plus en cette période de l’année, où le toit de l’édifice était recouvert d’une fine couche de neige. Après un échange de regard qui sembla durer une éternité, la cigogne déploya ses ailes, tel un ange funeste au-dessus du clocher et s’envola en direction de la fenêtre à laquelle Zakharov était désormais penché, hypnotisé par cette apparition. L’oiseau survola l’immeuble et disparut.
Un sentiment étrange prit Zakharov, un certain malaise. Pour la première fois, en son for intérieur, il se sentit menacé.
Les jours suivants, plusieurs petits incidents inhabituels vinrent entacher la routine de Zakharov, d’ordinaire réglée comme du papier à musique, ce qui provoqua un certain agacement chez l’enquêteur.
D’abord, il y eut cet oiseau qui crut bon de se soulager sur son manteau de feutre gris alors qu’il faisait sa balade quotidienne dans le parc près du siège moscovite du GRU-P. Des moineaux l’encerclant alors qu’il mangeait tranquillement sur un banc s’en prirent à son repas quelques jours plus tard.
Un jour, alors qu’il avait ouvert la fenêtre pour se débarrasser une nouvelle fois de ce satané pigeon qui semblait avoir choisi l’appartement de Zakharov pour nouveau domicile, un autre oiseau, une grive, était parvenue à y entrer. Les serres de l’animal lui avait griffé le visage, à quelques centimètres de son œil. Dans un premier temps, Zakharov tenta de faire sortir la grive à coups de balais et d’injures qu’il savait vaines. L’oiseau se contentait de le regarder d’un œil mauvais et de changer de place.
Alors que le volatile s’était posé sur son bureau, à proximité de la montre que le KGB lui avait remise, Zakharov agita les bras en direction de la fenêtre la plus proche. Le résultat fut inverse à celui espéré : la grive s’envola et s’attaqua à lui à grands coups d’ailes et de bec. Comme si ça ne suffisait pas, deux autres oiseaux avaient profité des fenêtres ouvertes pour eux aussi s’engouffrer dans l’appartement. C’en était trop ! D’un grand revers de la main, il repoussa la grive qui alla s’écraser contre le mur. Il attrapa son arme de service et tira en plein sur les intrus dans un nuage de plumes et de sang. Il vit son reflet dans un miroir suspendu en face de lui, une traînée rouge sur sa joue, juste au-dessus de l’entaille que lui avait faite la grive. La glace faisait face à une fenêtre et il crut apercevoir une grande ombre menaçante sur son rebord. Un nouvel enquiquineur plumé ? Il se retourna, son pistolet pointé en direction de sa prochaine cible, mais l’encadrement de la fenêtre était vide, on n’y voyait que la grande place au pied de l’immeuble de Zakharov et son église. Sur l’une des barrières devant cette dernière se tenait à nouveau une cigogne noire, le bec écarlate rentré dans les plumes sombres de son cou. Les yeux rouges semblaient sonder l’esprit de Zakharov. Le vent froid de Moscou agitait le manteau sombre de l’animal.
Zakharov sut alors qu’il avait fait une erreur et qu’il allait en payer le prix, d’une manière ou d’une autre. Pour la première fois de sa vie, il ressentit de l’appréhension.
Il se détourna nerveusement pour échapper au regard inquisiteur de la cigogne, mais quand il reposa ses yeux sur la place, celle-ci avait disparu.
Les semaines se suivirent et Zakharov trouvait qu’il y avait de plus en plus d’oiseaux à Moscou cet hiver, et surtout dans son quotidien. Dès le matin, il entendait chanter à sa fenêtre. En se rendant à son bureau, il traversait des troupes de pigeons agglutinés les uns contre les autres s’envolant dans une tempête de plumes sur son passage, ne manquant pas de lui donner quelques coups d’ailes et de griffes, il en allait de même à son retour chez lui. Sur les fenêtres de son appartement, il y avait toujours trois ou quatre oiseaux de diverses espèces. Il avait renoncé à les chasser pour ne pas revivre un épisode similaire à celui de la grive. La nuit tombée, le bruit de leurs pattes sur le garde-corps et, parfois, des coups de becs contre la vitre se mêlaient aux cliquetis de la montre qu’il avait presque fini par oublier, trop occupé qu’il était à pester contre ces fichus volatiles, toujours plus nombreux, toujours plus oppressants. Dans son sommeil, un motif était récurrent : des plumes noires. À son réveil, le chant des oiseaux et le cercle reprenaient.
