Le Vigneron et sa fille

adapté librement du Diable à Yquem de B. Clavel, France

Dans la région de Bordeaux vivait un vigneron, nommé Simon, qui vivait avec sa femme, ses fils et sa fille de dix-huit ans nommée Juliette. Son métier était sa passion, il aimait sa vie dans les vignes. Malheureusement pour lui, ses ceps ne produisaient que peu de raisin. Son vin n’était pas exceptionnel, mais il n’était pas mauvais non plus, il était des plus banaux.

C’est justement sur le domaine de Simon que le Magicien passait ce jour-ci, accompagné de son fidèle félin, Étincelle. Sur le sentier, le vagabond vit Juliette porter une lourde gerbe de paille, destinée à nourrir le lapins. Immédiatement, l’enchanteur fut attiré par la beauté de la jeune fille et se précipita pour aider Juliette à porter son fardeau. Il ne fit pas attention au regard noir que son chat lui lançait. Le Magicien dit à Juliette :

– Une charmante demoiselle comme vous ne devrait pas porter une telle charge.

La jeune fille répondit en riant :

– Parce qu’une charmante demoiselle est censée être fragile et sans défense ?

La répartie de Juliette plut au sorcier qui tenta de séduire la jeune fille, sous le regard accusateur d’Étincelle :

– Bien sûr que non, mais une jeune femme comme vous mériterait tout un royaume.

– Si vous saviez le nombre d’hommes qui tentent de me séduire de cette manière…

Le Magicien s’exclama :

– Mais je ne suis pas comme tout les hommes, je pourrais véritablement vous offrir tout un royaume.

Juliette commença à perdre patience :

– Je ne suis pas intéressée !

Le vagabond continua sa cour. Si bien que Juliette s’énerva et le frappa au visage avec une ronce en martelant :

– Que ne comprenez-vous pas dans ces mots : « pas intéressée » ?

Le Magicien s’en alla vexé. Quand il retrouva son chat dans le regard duquel on pouvait deviner une lueur de moquerie, le sorcier s’agaça :

– Je sais, je me suis pris un râteau.

Le miaulement qu’Étincelle poussa ressemblait étrangement à un ricanement. Le Magicien s’assit sur un muret et grogna :

– Personne ne m’a jamais envoyé paître ainsi. Cette jeune fille mérite une bonne leçon.

Le Magicien attendit dans les vignes durant toute la nuit. Au petit matin, il vit Simon sortir de chez lui pour s’occuper de ses ceps. Le sorcier l’observa jusqu’au milieu de l’après-midi. Il claqua des doigts et son costume de mendiant se changea en une belle cape noire lisérée de fils d’or. Le Magicien se rendit vers Simon.

– Quelle chaleur ! s’exclama le vagabond.

– On a vu pire, dit calmement le vigneron.

Le Magicien prit un ton compatissant :

– C’est quand même une vie difficile.

Simon, sans détacher le regard de son travail, répondit d’un ton neutre :

– Je connais des gens qui sont bien plus malheureux que moi. Je me satisfais de ce que j’ai.

L’enchanteur ricana :

– Il y a aussi des gens qui sont plus heureux et plus riches que toi, vigneron.

Pour la première fois, Simon regarda le Magicien dans les yeux :

– Je ne pense jamais à ça. S’il y en a qui sont plus puissants ou plus riches que moi, tant mieux pour eux. Et vous, que faites-vous dans la vie ?

Souhaitant toujours conquérir Juliette, le Magicien n’allait pas se vanter d’être un conteur errant, ni d’être un sorcier capable de réduire en cendres tout le domaine. Il mentit :

– Je suis propriétaire d’un domaine dans une contrée lointaine. Je suis venu ici, car on m’a raconté que les vignerons de la région étaient les meilleurs du continent.

Simon dévisagea le Magicien. Il semblait suspicieux.

– Quel est le nom de votre domaine ? J’en ai peut-être entendu parler.

Le sorcier soupira :

– Sûrement pas, c’est un coin perdu dans les Alpes. Cependant, je cherche un chef vigneron et vous semblez parfait pour remplir cette fonction.

Le vigneron plongea dans une profonde réflexion. Le Magicien poussa son mensonge un peu plus loin :

– Malgré le peu de renom de mon domaine, je paye très bien. De plus, entre mon sens des affaires et votre talent de viticulteur, nous pourrions faire fortune !

Simon était un homme intègre et il n’était pas né de la dernière pluie. Il remarqua le chat noir aux côtés du mystérieux personnage. Il avait eu vent d’une sorte de sorcier semant la zizanie partout où il passait, et il était supposé être accompagné d’un chat noir. Cependant, on lui avait décrit le Magicien comme ayant une apparence pauvre et négligée. L’homme lui faisant face semblait vraiment riche et il était soigné. Peut-être un peu trop. Méfiant, Simon demanda :

– Comment pouvez-vous juger de mes talents de vigneron ?

Le Magicien répondit avec un geste majestueux :

– Il suffit de voir la beauté de votre vignoble, cher ami !

Cela toucha directement la fierté vigneronne de Simon. Il bomba le torse, mais constata :

– Pour juger, vous devriez goûter mon vin.