Zakharov avait l’impression de devenir fou. Le moindre roucoulement, le plus simple gazouillis suffisait à le décontenancer. Il avait plusieurs fois tenté de repousser les assauts des pigeons, moineaux et toute autre espèce d’oiseaux présente dans les rues moscovites. Mais dès qu’il parvenait à frapper un de ses agresseurs, il pouvait voir l’ombre menaçante de la cigogne noire qui s’approchait de plus en plus à chaque apparition. Même la nuit, il lui semblait voir au coin d’une ruelle, au sommet d’un immeuble, les deux petits rubis flamboyants le scrutant dans l’obscurité.
Ils le poursuivaient jusque dans ses rêves, où la cigogne faisait irruption, le guettant depuis un arbre, une fenêtre ou sur un mur. Zakharov commença à perdre le sommeil. Non seulement la présence inquiétante de l’oiseau au plumage sombre dans ses songes rendait son repos difficile, mais les roucoulements incessants, l’amas de volatiles de plus en plus important devant ses fenêtres, les grincements des serres sur le fer, les bruissements d’ailes et l’impression de ne plus voir des oiseaux mais une masse informe, plumeuses, bruyante l’empêchaient de s’endormir.
Il avait demandé à des collègues si ceux-ci n’avaient pas également remarqué cette abondance aviaire cet hiver, ainsi que l’agressivité des oiseaux en question. On lui avait répondu qu’il devait abuser de la bouteille. Ses cernes et son manque de sommeil éveillaient des rumeurs dans les couloirs du siège du GRU-P qui allaient dans ce sens. Le grand Antonin Zakharov, agent modèle, aurait sombré dans l’alcoolisme et ne serait plus que l’ombre de lui-même. Mais les troubles dans les Républiques baltes et la récupération des objets anormaux que l’Union soviétique avait repérés ou conservait là-bas monopolisaient le temps de tout le monde, et les soucis de Zakharov n’étaient qu’une source de plaisanterie au milieu de la tension ambiante qui n’aidait pas beaucoup l’enquêteur à rester maître de ses nerfs. Il était hors de question pour les têtes pensantes du GRU-P de laisser quoi que ce soit tomber entre les griffes de la Fondation ou d’autres groupes de ce genre. Fichus chanteurs ! Il fallait que ce soit à ce moment qu’ils révèlent leur vraie nature de traîtres sournois ! Quand Zakharov avait besoin de calme…
Et ces foutus oiseaux qui continuaient à s’agglutiner à sa fenêtre ! Qui l’observaient comme une bête en cage ! Qui le harcelaient jour et nuit sans relâche ! Il en avait assez ! Assez !
Sa patience étant bien entamée, ses nerfs le lâchèrent. Il attrapa un gros livre sur son bureau et le lança en direction de la fenêtre de son bureau au deuxième étage du bâtiment du GRU-P, à proximité de la Place rouge. La vitre se brisa et les oiseaux s’envolèrent. Tous sauf deux, qui tombèrent sur le sol. Zakharov, qui avait perdu tout contrôle, s’était précipité vers la fenêtre cassée en hurlant. Il les vit, gisant sur la place près de son projectile, les ailes écartées, transpercés par les bris de verre, tels des anges tombés du ciel.
Puis il entendit une série de petits claquements – de bec, se dit-il – inquiétants dans la pièce, près de l’oreille de Zakharov. C’était elle… Il n’avait jamais entendu le chant d’une cigogne néanmoins il le savait, il en était sûr. Le chant menaçant se rapprochait. Cette créature de l’enfer semblait choisir ses instants pour venir tourmenter sa victime. Zakharov pouvait imaginer l’oiseau s’approchant derrière lui, claquetant, prêt à lui arracher le cœur de son long bec, prêt à l’égorger de ses serres ou le pousser par la fenêtre brisée en donnant de grands coups d’ailes. Il se retourna brusquement, mais il n’y avait rien. Il regarda à nouveau par la fenêtre et vit la cigogne l’observer au pied de l’immeuble. Elle agita les ailes comme un avertissement. Personne ne semblait prêter attention à l’animal qui n’avait pourtant rien à faire là.
Le supérieur de Zakharov l’avait renvoyé à la maison, argumentant que dans la situation actuelle, un agent incapable de tenir ses nerfs n’était bon à rien mais qu’il était prêt à faire une fleur à son subalterne, en raison de la qualité de son travail passé, en ne rapportant pas l’incident qui avait alarmé tout l’étage et à la condition que celui-ci reste chez lui pour les jours à venir. Le reste de la journée, Zakharov la passa à la fenêtre de son appartement à guetter une nouvelle apparition de la cigogne noire. Certes, la vue était encore et toujours amoindrie par la présence d’oiseaux grouillant devant sa vitre, désormais recouverte de guano, mais il savait, qu’elle était là, quelque part, prête à fondre sur lui à la moindre occasion.
Le lendemain, après un sommeil trop peu réparateur, il prêta attention à la montre. C’était quand celle-ci était entrée en sa possession que tout avait commencé. Il se rappela de l’état de l’agent du KGB qui la lui avait remise. Celui-ci avait récupéré l’objet quelques temps avant de le confier à Zakharov. Et si, avec le temps, il se retrouvait comme cette loque apeurée ? Il lui fallait comprendre ce qu’il se passait. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la Loubianka, il regarda les dossiers et eut un aperçu ce qui l’attendait s’il n’agissait pas. Sûrement épuisé mentalement, le scientifique avait craqué et le militaire devait avoir été victime d’une attaque bien plus violente que Zakharov quelques semaines auparavant. Ce qui semblait auparavant être un coup de pic à glace ne pouvait qu’être qu’un coup de bec acéré aux yeux d’un Zakharov désormais obsédé par la cigogne et les plaies, le fruit d’attaques répétées des petits acolytes de ce démon, car ils semblaient être liés à celui-ci, rapportant les moindres faits et gestes de leur cible, se murmurant de sombres machinations, affaiblissant son esprit, le brisant psychologiquement.
Qu’est-ce qui n’allait pas avec cette montre ? Était-ce un objet anormal créé pour nuire à l’État soviétique ? En Russie, plusieurs groupes anormaux existaient, surveillés de près ou de loin par le GRU-P. De plus, la montre avait été fabriquée en Suisse. C’était sûrement un coup des Occidentaux.
Il lui vint une idée. Il attrapa à deux mains le buste de Lénine se trouvant sur son bureau et l’abattit sur la montre. Il put entendre le verre du cadran se briser, sentir l’objet plier et succomber au choc. Il reprit son souffle – le buste pesait un certain poids – et reposa son arme de fortune à sa place habituelle. Il admira la source de ses problèmes réduite à l’état de pièces détachées inutilisables.
Durant la nuit, alors qu’il était dans son lit, Zakharov put distinguer à nouveau les claquements de becs qu’il avait entendus le matin même. Ils étaient accompagnés de bruits de pas lents sur le parquet. Ils indiquaient que leur source pesait un certain poids, ce qui confirmait ce que pensait Zakharov, la créature était plus grande et massive qu’une simple cigogne. Il visualisait les longues pattes rouges se terminant par des griffes aussi tranchantes que des couteaux se posant sur le parquet. Il les sentait déjà lui arracher les yeux. Les pas provenaient de son salon, où il avait installé le bureau sur lequel gisait ce qu’il restait de la montre. Le claquement semblait être un rythme, une mélodie, un de ces chants que ces maudits Estoniens chantaient sur les vidéos que le GRU-P avait montrées à ses employés pour justifier le rapatriement d’objets anormaux se trouvant dans la zone balte à Moscou.