Le sorcier sourit de toutes ses dents. Il accepta de bon coeur. Il faut savoir que le Magicien, malgré son mode de vie de nomade et son apparence habituellement pauvre, était un bon vivant, appréciant toujours un bon vin ou un repas de qualité. Ils se rendirent à la demeure du vigneron, où celui-ci servit un verre de son meilleur vin au Magicien. Juliette reconnaissant l’inconnu l’ayant abordé le jour précédant monta se cacher dans sa chambre dès que son père et le sorcier franchirent le pas de la porte. Quand le Magicien goûta le vin de Simon, il dut se retenir pour ne pas le cracher : il trouvait ce vin mauvais, très mauvais. Le vagabond, qui avait goûté les meilleurs crus au fil de ses voyages, ne parvenait pas à trouver la moindre qualité à ce qu’il était en train de boire. Il feignit d’apprécier et se força à sourire en disant :

– Ce vin est un des meilleurs que j’aie jamais eu la chance de boire. Vous élevez le vin au rang d’oeuvre d’art. C’est un vrai délice, je suis sûr que même les plus puissants monarques rêveraient d’avoir votre vin sur leur table.

Simon semblait ravi, il précisa :

– De plus, il est à un prix des plus abordables !

Le Magicien déglutit et s’exclama :

– Peu m’importe le prix ! Au diable l’avarice ! Je vous achète toute la récolte à venir !

Le vigneron, heureux, remercia le mystérieux acheteur. Malheureusement pour ce dernier, il avala une gorgée de travers et eut le hoquet. Simon s’inquiéta :

– C’est mon vin qui ne passe pas ?

– Non, bien sûr que non…

– Il faut boire un verre d’une traite, ça fait passer le hoquet.

Le Magicien s’exécuta à contrecoeur. Ne voulant pas avoir à boire la moindre goutte de plus, il prétexta un rendez-vous important à Bordeaux.

Une fois l’étranger parti, Juliette sortit de sa chambre et raconta sa mésaventure de la veille à son père, lui rapportant le comportement du vagabond. Il ne faisait plus de doute pour Simon que son acheteur n’était autre que le fameux fauteur de troubles dont il avait entendu parler. Il compris également qu’il s’était fait mener par le bout du nez par le sorcier.

– Qu’il revienne me parler d’acheter ma récolte, je le recevrais à coups de fourche !

Les jours suivants, le Magicien resta sur le domaine de Simon, observant le vigneron et sa famille, caché dans un bosquet. Il déposa quelques fois des roses à l’adresse de Juliette, mais la jeune fille se contentait de les lancer dans la cheminée, au grand dam du sorcier. Le Magicien avait concocté un plan qu’il pensait infaillible : il comptait ruiner Simon et ensuite lui proposer un domaine en échange de la main de Juliette. Quand il exposa son plan à son chat, celui-ci lui tourna le dos. Étincelle n’avait pas l’air très heureux de la tournure des événements et chaque rose envoyée par son maître brûlant dans l’âtre de la maison du vigneron lui arrachait un miaulement satisfait. Malgré le désaccord évident de son compagnon de route à quatre pattes, le Magicien s’obstina.

Il resta caché à divers endroits sur le domaine durant tout l’été. Ce fut quand Simon sortit pour préparer les vendanges que le Magicien décida de passer à l’action ; il claqua des doigts et une violente tempête s’abattit sur le domaine. Quelques heures plus tard, le sorcier changea l’orage en canicule, puis ce fut le tour du brouillard, puis à nouveau la pluie. Le Magicien fit en sorte que le raisin pourrisse au gré des caprices qu’il imposait à la météo.

Simon était dépité, d’autant que le mauvais temps semblait frapper uniquement son domaine. Il ne se démonta pas pour autant, profitant de chaque seconde d’éclaircie pour récolter le raisin :

– Cet homme en noir s’est engagé à acheter cette récolte. Il n’a jamais été question de qualité.

Dans son coin, le Magicien ricanait :

– Il n’arrivera jamais à faire du vin avec un raisin ayant subi les éléments de cette façon.

Les vendanges durèrent trois semaines, malgré les éléments rendus fous par le vagabond. Quand il voulait quelque chose, rien n’arrêtait le Magicien. Simon fit presser le raisin, mit le vin en cuve et patienta. Quand vint le moment de la dégustation, quelle ne fut pas la surprise du vigneron et de sa famille devant le résultat : le vin n’était pas bon… il était d’une qualité rare et exquise !

On fit goûter le vin aux voisins, aux autres vignerons de la région. Jusqu’à Bordeaux, où le Magicien avait élu domicile en attendant de passer à la phase suivante de son plan, lassé de dormir dans les buissons ou dans une remise, on parlait du vin merveilleux résultant de la récolte de Simon. Surpris, le Magicien marmonnait :

– J’ai acheté cette récolte avant les vendanges, en théorie ce vin me revient de droit !

Il débarqua bruyamment sur le domaine de Simon, frustré que son plan ait échoué. Mais à peine fut-il en vue de la maison du vigneron, celui-ci et sa famille, ainsi que quelques voisins qui étaient venus goûter le fameux vin se jetèrent sur le Magicien et le ligotèrent. Face au nombre, le vagabond ne put rien faire. Il se retrouva prisonnier. Pour ne plus avoir à entendre parler du turbulent étranger, Simon et ses voisins le lancèrent dans la rivière courant autour du domaine.

On n’entendit plus parler du Magicien dans cette région, en revanche Simon fit fortune. Son vin devint célèbre à travers toute l’Europe et fut servi aux tables les plus prestigieuses. On disait que seule la magie pouvait produire un vin si merveilleux. Quand on lui disait ça, Simon se contentait de répondre :

– Si vous saviez !