Les pas s’approchaient de la chambre à coucher de Zakharov qui porta sa main à son arme de service. Les claquements se faisaient plus pressants, plus forts… La porte était fermée, un oiseau ordinaire ne pourrait pas l’ouvrir. Mais il était désormais clair pour lui que cet animal n’avait rien de normal. C’était un démon, un messager funeste venu le hanter et son chant lugubre, accompagné par les chœurs d’oiseaux à sa fenêtre ne faisait que le confirmer.
Bien qu’inquiet, il se tenait prêt : il avait détruit la montre et donc, plus rien ne serait capable d’invoquer cette cigogne de malheur s’il parvenait à s’en débarrasser. Puis brusquement, alors qu’ils semblaient juste devant la porte, les claquements et les pas se turent…
Le silence n’était plus perturbé par les oiseaux à la fenêtre de la chambre. Les petits coups de becs sur la vitre, les battements d’ailes, les roucoulements, les piaillements qui semblaient reprendre la mélodie du claquement désormais muet. Zakharov sentit un liquide froid couler sur ses tempes, son estomac était noué, son cœur battait la chamade, tous ses sens étaient en alerte.
Pour la première fois de sa vie, Antonin Zakharov avait peur.
Toujours ce silence brisé par le chœur aviaire se cachant derrière les rideaux. Zakharov crut voir une ombre dans un coin de la pièce. Il avait l’impression que sa poitrine était prise dans un étau que l’on serrait. Il pointa son arme dans cette direction et de sa main libre alluma l’interrupteur.
Ce n’était que son manteau suspendu au mur. Il soupira de soulagement. Zakharov tourna la tête. À quelques centimètres de son visage le long bec de la cigogne qui se tenait à côté de son lit, reprenant son chant menaçant. Elle le fixait de ses yeux rouges sang, pointait son bec sanglant vers la gorge de Zakharov. Bien qu’armé, il était paralysé par l’effroi, il ne pouvait faire le moindre geste. Le bec rouge se trouvant à moins de deux centimètres de son cou continuait de le menacer. Il recula pour s’éloigner, mais l’oiseau monstrueux monta sur le lit et se dévoila dans toute sa grandeur. Il devait faire la taille d’homme adulte. Son regard, bien que flamboyant, dégageait une aura glaciale, plus froide que le vent de Sibérie qui pouvait s’abattre sur Moscou. La cigogne ouvrit ses ailes sombres ce qui la rendit plus grande, plus inquiétante. Zakharov sentit son courage lui échapper par tous les pores de sa peau. Il blêmit, toujours paralysé par la terreur. L’animal prit son élan et planta son bec dans la gorge de sa victime.
C’est dégoulinant de sueur que Zakharov se réveilla en hurlant. Ce n’était qu’un cauchemar ! Il s’extirpa de son lit et se précipita vers le robinet se trouvant dans sa chambre pour se rincer le visage. C’était donc cela, la peur ?
Il y eut un battement d’ailes dehors. Zakharov sursauta. Il l’avait entendu comme si l’oiseau était à l’intérieur de sa chambre. Et si en détruisant la montre, il s’était condamné ? En tout cas, il serait la dernière victime du maléfice qu’elle contenait, se rassura-t-il. Sur les nerfs, ne parvenant pas à trouver le sommeil, il se rendit dans son salon. Le cri qu’il poussa dut réveiller les voisins car il les entendit taper contre leurs murs en guise de protestation.
La montre était toujours là, intacte… des plumes noires étaient parsemées çà et là dans la pièce. Le cliquetis de l’aiguille des secondes lui rappelait de plus en plus les claquements de bec de la cigogne noire. Il était devenu source de peur, il semblait invoquer tous ces oiseaux. Pour ne plus avoir à l’entendre, il rangea la montre dans une boîte à cigare, qu’il cacha dans une armoire.
Il fallait qu’il se débarrasse de cette montre, quitte à faire appel au Diable en personne. Ces oiseaux de malheur deviendraient une épine dans le pied de la personne ou du groupe à qui il la donnerait.
Il lui fallut deux bonnes semaines, deux semaines d’insomnies et de harcèlement aviaire pour entrer en contact avec la Fondation. Il risquait sa vie, mais il préférait mourir en ayant rendu service à l’Union soviétique que comme les deux précédentes victimes de la montre. Cela faisait maintenant trois mois qu’il avait vu la cigogne pour la première fois, le printemps laissait place à l’hiver, comme 1990 avait laissé place à 1991. La rencontre devait avoir lieu en Pologne, à Poznan, zone plus ou moins neutre. Il avait trouvé étrange que cela ne se passe pas en Russie. Ces démons avaient des agents partout, y compris en territoire soviétique. Il avait obtenu l’autorisation de son supérieur de quitter le pays. Selon lui, Zakharov avait bien besoin de vacances, même si c’était plus à l’ouest. Le voyage se fit en train – hors de question de voyager par les airs, pour des raisons évidentes. C’est à la gare que le Russe vit celui qui devait être son correspondant de la Fondation.
Il s’agissait d’un grand homme en costume noir. Il portait des lunettes de soleil sur un long nez anguleux. Un détail sauta aux yeux de Zakharov : un ruban bleu, noir et blanc sur la poche avant de sa veste. Un Estonien… Un de ces menteurs sournois, un de ces traîtres ingrats, un de ces paysans chantonnants… S’il pouvait souffrir tout ce que Zakharov avait enduré, ce serait une consolation des plus agréables. Cela n’empêchait que le Russe voulait en finir le plus vite possible, l’idée d’être à proximité de cet homme plus d’un quart d’heure le répugnait. De surcroît, après ce rendez-vous, il avait prévu de rejoindre l’Ukraine et une station balnéaire sur la Mer noire.
— Antonin Zakharov, GRU-P, déclara-t-il.
L’homme leva son nez pointu de son journal et sourit. Ce n’était pas un sourire rassurant, plutôt une grimace narquoise. Zakharov entendit même un ricanement semblable à ce qu’émettaient certains de ses bourreaux à plumes.
— Mon nom ne vous importe que peu, dit l’homme d’un ton aussi sec que les claquements de bec qui hantaient le Russe depuis des mois. Nous ne voulons pas faire traîner cette entrevue, d’autant qu’au regard que vous portez aux couleurs que j’arbore, vous semblez avoir une piètre opinion de moi. Je vous rassure, je ne compte pas devenir votre ami. Vous disiez avoir en votre possession une montre qui pourrait nous intéresser. Faites-moi voir…
Zakharov tendit la montre. Avant de la saisir, l’Estonien prit une photo dans sa poche et la compara avec l’objet qu’on lui présentait. Il demanda au Russe de lui montrer l’envers du cadran.
— Vous n’avez qu’à la tenir vous-même, cracha Zakharov.
— Pour finir comme vous, Tibla ? Non merci. Faites ce que je vous dis et si je trouve ce que je cherche, je prends la montre et on en aura fini.
À contrecœur, encore plus après s’être fait insulter, le Moscovite montra à l’agent de la Fondation ce qu’il voulait. Après une dizaine de secondes à déchiffrer ce qui était inscrit sur la plaque à l’arrière du cadran, le Balte attrapa la montre et la glissa nonchalamment dans sa poche avec la photo. Zakharov avait pourtant décrit – sans trop entrer dans les détails, histoire de réserver quelques surprises à la Fondation si elle ignorait certaines choses à ce sujet – les effets anormaux de l’objet. Soit ce type était un amateur, soit de la chair à canon… Cependant, on lui avait promis une contrepartie et pas des moindres.
Alors que l’Estonien allait lui tourner le dos et partir, Zakharov l’attrapa par le bras. L’homme en costume regarda la main du Russe avec un certain dégoût.
— On m’a promis des explications, un échange d’informations, ce que vous saviez sur la montre contre celle-ci.
Le Balte articula avec mépris :
— Ôtez vos sales pattes de mon bras…
— Pas tant que je n’aurais pas entendu ce que je veux entendre. Qu’est-ce qui attire ces piafs ?
L’Estonien eut un sourire mauvais. Il se dégagea et tapota sur sa manche comme s’il la nettoyait d’une couche de poussière invisible. Il réajusta sa veste et regarda froidement Zakharov.
— D’après vous, pourquoi est-ce un Estonien qui est venu à votre rencontre ? Pourquoi j’ai pris la montre sans broncher dès que j’ai vérifié qu’il s’agissait bien de celle à laquelle je pensais ? Et surtout, pourquoi je ne relève pas vos petits oublis sur les effets de la montre, notamment au sujet de la cigogne ?
Le Moscovite resta sans voix. Son interlocuteur continua :
— C’est très simple. Depuis deux minutes, cet objet n’est plus anormal. Il a été rendu à son propriétaire légitime. Si vous voulez tout savoir, cette montre a été confisquée à mon grand-père quand il a été déporté en Sibérie. À son retour en Estonie, il a demandé à la récupérer et on lui a dit qu’elle avait été perdue. L’histoire est parvenue aux oreilles de son frère, un résistant, un des Frères de la Forêt. Mon peuple a toujours eu un lien privilégié avec la nature et certains Estoniens pratiquent encore un forme d’animisme. Mon grand-oncle a fait en sorte à ce que la montre soit gardée et protégée des voleurs jusqu’à ce qu’elle retrouve ses propriétaires légitimes. C’est tout.
— Vous n’êtes pas de la Fondation ? Vous êtes un simple militant ?
L’Estonien baissa les yeux et dit avec une pointe de tristesse :
— Non, Zakharov, je suis agent de la Fondation. Mais cette affaire me tenait particulièrement à cœur. Je n’ai jamais connu mon pays. Ma grand-mère a fui l’Estonie avec mon père alors qu’il était encore enfant. C’est un regret, mais mon fils à naître aura sûrement plus de chance que moi. Tels des oiseaux, nous chantons, nous déploierons nos ailes et nous serons libres avant la fin de l’année.
Il avait conclu cette phrase avec un sourire optimiste. Zakharov n’était pas satisfait cependant. Il avait toujours la désagréable sensation d’être suivi et observé par les oiseaux passant à travers la gare, pire, il pouvait entendre des claquements rappelant ceux de la cigogne. Se débarrasser de la montre n’avait servi à rien. Un pigeon le survola et manqua de venir s’en prendre à lui. Désormais même la présence à moins de cinq mètres d’un volatile suffisait à provoquer une crise d’angoisse. Il ne pouvait pas continuer à vivre comme ça. Il ne voulait pas finir apeuré, cloîtré chez lui à craindre le moindre roucoulement, de peur que celui-ci n’appelle la cigogne noire, de peur que même le plus petit moineau puisse lui arracher un œil. Il demanda d’une voix suppliante :
— Comment puis-je me débarrasser de ces oiseaux ?
L’homme de la Fondation hocha la tête :
— Quels oiseaux ? Ceux qui vous suivent jusque dans votre sommeil ? Ceux qui vous terrifient ? Voyons Zakharov, si des petits paysans de la Baltique ont pu vivre avec le KGB pendant des années, ce ne sont pas quelques oiseaux qui devraient vous faire peur…
Il tourna le dos et laissa Zakharov seul, au milieu de la foule. Alors qu’il s’éloignait, on pouvait entendre l’Estonien chantonner:
Usk edasi viib, taevane kiir
Saatmas on meid
Nii – on võiduni jäänud veel üks samm
Lühike samm, samm
Maa, isademaa, on püha see maa,
Mis vabaks nüüd saab
Laul, me võidulaul, kõlama see jääb
Peagi vaba eestit näed
Illustration d’Ölbaum de la Fondation SCP